KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Hugo nominees 2019: short stories

nouvelles de Fantasy et de Science-Fiction en version originale

chronique par Pascal J. Thomas, 2020

Chaque année, les conventions “mondiales” (surtout américaines) de SF mettent à disposition de leurs membres les finalistes des prix Hugo sous forme électronique (là où les conventions françaises distribuent un livret présentant la sélection de textes courts).(1) Inscrit à celle de 2019, j'ai donc téléchargé un paquet de nouvelles, récits et romans publiés en 2018, et entrepris de me mettre à jour. Et commencé par le plus court : les short stories, des nouvelles dont la longueur ne doit pas outrepasser 7 500 mots. Voici la liste des heureux finalistes :

  • "the Tale of the three beautiful Raptor sisters, and the prince who was made of meat", Brooke Bolander, Uncanny ;
  • "the Secret lives of the nine negro teeth of George Washington", Phenderson Djèlí Clark, Fireside ;
  • "STET", Sarah Gailey, Fireside ;
  • "a Witch's guide to escape: a practical compendium of portal fantasies", Alix E. Harrow, Apex ;
  • "the Rose MacGregor Drinking and Admiration Society", T. Kingfisher, Uncanny ;
  • "the Court magician", Sarah Pinsker, Lightspeed.

Première remarque : la publication de SF et de Fantasy sous forme courte évolue vite. Par rapport aux dinosaures du domaine (les revues Asimov's, Fantasy & Science Fiction, ou même Tor.com, le site lié à l'éditeur bien connu…), toutes les publications ci-dessus sont de nouvelles venues, récemment encore considérées comme semi-professionnelles ; et disponibles en ligne, souvent seulement sous forme électronique. Le fait qu'on puisse habituellement lire gratuitement leur contenu a sans doute aidé à la renommée des récits publiés, et a pu les avantager pour ce qui est de figurer dans la liste ci-dessus.

La liste possède une autre caractéristique remarquable au regard de la longue histoire du genre : pas de “mâles blancs” ! Le seul homme du lot, Phenderson Djèlí Clark, se rachète ;-) en étant noir. Il faut se souvenir que vers 2014, une campagne avait été lancée par un groupe qui se faisait appeler Sad Puppies, pour influencer par des votes bloqués le processus de nomination des Hugos. Motif proclamé : soutenir une SF plus classique, plus distrayante, et aussi très vite — avec l'infiltration de la campagne par l'extrême droite rameutée par des forums comme 4chan — se plaindre de la domination ressentie des autrices et des “minorités” au sein des finalistes du prix.(2) Le soufflé est retombé, mais la tentative a suscité des réactions à juste titre indignées, et a pu par réaction des votants accentuer la situation qu'elle prétendait dénoncer. Mais ne serait-il pas naturel de se lancer dans une littérature longtemps considérée comme marginale quand on appartient soi-même à des groupes qui ont aussi un historique de marginalité ? Assistons-nous à un renouvellement radical de la démographie des auteurs de SF (et non seulement des finalistes des prix) ?

Gare, là encore, la catégorie short stories n'est pas la plus représentative de ce qui se produit en SF et Fantasy. Et le vote des fans pour le Hugo présente la distorsion mentionnée plus haut : il privilégie les sources gratuites. J'ai consulté deux de celles-ci, Uncanny et Fireside. Sur les trois premières pages du site de cette dernière tel que consulté le 27 février 2020, on trouve des liens pour 20 nouvelles, dont 14 par des femmes et 6 par des hommes — précisons que certains des auteurs n'aiment pas être rangés dans ces catégories, et emploient pour parler d'eux à la troisième personne des pronoms pluriels, qui en anglais ne sont pas genrés. Pour le dernier numéro en date d'Uncanny, le 32, nous trouvons 4 femmes et 2 hommes. Détail amusant, lesdits hommes se cachent derrière un prénom ambigu (Alex) et des initiales (C.L.) — à la manière des autrices des années 1940. La plupart des auteurs-hommes ne sont pas non plus blancs : il y a de façon générale une remarquable diversité dans la provenance des auteurs. La sélection pour les Hugos ne fait donc que refléter, et peut-être légèrement accentuer, la présence sur certains lieux de publication de toute une génération d'écrivains dynamique, et à la provenance démographique bien plus diverse qu'il y a cinquante ans.

Venons-en quand même aux textes finalistes ! Il s'agit de Fantasy, à une écrasante majorité (cinq sur six), et souvent de textes humoristiques, et en tout cas décalés. Signe de l'âge du genre, désormais assez installé pour autoriser toutes sortes de textes à références — signal d'alerte aussi, car la domination de tels textes à références, pour distrayants qu'ils soient, peut faire craindre un épuisement des thématiques de base.

Ainsi Kingfisher met-il en scène une conversation de pub entre créatures magiques, ordinairement décrites comme d'imparables séducteurs, qui se sont tous cassé les dents sur Rose, une femme humaine sous le charme de laquelle ils sont tombés. Tandis que Bolander prend le parti des dragons — pardon, des dinosaures, qui sont en passe de devenir les nounours de notre ère — pour raconter l'histoire d'une princesse qui se révolte contre son prince, à la crétinerie de dimension trumpienne. Heureusement que la princesse est une sorcière. Comme la hardie bibliothécaire de Harrow, qui finit par rendre littéral le potentiel d'évasion de la Fantasy, proposée à un ado noir que, on le devine, le système scolaire avait injustement écarté. Qu'on ne se méprenne pas : j'aime les bébés dinosaures,(3) la bière et les bibliothécaires autant que tout un chacun ; et je n'ai rien contre les retournements féministes des conventions sociales. Mais je voudrais quelquefois lire des récits qui puissent me prendre aux tripes, et côté féminisme, je ne vois rien ici qui arrive à la cheville de la veine utopique/dystopique d'Ursula K. Le Guin et ses successeuses (Vonda N. McIntyre, Joanne Russ, Suzie McKee Charnas…). Reconnaissons toutefois, au crédit des autrices d'aujourd'hui, que la forme courte se prête mieux à l'anecdote qu'à la construction de sociétés imaginaires.

Le ton de Pinsker est un peu plus grave : devenir magicien de la Cour peut sembler une notable promotion sociale, mais quand chaque sort jeté se traduit par la perte d'une partie de soi-même, on se dit que le prix à payer est excessif. Je n'ai pas eu l'impression que cette parabole sur le poids du pouvoir (à tous les sens du terme) était très originale, mais qui sait ?

Djèlí Clark a eu plus de buzz, et son sujet est certes original. Au xviiie siècle, l'art de la prothèse dentaire n'était pas aussi développé qu'aujourd'hui, et on installait dans les mâchoires, quand il en fallait, des dents arrachées à des quidams en bonne santé, mais pressés par le besoin financier. Ou à des esclaves, qui n'avaient pas le choix. La nouvelle utilise ce point de départ bien réel pour conter la vie de neuf Noirs à qui on a prélevé des dents pour l'usage de George Washington. Cela se passe dans un monde parallèle où la magie est réelle — sans qu'on en voie l'impact sur la marche du monde, ce qui réduit l'intérêt de la chose. Et les neuf mini-biographies peinent à se combiner pour constituer un récit, à mon sens.

Il en va autrement dans le récit de Gailey. STET est une marque de typographie (américaine) qui indique qu'un passage qu'un correcteur a voulu rayer ou modifier doit être rétabli dans sa formulation originale. La nouvelle a pour sujet les problèmes éthiques engendrés par les voitures autonomes, mais son cœur tragique se dévoile au travers d'une série d'échanges en notes de bas de page à propos d'un article scientifique. J'ai trouvé cela excellent, même si la surprise est vite éventée. Cependant, vous me connaissez : j'ai un faible pour la SF, et ce texte était le seul dans la sélection.

Conclusion : je manque d'enthousiasme pour ce que cet échantillon laisse entrevoir de l'imaginaire étatsunien d'aujourd'hui, tout en gardant mes espoirs en ce qui concerne les textes de plus grande longueur, les novelettes que nous abordons ensuite.


  1. Dont j'ai chroniqué les années 2013, 2015, 2016, 2017, 2018 & 2019.
  2. Cf. "Hold up sur le Hugo", mon éditorial du KWS de mai 2015.
  3. Vous pouvez pour vous en convaincre visiter <https://www.canalsud.net/>.

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