Épigraphe par Jorge Luis Borges, Orson Scott Card, Hal Draper, Claude Duneton, E.M. Forster, Anatole France, Michel Jeury, Paul Otlet & Paul Valéry

Orson Scott Card : l'Originiste (the Originist, 1989)

les Fils de Fondation (anthologie sous la responsabilité de Martin H. Greenberg ; France › Paris : Presses de la Cité, mars 1993), p. 405-406

Quand l'index fut terminé, Deet emmena Leyel à la bibliothèque en partant le matin. Elle ne le conduisit pas chez les indexeurs mais l'installa dans une salle de recherches privée tapissée de vids — à ceci près qu'au lieu de créer l'illusion de fenêtres donnant sur l'extérieur, les écrans occupaient les murs du sol au plafond, de sorte qu'il avait l'impression d'être sur un pinacle, au-dessus du paysage, sans murs ni même une simple balustrade pour l'empêcher de tomber. Il était pris de vertige quand il regardait autour de lui — seule la porte brisait l'illusion. Un moment, il envisagea de demander une autre pièce mais il pensa à l'Index et se dit qu'il travaillerait peut-être mieux si lui aussi se sentait un peu en déséquilibre.

D'abord, le travail des indexeurs lui parut évident. Il fit apparaître la première page de sa liste de questions sur le lecteur et commença à lire. L'appareil suivait le mouvement de ses pupilles, et chaque fois qu'il arrêtait son regard sur un mot, d'autres références surgissaient dans l'espace à côté de la page qu'il lisait. Il jetait alors un coup d'œil à l'une des références. Quand elle était patente ou sans intérêt, il passait à la suivante et la première s'écartait, tout en restant disponible s'il changeait d'avis.

Si une référence l'intéressait, elle s'élargissait — quand il arrivait à la dernière ligne de la partie affichée — à une pleine page et venait se mettre devant le texte principal. Puis, si ce nouveau matériau avait été indexé, il donnait lieu à de nouvelles références, et ainsi de suite, ce qui l'éloignait de plus en plus du document originel jusqu'à ce qu'il décide de revenir en arrière et de reprendre là où il en était resté.

Jusque-là, c'était ce qu'on pouvait attendre de n'importe quel index. Ce fut seulement en progressant dans la lecture de ses propres questions qu'il commença à en percevoir la bizarrerie. Généralement, les références d'un index étaient liées à des mots importants, si bien que lorsqu'on désirait marquer une pause pour réfléchir sans faire apparaître toute une série de références dont on n'avait que faire, il suffisait de garder le regard sur un passage de mots creux, de phrases vides telles que "les choses étant ce qu'elles sont"… Tous ceux qui avaient l'habitude de lire des ouvrages indexés apprenaient rapidement ce truc, qu'ils utilisaient jusqu'à ce qu'il devienne automatique.

Mais lorsque Leyel s'arrêtait sur ces phrases vides, des références continuaient à apparaître quand même. Et au lieu d'avoir un rapport clair avec le texte, elles étaient parfois perverses, comiques ou critiques. Il s'arrêta par exemple au milieu de son argumentation visant à démontrer que la recherche archéologique d'une “primitivité” était inutile pour la recherche des origines car toutes les cultures “primitives” représentaient un déclin par rapport à une culture phare. Il avait écrit : « Tout ce “primitivisme” n'est utile que parce qu'il prédit ce que nous risquons de devenir si nous ne veillons pas à préserver nos liens fragiles avec la civilisation. ». Par habitude, son regard se porta sur les mots "que nous risquons de devenir si", que personne n'aurait jamais eu l'idée d'indexer.

Pourtant, on l'avait fait.

Michel Jeury : l'Or des rayons (1987)

l'Or des rayons (anthologie sous la responsabilité de Monique Douan ; France › Lille : Andromède, [1987], p. 30 & 39-40

Maud créait pour les lecteurs de la bibliothèque municipale des “objets de lecture” sur mesure, à partir des mixes de base du biblio-réseau et de ses propres mixes. Chacun de ses produits ne servait en principe qu'une seule fois ; mais l'ordinateur les gardait tous en mémoire et ils s'ajoutaient donc au fonds commun des bibliothèques, régies en Europe par la loi du 31 décembre 2015. N'importe quel opérateur rationnel pro pouvait les consulter et les utiliser, moyennant une redevance étudiée, si bien que la différence entre mix de base et mix final devenait de plus en plus théorique.

[…]

Cette fois, l'homme gris et un peu voûté semblait pressé de se séparer du volume qu'il venait recharger. Maud prit le livre rationnel de la main droite, tout en promenant les doigts de sa main gauche sur le damier de son Squirrel. Elle vérifia le titre d'un coup d'œil : les Rayons d'or. Puis elle appela les références de la mémoire spéciale. C'était la vingt-sixième version d'un mix de base, intitulé Neige de feu, de Mason Stories. En avant pour la vingt-septième ! se dit-elle avec un sourire joyeux. Décidément, elle aimait son métier.

Lucas Thomson hocha la tête d'un air réjoui.

« Vous savez exactement ce qui me convient comme histoire. Tenez, la scène principale se passe au coucher du soleil. Je reconnais que j'adore ça : je voudrais le garder et même… si vous pouviez me le développer un peu, ça serait bien. Mais j'aimerais que vous me changiez pas mal l'héroïne. Elle est hôtesse de l'air : je trouve que ça fait un peu moderne. Je l'aimerais mieux jeune fille sans profession et heu… sans expérience. Ou alors, juste une expérience pas trop réussie. Vous voyez ce que je veux dire ? »

Maud approuva d'un signe en pianotant à toute vitesse sur son damier.

« Je voudrais qu'il y ait aussi un type avec un métier d'autrefois, boucher, meunier, forgeron… Oui, un forgeron-maréchal-ferrant… vous voyez… pour ferrer les chevaux ? Et des chevaux naturellement. Le maréchal-ferrant pourrait donner des leçons d'équitation à la jeune fille sur un gros cheval de trait. Vous ne trouvez pas ça drôle, madame Maud ? »

Maud notait les remarques du lecteur, les unes après les autres. Elle acquiesça à la dernière d'un petit rire appréciateur. Puis elle leva la tête d'un air attentif, montrant qu'elle attendait la suite. Lucas Thomson eut un soupir un peu mélancolique.

« Pour l'endroit, j'en ai assez de l'Amérique, mais je ne sais pas trop que prendre. Je vous fais confiance, hein, vous savez tellement bien ce que j'aime. L'époque, heu, je voudrais reculer un peu… cinquante ans, non, plutôt vingt-cinq… vingt-cinq, trente ans, vous voyez ? »

Maud voyait très bien.

Un quart d'heure plus tard, Lucas Thomson reportait avec un nouveau livre sous le bras. Le titre était l'inversion du précédent : l'Or des rayons.

Claude Duneton : avant-propos à la Puce à l'oreille (1978)

la Puce à l'oreille (France › Paris : Stock, premier trimestre 1979 (27 décembre 1978)), p. 18-19

Prenons l'expression, bizarre si l'on y réfléchit : "griller un feu rouge" — absurde même, si l'on s'en tient au sens strict des mots. Elle est venue spontanément dans le langage contemporain par jeu sur "brûler un feu rouge", lequel est construit sur "brûler un arrêt", par analogie avec "brûler l'étape", lui-même construit sans doute à partir de "brûler le pavé", signe de grande hâte qui prend son image dans les étincelles très réelles produites par les sabots d'un cheval au galop ou les roues ferrées d'un carrosse sur une route pavée… À moins que les armées n'aient autrefois réellement brûlé les fourrages abandonnés, au cours d'une retraite précipitée, sur les lieux où elles auraient dû camper !

Supposons que les feux tricolores de nos carrefours soient prochainement supprimés, et remplacés par un système tout autre, plus électronique et plus efficace, par exemple un dispositif qui arrêterait automatiquement les voitures… Les feux rouge, orange et vert seraient rapidement oubliés en une génération ou deux, comme nous avons déjà oublié qu'il n'y a pas si longtemps ils n'étaient pas automatiques et qu'un agent de la circulation “donnait” réellement le “feu vert”, en appuyant sur un bouton.

Admettons maintenant, par pure fantaisie, que dans cinq ou six cents ans on parle encore le français, et que l'expression "griller un feu rouge" soit demeurée dans la langue, avec le sens qu'elle aurait pris après nous de "mourir de mort violente". Évolution, n'est-ce pas, tout à fait plausible !‥ On aurait par exemple le communiqué suivant dans la presse écrite ou parlée : « M. Antoine Ployé, le superchairmane de l'omnihameau de Malepente, a été attaqué la nuit dernière, chez lui, par des hommes armés. Après une brève altercation dont nous ignorons le topique, il a rapidement grillé un feu rouge sous les coups de ses agresseurs. ».

On voit d'ici l'embarras des commentateurs langagiers ! L'explication la plus courante de cette façon de parler serait qu'« autrefois on torturait les gens sur des grils rougis et qu'ils en mourraient ». Certains, épris de logique, feraient remarquer que l'expression avait dû être "griller sur un feu rouge". Comme on dirait également "griller son feu rouge", d'autres soutiendraient que c'est là l'expression originale, et la rapporteraient à l'antique coutume de donner une cigarette aux condamnés à mort, citant la vieille formule, dûment attestée : "griller sa dernière cigarette", d'où "son feu rouge", etc.

Mais un autre groupe de chercheurs soutiendrait qu'évidemment ce ne sont là que brides à veaux, et qu'il faut naturellement se reporter à l'habitude qu'avaient les anciens de placer des cierges auprès des cercueils, et que lorsque le défunt avait succombé à une mort aussi soudaine que violente on faisait brûler des cierges rouges, symboles du sang versé, d'où l'expression !

Pourtant, un jour, un jeune savant très ingénieux détruirait d'un coup toutes ces prétendues explications. Il serait tombé par hasard, dans un roman policier archaïque, sur l'expression "griller la politesse". Il établirait l'équation : feu rouge égale politesse, parce que autrefois « on fixait une lampe rouge à l'arrière des véhicules, par politesse, pour indiquer qu'on s'en allait ». Ainsi la locution "griller un feu rouge" a d'abord signifié "partir", peut-être précipitamment, puis mourir en voyage au cours d'un accident — sous l'influence de "partir pour son dernier voyage" — sens qu'elle avait déjà au xxiiie siècle. Par extension elle s'est appliquée à toutes formes de morts violentes.

On peut imaginer que "donner le feu vert" ayant également survécu, on le rapporterait à la tradition copieusement attestée de la flamme olympique qui donnait le départ des jeux, qu'à une certaine époque cette flamme était verte, et que tout est bien clair ainsi.

Hal Draper : MS fnd in a Lbry or the Day civilization collapsed (1961)

the Magazine of fantasy and science fiction, vol. 21/6, #127, December 1961, p. 78-79. Inédit en français

Nous devons maintenant en venir à des événements qui ont été délibérément passés sous silence jusqu'ici pour des raisons de simplicité, mais qui se sont déroulés parallèlement au rapetissement de l'Egm.

D'une part, comme nous le savons parfaitement, on ne pouvait accéder à l'Egm dans son nouveau système de stockage que par activation des quanta décentrés, piézés, etc., au moyen d'un code chiffré organisé en index. Ledit index se devait manifestement de rester représentatif et donc macroscopique, sinon un autre code chiffré aurait été nécessaire pour l'activer lui aussi. C'est du moins ainsi que l'on envisageait les choses.

D'autre part, une méthode avait été mise sur pied, dont même les anciens avaient eu le pressentiment. Selon une tradition dont Kchv a retrouvé la trace chez des primitifs qui peuplaient les marais lointains de Los Angeles, tout commença par la réalisation par un antique sage d'un Lvr paléo-littéraire intitulé Index des index (ou Ix d Ix), une forme d'I2 archaïque. À l'époque des supermicro-ordinateurs, il y avait déjà plusieurs Index des Index des Index (I3), et le travail avait déjà commencé sur un I4.

En ces temps innocents, le problème n'était pas encore aigu. Plus tard, les groupes d'Index furent organisés en Fichiers, et les Fichiers en Catalogues, de telle manière que, par exemple, C3F5I4 signifiait que vous désiriez un Index des Index des Index des Index à trouver dans un certain Fichier des Fichiers des Fichiers des Fichiers des Fichiers, lui-même contenu dans le Catalogue des Catalogues des Catalogues. Bien sûr, la numérotation effective était beaucoup plus élevée. Cette structure crût de manière exponentielle. Le cursus scolaire consistait alors uniquement en l'apprentissage de l'accès à l'Egm, pour être en mesure de pouvoir consulter les connaissances qu'il contenait en cas de besoin. Ce qui a été parfaitement décrit dans un célèbre discours de Jzbl aux diplômés de l'université centrale de Saturne, lorsqu'il dit qu'il était particulièrement fier que dorénavant plus personne ne sache quoi que ce soit mais que tout le monde soit capable de trouver n'importe quelle information.

Jorge Luis Borges : la Bibliothèque de Babel (la Biblioteca de Babel, 1941)

Lettres françaises, nº 14, 1er octobre 1944, p. 22-23, 24-25 & 25-26

Ces exemples permirent à un bibliothécaire de génie de découvrir la loi fondamentale de la Bibliothèque. Ce penseur observa que tous les livres, quelque divers qu'ils soient, comportent des éléments égaux : l'espace, le point, la virgule, les vingt-deux lettres de l'alphabet. Il fit également état d'un fait que tous les voyageurs ont confirmé : il n'y a pas, dans la vaste Bibliothèque, deux livres identiques. De ces prémisses incontroversables il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c'est-à-dire tout ce qu'il est possible d'exprimer, dans toutes les langues. Tout : l'histoire minutieuse de l'avenir, les autobiographies des archanges, le catalogue fidèle de la Bibliothèque, des milliers et des milliers de catalogues mensongers, la démonstration de la fausseté de ces catalogues, la démonstration de la fausseté du catalogue véritable, l'évangile gnostique de Basilide, le commentaire de cet évangile, le commentaire du commentaire de cet évangile, le récit véridique de ta mort, la traduction de chaque livre en toutes les langues, les interpolations de chaque livre dans tous les livres ; le traité que Beda ne put écrire — et n'écrivit pas — sur la mythologie des Saxons, ainsi que les livres perdus de Tacite.

[…]

Sur quelque étagère de quelque hexagone, raisonnait-on, il doit exister un livre qui est la clef et le résumé parfait de tous les autres : il y a un bibliothécaire qui prit connaissance de ce livre et qui est semblable à un dieu. Dans la langue de cette zone persistent encore des traces du culte voué à ce lointain fonctionnaire. Beaucoup de pèlerinages s'organisèrent à sa recherche, qui un siècle durant battirent vainement les plus divers horizons. Comment localiser le vénérable et secret hexagone qui l'abritait ? Quelqu'un proposa une méthode régressive : pour localiser le livre A, on consulterait au préalable le livre B qui indiquerait la place de A ; pour localiser le livre B, on consulterait au préalable le livre C, et ainsi jusqu'à l'infini…

[…]

Je ne puis combiner une série de caractères, par exemple "dhcmrlchtdj", que la divine Bibliothèque n'ait déjà prévue, et qui dans quelqu'une de ses langues secrètes ne renferme une signification terrible. Personne ne peut articuler une syllabe qui ne soit pleine de tendresses et de terreurs, qui ne soit dans l'un de ces langages le nom puissant d'un dieu. Parler, c'est tomber dans la tautologie. Cette inutile et prolixe épître que j'écris existe déjà dans l'un des trente volumes des cinq étagères de l'un des innombrables hexagones — et sa réfutation aussi. (Un nombre n de langages possibles se sert du même vocabulaire ; dans tel ou tel lexique, le symbole "Bibliothèque" recevra la définition correcte "système universel et permanent de galeries hexagonales", mais "Bibliothèque" signifiera "pain" ou "pyramide", ou toute autre chose, les sept mots de la définition ayant un autre sens. Toi, qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue ?)

Paul Otlet : les Problèmes de la documentation (1934)

Traité de documentation › le livre sur le livre, théorie et pratique (Belgique › Bruxelles : Palais mondial, 1934), p. 428

5. Synthèse bibliologique.
52. Les problèmes de la documentation.
521. Problèmes proches.

Il y a les problèmes anciens et les problèmes nouveaux. Les problèmes des Bibliothèques et des Collections, celui de la Bibliographie et de la Catalographie, sont théoriquement résolus. Méthodes et organisation ont été arrêtées : seule l'application est en retard. Les nouveaux problèmes qui retiennent l'attention sont trois : 1º Comment publier des livres et documents répondant aux desiderata d'une documentation optimum. 2º Comment, de livres parus, faire la matière de livres plus généraux, traités et encyclopédies en élargissant la conception de ceux-ci jusqu'à concevoir un livre universel pour chaque science, encyclopédie à tableaux synthétiques et analytiques permanents, réalisée en dossiers-classeurs, et confié pour chaque branche à un organisme spécial dépendant de son association ou congrès international. 3º Comment organiser la lecture ou utilisation systématique et généralisée des livres et documents.

522. Problème ultime. Solutions hypothétiques optima.

Pour mieux apprécier la valeur des solutions proposées, supposons un instant le problème résolu dans les conditions optima. Voici trois hypothèses :

A. Le cas limite serait évidemment celui où il ne serait plus nécessaire d'avoir recours au livre et à la documentation. Ceci adviendrait dans l'hypothèse d'un pur esprit ayant à tout moment la connaissance intuitive et complète de toutes choses, telles qu'elles sont, ont été et seront. C'est l'hypothèse théologique de la Divinité et de tous les esprits qui participent à sa nature omnisciente, omniprésente et éternelle. Pour Dieu, pour les anges et pour les élus, point nécessaire l'écrit et la documentation. (Il est vrai que la Bible, écrite pour les Hommes, révèle qu'il est dans le Ciel un grand livre sur lequel les anges vigilants inscrivent continuellement les mérites et démérites de chacun afin de faciliter l'œuvre du Jugement dernier.) Cette première hypothèse deviendrait peut-être partiellement réalisable par l'Humanité si arrivaient à s'affirmer et à se perfectionner les découvertes de l'ordre dit aujourd'hui “métapsychiques”. Un état de clairvoyance et de prémonition généralisé enlèverait toute raison d'être au document.

B. Une hypothèse moins absolue, mais très radicale encore, supposerait que toutes les connaissances, toutes les informations pourraient être rendues assez compactes pour être contenues en un certain nombre d'ouvrages disposés sur la table de Travail même, donc à distance de la main, et indexés de manière à rendre la consultation aisée au maximum. Dans ce cas le Monde décrit dans l'ensemble des Livres serait réellement à portée de chacun. Le Livre Universel formé de tous les Livres serait devenu très approximativement une annexe du Cerveau, substratum lui-même de la mémoire, mécanisme et instrument extérieur à l'esprit, mais si près de lui et si apte à son usage que ce serait vraiment une sorte d'organe annexe, appendice exodermique. (Ne repoussons pas ici l'image que nous fournit la structure de l'ectoplasme.) Cet organe aurait fonction de rendre notre être “ubique et éternel”.

C. De là une troisième hypothèse, réaliste et concrète celle-là, qui pourrait, avec le temps, devenir fort réalisable. Ici la Table de Travail n'est plus chargée d'aucun livre. À leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. Là-bas au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements, avec tout l'espace que requièrent leur enregistrement et leur manutention, avec tout l'appareil de ses catalogues, bibliographies et index, avec toute la redistribution des données sur fiches, feuilles et en dossiers, avec le choix et la combinaison opérés par un personnel permanent bien qualifié. Le lieu d'emmagasinement et de classement devient aussi un lieu de distribution, à distance avec ou sans fil, télévision ou télétaugraphie. De là on fait apparaître sur l'écran la page à lire pour connaître la réponse aux questions posées par téléphone, avec ou sans fil. Un écran serait double, quadruple ou décuple s'il s'agissait de multiplier les textes et les documents à confronter simultanément ; il y aurait un haut parleur si la vue devait être aidée par une donnée ouïe, si la vision devait être complétée par une audition. Une telle hypothèse, un Wells certes l'aimerait. Utopie aujourd'hui parce qu'elle n'existe encore nulle part, mais elle pourrait bien devenir la réalité de demain pourvu que se perfectionnent encore nos méthodes et notre instrumentation. Et ce perfectionnement pourrait aller peut-être jusqu'à rendre automatique l'appel des documents sur l'écran (simples numéros de classification, de livres, de pages) ; automatique aussi la projection consécutive, pourvu que toutes les données aient été réduites en leurs éléments analytiques et disposées pour être mises en œuvre par les machines à sélection.

De telles hypothèses, toutes imaginatives qu'elles soient, la Bibliologie (science systématique et raisonnée du livre) doit leur faire une place. Toute science de nos jours n'arrive-t-elle pas à être guidée par quelque hypothèse limite qui apparaît comme une finalité synthétique, protégeant contre la dispersion et l'égarement dans le dédale infini des petits progrès analytiques ? Si la chimie est devenue une science formidable, l'hypothèse, gratuite au début, de l'unité de la matière y est bien pour beaucoup de choses. Et les progrès de l'aviation ont été déterminés par l'hypothèse mythologique d'Icare le Volant.

Paul Valéry : Conquête de l'ubiquité (1929)

De la musique avant toute chose,… (anthologie critique ; France › Paris : le Tambourinaire, 23 novembre 1929), p. 1-5

Nos Beaux-Arts ont été institués, et leurs types comme leur usage fixés, dans un temps bien distinct du nôtre, par des hommes dont le pouvoir d'action sur les choses était insignifiant auprès de celui que nous possédons. Mais l'étonnant accroissement de nos moyens, la souplesse et la précision qu'ils atteignent, les idées et les habitudes qu'ils introduisent nous assurent de changements prochains et très profonds dans l'antique industrie du Beau. Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut pas être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l'espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu'ils étaient depuis toujours. Il faut s'attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l'invention elle-même, aillent peut-être jusqu'à modifier merveilleusement la notion même de l'art.

Sans doute ce ne seront d'abord que la reproduction et la transmission des œuvres qui se verront affectées. On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le système de sensations, ou, plus exactement, le système d'excitations, que dispense en un lieu quelconque un objet ou un événement quelconque. Les œuvres acquerront une sorte d'ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement quelque part, mais toutes où quelqu'un sera, et quelque appareil. Elles ne seront plus que des sortes de sources ou des origines ; et leurs bienfaits se trouveront ou se retrouveront entiers où l'on voudra. Comme l'eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d'images visuelles ou auditives, naissant et s'évanouissant au moindre geste, presque à un signe. Comme nous sommes accoutumés (si ce n'est asservis) à recevoir chez nous l'énergie sous diverses espèces, ainsi trouverons-nous fort simple d'y obtenir ou d'y recevoir ses variations ou oscillations très rapides, dont les organes de nos sens qui les cueillent et qui les intègrent composent tout ce qui existe. Je ne sais si jamais philosophe eût rêvé d'une « Société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile ».

*

La Musique, entre tous les arts, est le plus près d'être transposé dans le mode moderne. Sa nature et la place qu'elle tient dans le monde la désignent pour être modifiée la première dans ses formules de distribution, de reproduction, et même de production. Elle est de tous les arts le plus demandé, le plus mêlé à l'existence sociale, le plus proche de la vie dont elle anime, accompagne ou imite le fonctionnement organique. Qu'il s'agisse de la marche ou de la parole, de l'attente ou de l'action, du régime ou des surprises de notre durée, elle sait en ravir, en combiner, en transfigurer les allures et les valeurs sensibles. Elle nous tisse un temps de fausse vie en effleurant les touches de la vraie. On s'accoutume à elle, on s'y adonne aussi délicieusement qu'aux substances « justes, puissantes et subtiles » que vantait Thomas de Quincey. Comme elle s'en prend directement à la mécanique affective dont elle joue et qu'elle manœuvre à son gré, elle est universelle par essence ; elle charme, elle fait danser sur toute la terre ; telle que la science, elle devient besoin et denrée internationaux. Cette circonstance, jointe aux récents progrès dans les moyens de transmission, suggérait deux problèmes techniques :

  1. 1º faire entendre en tout point du globe, dans l'instant même, une œuvre musicale exécutée n'importe où ;
  2. 2º en tout point du globe, et à tout moment, restituer à volonté une œuvre musicale.

Ces problèmes sont résolus. Les solutions se font chaque jour plus parfaites.

Nous sommes encore assez loin d'avoir apprivoisé à ce point les phénomènes visibles. La couleur et le relief sont encore assez rebelles. Un soleil qui se couche sur le Pacifique, un Titien qui est à Madrid ne viennent pas encore se peindre sur le mur de notre chambre, aussi fortement et trompeusement que nous y recevons une symphonie. Cela se fera. Peut-être fera-t-on mieux encore, et saura-t-on nous faire voir quelque chose de ce qui est au fond de la mer.

Mais quant à l'univers de l'ouïe, les sons, les bruits, les voix, les timbres nous appartiennent désormais. Nous les évoquons quand et où il nous plaît. Naguère, nous ne pouvions jouir de la musique à notre heure même et selon notre humeur. Notre jouissance devait s'accommoder d'une occasion, d'un lieu, d'une date et d'un programme. Que de coïncidences fallait-il !… C'en est fait à présent d'une servitude si contraire au plaisir, et par là si contraire à la plus exquise intelligence des œuvres. Pouvoir choisir le moment d'une jouissance, la pouvoir goûter quand elle est non seulement désirable par l'esprit, mais exigée, et comme déjà ébauchée par l'âme et par l'être, c'est offrir les plus grandes chances aux intentions du compositeur, car c'est permettre à ses créatures de revivre dans un milieu vivant assez peu différent de celui de leur création. Le travail de l'artiste musicien, auteur ou virtuose, trouve dans la musique enregistrée la condition essentielle du rendement esthétique le plus haut : la conjoncture de l'offre et de la demande, du désir et de la possession.

Il me souvient ici d'une féerie que j'ai vue enfant dans un théâtre étranger, ou que je crois d'avoir vue. Dans le palais de l'Enchanteur, les meubles parlaient, chantaient, prenaient à l'action une part poétique et narquoise. Une porte qui s'ouvrait sonnait une grêle ou pompeuse fanfare. On ne s'asseyait sur un pouf, que le pouf accablé ne gémît quelque politesse. Chaque chose effleurée exhalait une mélodie.

J'espère bien que nous n'allons point à cet excès de sonore magie. Déjà l'on ne peut plus manger ni boire dans un café sans être troublés de concerts. Mais il sera merveilleusement doux de pouvoir changer à son gré une heure vide, une éternelle soirée, un dimanche infini, en prestiges, en tendresses, en mouvements spirituels. Il est de maussades journées ; il est des personnes fort seules, et il n'en manque point que l'âge ou l'infirmité enferment avec elles-mêmes qu'elles ne connaissent que bien trop. Ces vaines et tristes durées, et ces êtres voués aux bâillements et aux mornes pensées, les voici maintenant en possession d'orner ou de passionner leur vacance.

Tels sont les premiers fruits que nous propose l'intimité nouvelle de la Musique avec la Physique, dont l'alliance immémoriale nous avait déjà tant donné. On en verra bien d'autres.

Anatole France : la Révolte des anges (1914)

(France › Paris : Calmann-Lévy, février 1914, p. 14-20

La bibliothèque esparvienne occupait le second étage de la vieille demeure. Les ouvrages jugés d'un intérêt médiocre, tels que les livres d'exégèse protestante du xixe siècle et du xxe, donnés par M. Gaétan, étaient relégués sans reliure dans la profondeur infinie des combles. Le catalogue, avec les suppléments, ne formait pas moins de dix-huit volumes in-folio. Ce catalogue était à jour et la bibliothèque dans un ordre parfait. M. Julien Sariette, archiviste paléographe, qui, pauvre et modeste, donnait des leçons pour vivre, devint, en 1895, sur la recommandation de l'évêque d'Agra, précepteur du jeune Maurice et presque en même temps, conservateur de l'Esparvienne. Doué d'une activité méthodique et d'une patience obstinée, M. Sariette avait classé lui-même toutes les pièces de ce vaste corps. Le système par lui conçu et appliqué était à ce point complexe, les cotes qu'il mettait aux livres se composaient de tant de lettres majuscules et minuscules, latines et grecques, de tant de chiffres arabes et romains, accompagnés d'astérisques, de doubles astérisques, de triples astérisques et de ces signes qui expriment en arithmétique les grandeurs et les racines, que l'étude en eût coûté plus de temps et de travail qu'il n'en faut pour apprendre parfaitement l'algèbre, et, comme il ne se trouva personne qui voulût donner à l'approfondissement de ces symboles obscurs des heures mieux employées à découvrir les lois des nombres, M. Sariette demeura seul capable de se reconnaître dans ses classements et ce devint chose à tout jamais impossible de trouver sans son aide, parmi les trois cent soixante mille volumes confiés à sa garde, le livre dont on avait besoin. Bien éloigné de s'en plaindre, il en éprouvait, au contraire, une vive satisfaction.

M. Sariette aimait sa bibliothèque. Il l'aimait d'un amour jaloux. Chaque jour il s'y rendait dès sept heures du matin, et là, sur un grand bureau d'acajou, il cataloguait. Les fiches écrites de sa main remplissaient le cartonnier monumental dressé près de lui et que surmontait le buste en plâtre d'Alexandre d'Esparvieu, les cheveux en coup de vent, le regard sublime, portant, comme Chateaubriand, la patte de lièvre au bord de l'oreille, la bouche arrondie, la poitrine nue. À midi sonnant, M. Sariette allait déjeuner, dans l'étroite et sombre rue des Canettes, à la crémerie des Quatre-Évêques, jadis fréquentée par Baudelaire, Théodore de Banville, Charles Asselineau, Louis Ménard et un grand d'Espagne, qui avait traduit les Mystères de Paris dans la langue des conquistadors. Et les canes qui barbotent si gentiment sur la vieille enseigne de pierre qui a donné son nom à la rue, reconnaissaient M. Sariette. Il rentrait à midi trois quarts précisément dans sa bibliothèque dont il ne sortait qu'à sept heures pour aller s'asseoir aux Quatre-Évêques, devant sa table frugale, couronnée de pruneaux.

[…]

Le lendemain, M. Sariette reprenait, à sept heures sonnantes, sa place à la bibliothèque, et cataloguait. Cependant, assis à son bureau, il jetait à tout venant un regard de Méduse, dans la crainte que ce ne fût un emprunteur de livres. Il eût voulu, par ce regard, changer en pierre non seulement les magistrats, les hommes politiques, les prélats qui s'autorisaient de leur familiarité avec le maître de céans pour demander quelque ouvrage en communication, mais encore M. Gaétan qui, bienfaiteur de la bibliothèque, prenait parfois quelque vieillerie égrillarde ou impie pour les jours de pluie à la campagne, madame René d'Esparvieu, lorsqu'elle venait chercher un livre à faire lire aux malades de son hôpital, et M. René d'Esparvieu lui-même, qui pourtant se contentait à l'ordinaire du Code civil et du Dalloz. En emportant le moindre bouquin, on lui arrachait l'âme. Pour refuser des prêts à ceux-là même qui y avaient le plus de droits, M. Sariette inventait mille mensonges ingénieux ou grossiers et ne craignait pas de calomnier son administration, ni de faire douter de sa vigilance en disant égaré ou perdu un volume qu'un instant auparavant il couvait des yeux, il pressait sur son cœur. Et, quand enfin il lui fallait absolument livrer un volume, il le reprenait vingt fois à l'emprunteur avant de le lui abandonner.

Il tremblait sans cesse que quelqu'un des objets confiés à ses soins ne vînt à s'échapper. Conservateur de trois cent soixante mille volumes, il avait constamment trois cent soixante mille sujets d'alarmes. Parfois il s'éveillait, la nuit, trempé d'une sueur froide et poussant un cri d'angoisse, pour avoir vu en rêve un trou sur un des rayons de ses armoires.

Il lui paraissait monstrueux, inique et désolant, qu'un livre quittât jamais son casier. Sa noble avarice exaspérait M. René d'Esparvieu, qui, méconnaissant les vertus de son parfait bibliothécaire, le traitait de vieux maniaque. M. Sariette ignorait cette injustice ; mais il eût bravé les plus cruelles disgrâces, enduré l'opprobre et l'injure pour sauvegarder l'intégrité de son dépôt. Grâce à son assiduité, à sa vigilance, à son zèle, ou, pour tout dire d'un mot, à son amour, la bibliothèque d'Esparvieu n'avait pas perdu un feuillet sous son administration.

E.M. Forster : la Machine s'arrête (the Machine stops, 1909)

De l'autre côté de la haie (recueil ; France › Paris : Christian Bourgois, août 1995), p. 137-139

Les penseurs évolués, comme Vashti, avaient toujours jugé idiot de visiter la surface de la Terre. Les aéronefs étaient peut-être nécessaires, mais à quoi servait de sortir par pure curiosité pour aller ramper sur deux ou trois kilomètres dans une automobile terrestre ? Cette habitude était vulgaire, voire légèrement inconvenante : elle ne produisait pas d'idées, et n'avait aucun rapport avec les habitudes qui comptaient réellement. Les respirateurs furent donc abolis, ainsi que, bien sûr, les automobiles terrestres et, à l'exception de quelques conférenciers qui se plaignirent de se voir interdire l'accès à leur sujet d'étude, cette décision fut acceptée sans grands remous. Ceux qui voulaient encore savoir à quoi ressemblait la Terre n'avaient après tout qu'à écouter un gramophone ou à regarder dans un cinématophote. Et les conférenciers eux-mêmes acquiescèrent lorsqu'ils s'aperçurent qu'une conférence sur la mer n'était pas moins stimulante quand elle était compilée à partir d'autres conférences ayant déjà été données sur le même sujet. « Méfiez-vous des idées de première main ! » s'exclama l'un des plus avancés d'entre eux. « Les idées de première main n'existent pas réellement. Elles ne sont que les impressions physiques produites par l'amour et par la peur, et qui pourrait ériger une philosophie sur un fondement aussi grossier ? Que vos idées soient donc de deuxième main, et même si possible de dixième main, car elles seront alors très éloignées de l'élément néfaste que constitue l'observation directe. Ne retenez rien sur le sujet que je traite : la Révolution française. Retenez plutôt ce que je pense qu'Enicharmon pensait qu'Urizen pensait que Gutch pensait qu'Ho-Yung pensait que Chi-Bo-Sing pensait que Lafcadio Hearn pensait que Carlyle pensait que Mirabeau disait de la Révolution française. Par le truchement éclairant de ces dix grands hommes, le sang qui a été versé à Paris et les vitres qui ont été brisées à Versailles deviendront une idée que vous pourrez exploiter avec le plus grand profit dans votre vie quotidienne. Mais assurez-vous que les intermédiaires sont nombreux et variés, car en histoire une autorité existe pour en contrebalancer une autre. Urizen doit contrebalancer le scepticisme de Ho-Yung et d'Enicharmon, moi-même je dois contrebalancer l'impétuosité de Gutch. Vous qui m'écoutez êtes mieux placés pour juger de la Révolution française que moi. Vos descendants seront encore mieux placés que vous, car ils apprendront ce que vous pensez. Je pense, et pourtant un autre intermédiaire sera ajouté à la chaîne. Et, à la fin, », sa voix monta, « il viendra une génération qui aura dépassé le stade des faits, le stade des impressions, une génération absolument incolore, une génération

séraphiquement débarrassée
de la tare de la personnalité,

qui verra la Révolution française non pas comme elle s'est déroulée, mais comme elle se serait déroulée si elle avait eu lieu au temps de la Machine. »

Anatole France : “préface” à l'Île des Pingouins (1908)

l'Île des Pingouins (France › Paris : Calmann-Lévy, septembre 1908 (14 octobre 1908)), p. XIII-XV

Les murs du cabinet de travail, le plancher, le plafond même portaient des liasses débordantes, des cartons démesurément gonflés, des boîtes où se pressait une multitude innombrable de fiches, et je contemplai avec une admiration mêlée de terreur les cataractes de l'érudition prêtes à se rompre.

« Maître, » fis-je d'une voix émue, « j'ai recours à votre bonté et à votre savoir, tous deux inépuisables. Ne consentiriez-vous pas à me guider dans mes recherches ardues sur les origines de l'art des Pingouins ?

— Monsieur, » me répondit le maître, « je possède tout l'art, vous m'entendez, tout l'art sur fiches classées alphabétiquement et par ordre de matières. Je me fais un devoir de mettre à votre disposition ce qui s'y rapporte aux Pingouins. Montez à cette échelle et tirez cette boîte que vous voyez là-haut. Vous y trouverez tout ce dont vous avec besoin. »

J'obéis en tremblant. Mais à peine avais-je ouvert la fatale boîte que des fiches bleues s'en échappèrent et, glissant entre mes doigts, commencèrent à pleuvoir. Presque aussitôt, par sympathie, les boîtes voisines s'ouvrirent et il en coula des ruisseaux de fiches roses, vertes et blanches, et de proche en proche, de toutes les boîtes les fiches diversement colorées se répandirent en murmurant comme, en avril, les cascades sur le flanc des montagnes. En une minute elles couvrirent le plancher d'une couche épaisse de papier. Jaillissant de leurs inépuisables réservoirs avec un mugissement sans cesse grossi, elles précipitaient de seconde en seconde leur chute torrentielle. Baigné jusqu'aux genoux, Fulgence Tapir, d'un nez attentif, observait le cataclysme ; il en reconnut la cause et pâlit d'épouvante.

« Que d'art ! » s'écria-t-il.

Je l'appelai, je me penchai pour l'aider à gravir l'échelle qui pliait sous l'averse. Il était trop tard. Maintenant, accablé, désespéré, lamentable, ayant perdu sa calotte de velours et ses lunettes d'or, il opposait en vain ses bras courts au flot qui lui montait jusqu'aux aisselles. Soudain une trombe effroyable de fiches s'éleva, l'enveloppant d'un tourbillon gigantesque. Je vis durant l'espace d'une seconde dans le gouffre le crâne poli du savant et ses petites mains grasses, puis l'abîme se referma, et le déluge se répandit sur le silence et l'immobilité. Menacé moi-même d'être englouti avec mon échelle, je m'enfuis à travers le plus haut carreau de la croisée.