KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

John C. Wright : Null-A continuum

roman van vogtien de Science-Fiction inédit en français, 2008

chronique par Pascal J. Thomas, 2015

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Je ne sais pas pour vous, mais je trouve qu'on nous a trop rebattu les oreilles avec le steampunk. Alors, dans le grand défilé des nostalgies, en sommes-nous arrivés au temps de l'atompunk ?

Le lecteur français connaît John C. Wright par ses œuvres de Fantasy, ou par sa Trilogie de l'Âge d'or,(1) au sujet de laquelle son éditeur invoquait déjà A. E. van Vogt. Il franchit ici une autre étape dans l'admiration de son modèle : donner une suite à la Série du non-A dudit Van Vogt, dyptique époustouflant (et foutraque) des années 40, malencontreusement étendu aux dimensions d'une trilogie dans les années 80.

Ce n'est pas la première fois qu'un jeune et brillant auteur prolonge une série-phare de l'âge d'or de la SF : Greg Bear, Gregory Benford ou David Brin l'ont fait par exemple pour Fondation, ou Stephen Baxter pour Arthur C. Clarke. Mais ceux-là venaient se placer sous l'enseigne d'auteurs devenus des marques aussi connues que lucratives. Je doute fort que Van Vogt bénéficie d'un tel statut, surtout dans sa langue d'origine. Wright, sans doute, a agi par désir de rendre hommage à un écrivain qui l'a marqué dans sa jeunesse — et peut-être de se mesurer à lui dans une bataille d'imaginations échevelées.

Nous retrouvons donc Gilbert Gosseyn en villégiature dans la galaxie… Non, je plaisante, ça ne dure pas un paragraphe avant qu'il soit téléporté sur la planète Nirene, où il se retrouve à côté du cadavre calciné de frais de son ami Eldred Crang (l'époux de Patricia Hardie, alias l'impératrice Reesha, sœur d'Enro le Rouge). Et, bien entendu, les détectives viennent sur le champ l'arrêter comme un coupable tout trouvé — on peut sauver la Galaxie et se rendre coupable d'un bête crime passionnel, après tout ; les soupçons étant exacerbés par le rapport d'un détecteur de mensonge qui décèle des traces de folie dans le cerveau second de l'individu qui lui est présenté…

Si John C. Wright n'écrit pas forcément en scènes de huit cents mots comme son modèle, il l'imite pour ce qui est de la frénésie de l'intrigue, qui au moins à chaque chapitre (et on en compte plus de quarante) détale dans des directions nouvelles et inattendues. Tout résumé serait futile. Disons qu'Enro le Rouge, malgré sa conversion apparente durant la Fin du non-A, reprend avec brio son rôle de super-méchant, assisté — ou cornaqué ? — par X, qui est ou n'est pas Lavoisseur, c'est-à-dire Gosseyn lui-même — enfin, une version de Gosseyn, qui tout en étant lui à x exemplaires n'est jamais exactement le même…

Si vous êtes perdu, c'est le but du jeu. Les livres d'origine de Van Vogt n'étaient pas toujours faciles à suivre. Wright l'imite jusque dans les détails qui confèrent un goût suranné d'années 1950 à ses descriptions. Perdu au milieu de la Galaxie, Gosseyn prend le temps de dépenser quelques cents pour envoyer une carte postale (il a une bonne raison). Quand il lui faut des composants électroniques pour monter une machine destinée à éliminer une trace d'énergie maléfique dans son système nerveux, il confie un calcul “in the special symbols of null-A math” à une Machine des Jeux, puis : “Gosseyn had a stat-plate print out the equations on a sheet and walked to the nearby tool shop. […] The young man in a green coat behind the counter listened attentively as he took Gosseyn's order.” (p. 296). On se croirait au general store dans une bourgade perdue du Midwest — à ceci près que les composants désirés sont réalisés en quelques minutes par “the robotools in the back of the shop”. Wright introduit discrètement l'imprimante 3D dans l'ère de Heinlein et d'Elvis. La plus belle scène reste néanmoins celle où Gosseyn, au téléphone avec Enro (qui, éloigné d'une demi-galaxie, se sert de son talent de vision et lance-flammes à distance), décide de quitter en catimini la pièce où il se trouve tout en laissant bavarder son impitoyable adversaire. Dans ce but, “with his extra brain, he similarized a connection between the phone wire and its wall socket, maintaining the electric flow between the two as he unplugged it.” (p. 57). Ami lecteur, demeure convenablement ébaubi : au xxvie siècle, il suffit d'avoir un cerveau second et de similariser jusqu'à la vingtième décimale pour inventer le téléphone sans fil… John C. Wright a dû glousser copieusement en écrivant tout cela. L'atompunk, ça me plaît bien, finalement.

De façon plus anecdotique, Wright multiplie les références superficielles à d'autres œuvres de Van Vogt, nommant un vaisseau Ultimate Prime,(2) un personnage Ptath (lié au Ptath du Livre de même nom), convoquant le nexialisme(3) parmi les méta-sciences pratiquées par les humains rationnels de la Galaxie (il y a aussi les Callidétiques de Corthid, et les no-men d'Accolon, qui me semblent dus à l'imagination de Wright), citant même au passage le Sevagram

Mais pour obtenir de nos jours l'effet que Van Vogt pouvait produire en 1950, il faut enchérir sur les enjeux. Ils prennent, à vrai dire, une nouvelle dimension : l'effet-Ombre, qui a détruit toute vie dans la Galaxie voisine (d'où étaient venus les vaisseaux de réfugiés qui ont ensemencé toute notre Voie lactée avec l'espèce humaine), est en train de se répandre dans notre galaxie, d'où toute vie pourrait disparaître. Et Enro est complice des ennemis de la vie. Que faire s'il s'est libéré et maîtrise la technologie de l'Ombre ? Gosseyn n'y va pas par quatre chemins : “Abandon the Milky Way.” (p. 84). Heureusement que son entraînement non-A lui permet de garder un calme olympien : “The shock of seeing his world destroyed almost snapped Gosseyn out of the predictive vision he was having, but he steadied himself with a cortical-thalamic pause.” (p. 244). Gosseyn se rétablit bien vite, au demeurant. Le vrai combat est cosmologique, et se livre au-delà de l'univers lui-même, sur des échelles de temps et d'espace inimaginables, depuis les pico-secondes après le big bang jusqu'aux époques de la fin de la vie de l'Univers. Van Vogt avait toujours été fasciné par les nombres qui dépassent l'entendement humain — ici, quand Gosseyn veut se mettre à l'abri, il se similarise à 10150 années-lumière de la Voie lactée, largement au-delà de la taille de l'univers. Ce qui s'appelle prendre du champ. Car Gosseyn et l'ennemi ultime de la vie (et même du temps et de la matière), le Ydd, vont se combattre en-dehors même de l'univers einsteinein. Null-A continuum, ce n'est pas seulement une continuation du Non-A, c'est aussi un livre où se joue le sort du continuum.

John C. Wright est armé pour cet exercice. Ses explications cosmologiques tiennent bien mieux la route que celles de Van Vogt. Elles sont aussi plus longues, et on touche là un des défauts du livre : l'auteur tient à sa logique sans faille, et à l'expliquer. Enfin, sans faille, j'avoue ne pas avoir tout vérifié — il faudrait pour cela lire le roman d'une seule traite, et sans doute procéder à de fréquents retours en arrière dans le texte. J'ai trop la flemme. Et à partir d'un certain nombre d'exemplaires de Gosseyn (et avec le voyage dans le temps, ils sont en nombre illimité), je perds pied.

Finalement, Gosseyn ne peut échapper à lui-même, et se retrouve à la fois dans le rôle de son propre mentor et de son propre pire ennemi — on pense à une version infiniment agrandie, quoique moins truffée de paradoxes, de "Vous les zombies" de Robert A. Heinlein. De quoi conférer au roman une dimension psychologique qui va au-delà de la conception mécaniste de la science de la pensée exprimée par les citations à la Korzybski qui ouvrent chaque chapitre. Gosseyn approfondit sa quête de son identité, et remet en question tous ses souvenirs. Et si le nom de l'ennemi peut se lire “id”, ce n'est peut-être pas un hasard.

Il faut bien aussi, au point où nous en sommes, évoquer les rapports de Gosseyn avec la gent féminine, particulièrement étrillée par les deux premiers volumes du non-A. Sauf Reesha, alias Patricia Hardie, qui irradie lors de ses rares apparitions une aura de séduction irrésistible, comme une Lauren Bacall en scaphandre moulant. Mais elle-même fait remarquer sur un ton acide que la dernière fois que Gosseyn l'avait quittée, c'était bâillonnée et attachée à un lit — il était effectivement coutumier de cette méthode lors du premier volume de la série. Si Wright ne peut s'empêcher quelques clins d'œil aux années 50 — quand Gosseyn et un détective non-A, Clayton, appellent la Foundation of Nonlinear Ratiocination sur la planète Accolon, ils trouvent l'employée qui leur répond plutôt mignonne, et Clayton explique le fait : “‘She must have been at least partially trained in their non-linear logic.’ The null-A women of Venus were also particularly attractive due to their training: the male mind subconsciously recognized the aura of success surrounding a good potential mate.” (p. 171). Je suis sûr que ça aurait beaucoup plu à John W. Campbell, Jr. En réalité, les femmes du Null-A continuum prennent leur revanche, que ce soient les anarchistes de Corthid (au système social tout-à-fait intéressant), les amazones dont Reesha s'entoure un temps, ou même Leej la Prédictrice, séduite et abandonnée dans les Joueurs du non-A, amère, blasée, et clé de l'intrigue dans ce livre-ci. Là aussi, Wright apporte un progrès sur la mouture originale.

Faut-il être un fan un peu intégriste de Van Vogt pour lire ce livre ? Disons que ça aide. Nous aide-t-il à voir les œuvres d'origine sous une lumière nouvelle, plus favorable ? Oui aussi ! Il est trop de suites superfétatoires qui gâchent l'écho magnifique laissé par les œuvres qui les ont suscitées. En revanche, on peut saluer celle-ci, qui prend la suite d'une œuvre peut-être pas si grande — on en a beaucoup discuté, et les défauts de Van Vogt, malgré ses révisions successives, deviennent plus visibles avec les décennies qui passent — et la magnifie astucieusement, et avec humour. Ce livre ne vous giflera pas les neurones comme Van Vogt avait pu le faire, à la bonne époque, et au bon âge (du lecteur), mais il est souvent jubilatoire malgré ses longueurs.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 75, mai 2015


  1. Voir ce qu'en dit Ellen Herzfeld dans son carnet.
  2. Dans une des premières nouvelles de Van Vogt, "le Caveau de la bête", il fallait factoriser le plus grand nombre premier (tâche doublement impossible).
  3. Introduit à l'origine dans la Faune de l'espace.

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