KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Hold up sur le Hugo

éditorial à KWS 75, mai 2015

par Pascal J. Thomas

Il y a bien des années que je ne prête plus l'attention qu'il faudrait à l'actualité de la SF. Mais j'ai des souvenirs précis de l'époque où je la suivais avec passion, et où j'étais incollable sur l'organisation du fandom américain, ses conventions, son prix Hugo. Aujourd'hui, les réseaux sociaux me remettent en contact par intermittence avec ce milieu, que j'apprécie toujours, et m'apporte de tristes nouvelles du prix en question.

Depuis trois ans, un groupe qui s'est baptisé “Sad Puppies” a entrepris de faire campagne pour influencer le prix, qu'ils voient comme exagérément littéraire, et terriblement politisé à gauche. Enfin, expliquons-nous : les œuvres récompensées ont le tort de ne plus être de la vraie SF, celle où quand il y avait un vaisseau spatial sur la couverture, il y en avait dans l'histoire, et de la bagarre, et les humains gagnaient contre les méchants extraterrestres — parce que sinon on trompe le public en lui faisant ingérer de la littérature nombriliste et déprimante, n'est-ce pas… Et puis une sombre cabale, menée par ces fichus gauchistes de chez… Tor Books (oui), s'arrange pour que soient récompensés tout un paquet d'auteurs asiatiques, ou des femmes, voire des homosexuels et des Nègres, rendez-vous compte.

Cela ne pouvait plus durer, et donc les Sad Puppies, avec un succès limité, ont proposé sur leur site web à ceux qui sont d'accord avec eux d'élargir la base électorale du prix Hugo en prenant des inscriptions par correspondance (supporting memberships) aux conventions mondiales (worldcons), ce qui pourrait être une louable intention ; et de voter pour une liste proposée par le groupe, ce qui a le potentiel de vicier gravement le prix : lors du premier tour, les votants doivent proposer cinq œuvres (parmi des centaines) dans chaque catégorie, et leurs votes sont nécessairement très dispersés. Une cabale de quelques dizaines de personnes, qui envoient toutes les mêmes choix, suffit à prendre le contrôle du premier tour et à éliminer des œuvres qui auraient bénéficié d'un consensus beaucoup plus large.

Sad Puppies n'y était pas arrivé en 2013 et 2014 mais, en 2015, ils ont été rejoints et dépassés par les Rabid Puppies, un groupe encore plus radical qui a repris et complété leur liste de recommandations, et à peu près trusté les listes de finalistes (nominees) du prix Hugo 2015. Les Rabid Puppies se réduisent en fait à Vox Day, personnage ahurissant dont les opinions sortent du champ du politique pour entrer dans celui de la psychiatrie. Il se trouve qu'il édite des anthologies de SF, et quelques romans (pour la plupart chez sa propre micro-maison d'édition, Castalia House, dont le siège est en Finlande !). Il est connu pour des prises de positions… tranchées, comme l'opinion selon laquelle les femmes américaines ont beaucoup perdu en obtenant le droit de voter et d'exercer des professions d'homme. C'est le genre de chrétien américain dont on se dit qu'il a raté une belle carrière dans les rangs de Daech. Vox Day a enrôlé dans sa croisade un certain nombre des internautes qui se sont regroupés l'été dernier derrière le mot-dièse Gamergate : disons pour faire court qu'il s'agit d'amateurs mâles qui n'apprécient pas quelques créatrices et chroniqueuses de jeux, opposées au point de vue macho qui domine dans cette industrie ; lesdits gamers considérant comme normal d'insulter publiquement ces femmes, et de révéler leurs coordonnées personnelles, les exposant à de très sérieuses menaces de violence.

Résultat des courses : vue l'ambiance délétère de campagne politisée qui plane sur le prix, un certain nombre des finalistes de cette année ont préféré se retirer (quand ils l'ont fait assez tôt, cela a permis à d'autres de prendre leur place, quand ils l'ont fait trop tard, ils se contentent d'appeler les votants à ne pas les choisir). Parmi les finalistes qui ont choisi de rester, on trouve John C. Wright, représenté de façon étonnante par cinq œuvres : trois novellas, une nouvelle et un ouvrage de non-fiction. (Vox Day n'a pas beaucoup de copains, ou pas beaucoup d'imagination, ou le fait de ne recommander que des œuvres qu'il a lui-même publiées limite ses choix). Du coup, je suis allé consulter le blog de M. Wright, qui est assez édifiant. À tous les sens du terme, en fait. Wright a connu il y a quelques années une conversion radicale au catholicisme, semble être convaincu qu'il a bénéficié d'un miracle, mais n'a pas vraiment intégré l'amour du prochain dans son catéchisme personnel.

J'ignorais tout de cet aspect de la personnalité de John C. Wright quand j'ai lu (pendant l'été 2014) Null-A continuum, son pastiche d'A.E. van Vogt chroniqué dans ces pages. L'œuvre n'est pas l'homme, et tout ça. Je dois quand même confesser… euh, je dois quand même avouer que j'aurai du mal à me replonger dans un autre livre de lui. Gene Wolfe est un catholique convaincu, mais c'est aussi quelqu'un de toujours courtois et raisonnable. Philip K. Dick avait connu une expérience mystique et se baladait une croix autour du cou (et pas seulement pour des raisons esthétiques), mais cela ne l'empêchait pas d'avoir des doutes, et beaucoup d'humour. Et leurs œuvres, quand elles touchent à la religion, en donnent des images suffisamment fantasmées et ambiguës pour être toujours intéressantes. John C. Wright, lui, pétri de certitudes étonnantes, semble ne plus vivre dans le même univers que la plupart d'entre nous, ce qui peut être gênant.

En ce qui concerne le prix Hugo, beaucoup de gens raisonnables s'apprêtent à voter “Pas de Prix”, ou à placer “Pas de Prix” dans leurs choix devant toutes les œuvres recommandées par les Puppies, tristes ou enragés. Il est clair d'ores et déjà que les prix, s'ils sont attribués, n'auront pas cette année la signification et le lustre qu'ils ont pu avoir (un auteur s'est déjà retiré de la cérémonie de présentation, et je parie que le maître de cérémonies de cette année, David Gerrold, qui n'est pas connu pour son goût pour le sexe opposé, fera le job sans grand plaisir s'il doit donner des fusées aux candidats des Puppies). Vox Day a déclaré que si ses favoris ne gagnaient pas cette année, il s'assurerait que “Pas de Prix” gagnerait pour toutes les années à venir ― une menace sans doute creuse car il est plus difficile de peser sur le deuxième tour que sur le premier ; mais qui assure que la polémique ne mourra pas, et que le mieux qu'on puisse espérer est que d'autres lobbies se créeront pour s'opposer aux Chiots Enragés, avec pour effet de politiser totalement le prix et de lui faire perdre son rôle de représentant du goût d'un certain public de connaisseurs passionnés.

Vous pouvez en apprendre plus sur l'affaire en cherchant un peu sur l'internet : quand je tape hugo award sur Google désormais, il me le complète par controversy. Je vous recommande la lecture du blog de George R.R. Martin, qui a consacré beaucoup de pages à la chose, et si vous voulez du détail technique, le webzine File 770 (que j'ai connu ronéoté il y a trente ans). Mais ― et c'est le seul aspect qu'on puisse considérer comme positif dans cette affaire ― des media beaucoup plus tous-publics se sont penchés sur l'affaire, et vous trouverez des articles vous en expliquant les tenants et les aboutissants dans Slate, io9, the New republic et même the Guardian. La SF a conquis les media !

En attendant, KWS vit caché, sous le radar, et heureux. Mais radar rime avec retard, et si ce numéro est si gros, c'est qu'il est lamentablement en retard, à cause des mauvais choix exercés par son rédacteur en chef, qui a trop privilégié sa vie professionnelle. Le travail est une drogue, demain j'arrête, promis.

Hush, Puppies! : un épilogue de septembre 2015

Les prix Hugo 2015 (concernant les œuvres parues en 2014) ont été annoncés à la convention mondiale de Spokane, le samedi 22 août. Vous vous souviendrez (cf. ci-dessus) que dans de nombreuses catégories, la plupart (voire tous) les finalistes étaient tirés d'une liste votée en bloc par les partisans des “Sad Puppies” (ou des “Rabid Puppies”, qui avaient presque les mêmes listes) qui défendaient explicitement des vues conservatrices tant au niveau littéraire que politique. Une controverse s'en était suivie.

Le résultat du vote est clair : dans toutes les catégories (sauf Dramatic Presentation, long form, en clair, les films), les votants ont placé le choix No Award, celui consistant à ne pas décerner le prix pour l'année en question, devant tous les candidats recommandés par les chiots. Corollaire, il n'y aura pas de prix Hugo cette année dans les catégories Novella (long récit), Short Story (nouvelle, courte), Related Work (ouvrages sur le genre, en général), Editor, long form (directeur de collection) et Editor, short form (rédacteur en chef de revue ou anthologiste). C'est peut-être injuste pour les personnes concernées qui avaient été soutenues par les Puppies sans l'avoir demandé, mais il n'y avait sans doute pas d'autre choix. Les gagnants dans les catégories Novelette (nouvelle, longue), Fanzine et Fan Writer (écrivain fan) le sont, en un sens, par défaut, dans la mesure où tous leurs concurrents figuraient dans les recommandations de vote des Puppies ; il n'y a que dans la catégorie Novel (roman), celle qui réunit traditionnellement le plus de votants, que trois œuvres non-Puppies se disputaient les suffrages. Finalement, en ce qui concerne les films, Guardians of the Galaxy, recommandé par les Puppies, a été jugé acceptable par une majorité des votants.

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