KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Au chœur du genre

éditorial à KWS 68, mars 2011

par Pascal J. Thomas

Béret vissé sur la tête, verre de vin bien installé en face de lui, le Béarnais chante à la buvette. Et, insouciant du vacarme et de l'alcoolémie, il chante en général en trois voix, car ce Béarnais est multiple autant qu'anonyme et intemporel — on négligera le fait qu'il mène plus souvent désormais des camions que des moutons, et qu'il se fasse rare dans les Starbucks. N'empêche, ça m'a toujours assis (et même sans injection préalable de Jurançon), que des poignées de gaillards dont on n'attendrait a priori que des chansons de corps de garde puissent, dans des conditions hostiles, former le cercle et produire une musique relativement complexe — même si elle met en fuite bien des oreilles délicates, je n'arrive à la reproduire qu'avec l'aide de partitions et d'abondantes répétitions par de patients professeurs. Miracle de la transmission orale.

La musique peut être transmise oralement ; elle surgit rarement spontanément. Les chansons les plus populaires du répertoire gascon chanté aujourd'hui, ou il y a cent ans, ont toujours une origine, souvent des auteurs identifiés, parfois récents. Cela n'empêche pas les pratiquants de s'en emparer, et de noyer l'idée d'auteur dans la répétition par bouche à oreille, comme la voix de chaque chanteur se fond dans le chœur — quand tout se passe bien.

Il y a quelques semaines, j'ai eu quelques échanges épistolaires avec notre épisodique collaborateur Jean-Jacques Régnier, sur la nature de la SF selon qu'elle se pratiquait dans ou hors du cercle ainsi dénommé. Et il me vient à l'esprit que la musique de transmission orale peut apporter quelque chose à notre propos.

Tout avait commencé avec une réflexion que j'avais lâchée dans une chronique de l'anthologie suisse romande Dimension Suisse, qui m'a paru, à la différence de l'anthologie historique assemblée par Jean-François Thomas, Défricheurs d'imaginaire,(1) témoigner de la constitution d'une SF “de genre” dans la Suisse francographe :

« La SF suisse romande est en bonne partie “hors genre”, faite de textes au contenu spéculatif mais sans conscience de se placer dans la tradition de la SF. Avant que le genre se constitue et prenne la place qui est la sienne aujourd'hui, c'était la seule qui pouvait exister. […] La présente anthologie d'inédits, même si elle entrelace les textes des “jeunes” et des plus anciens, ou moins spécialisés, témoigne de la constitution d'un milieu SF romand ».

Et d'abord, un point de vocabulaire : j'ai parlé de genre. Les italiques sont là pour vous inviter à le considérer comme un mot étranger, à prononcer “jan'ré”, et à prendre dans le sens qu'il a dans la critique américaine que j'ai pu connaître : relevant d'une catégorie identifiée comme telle, et entretenu en particulier par des pratiques commerciales (revues, collections, classement par les libraires…). Je n'emploierai pas le mot “genre” au sens de “forme littéraire obéissant à des règles précises” (exemple : le sonnet, la tragédie classique, le haiku), sens que lui donne une bonne partie de la critique française et, plus ou moins, Jean-Jacques Régnier (quiconque lit ces lignes s'est déjà rendu compte que je suis nul en français).

L'ami Régnier, donc, me répondait en décembre dernier :

« Cette “conscience” est-elle une obligation ? La “constitution d'un milieu SF” également ?

» J'ai l'impression de retrouver là un phénomène dont je parle longuement dans un article paru dans Fiction 11 […] phénomène dont je pensais qu'il avait vocation à petit à petit disparaître : la symbiose entre un “genre” et un “milieu”… »

Son article, "En être ou pas…", parle longuement de cette dialectique entre SF intra-muros et extra-muros à l'occasion de la parution du roman de Norman Spinrad, Il est parmi nous [ 1 ] [ 2 ], et d'un certain nombre d'ouvrages français et de langue anglaise (dont la Route de Cormac McCarthy et Cartographie des nuages de David Mitchell, qui ont été élogieusement mentionnés dans nos pages). On notera que si Jean-Jacques Régnier trouve une moisson plus abondante de SF extra-muros dans le domaine français, c'est sans doute qu'il connaît celui-ci beaucoup mieux !

Jean-Jacques Régnier et moi sommes d'accord sur un certain nombre de points : la SF à l'état de nature pré-existe à la constitution de la catégorie consciente (dont le point de départ peut être délicat à fixer), et continue d'exister, extra-muros, en compagnie de son homologue jardinée (« telle une mauvaise herbe hors des allées balisées » dit joliment JJR). Elle présente aussi des différences intrinsèques, discernables que l'on ait ou non collé dessus l'étiquette “SF” : moins standardisée, elle est aussi sujette à « redécouvrir la lune, le fil à couper le beurre et l'œuf de Colomb » comme le dit Éric Vial dans sa chronique de la Victoire de la Grande Armée, un roman de Valéry Giscard d'Estaing que je n'ai reçu que bien après mes échanges avec JJR et juste avant d'écrire ces lignes. Insolite coïncidence ? Non, phénomène bien connu de tous.

En ce sens, ma réponse à la question sur pourquoi je parle tant de la conscience d'un milieu SF est qu'un genre se constitue à coups d'outils de communication, et en même temps de formation de groupes (de lecteurs, d'auteurs, d'intermédiaires comme les éditeurs et les critiques), qui produisent des effets susmentionnés sur la production littéraire : pour faire court, un dialogue permanent entre les textes, qui suppose un arrière-plan commun. De ces effets il est légitime de parler, quand bien même on voudrait ne s'intéresser qu'aux textes. Et on ne peut avoir ces effets sans tout le “milieu” qui les encourage, voire les produit. Norman Spinrad lui-même semble s'intéresser surabondamment au fandom qu'il exècre tant.

Ce phénomène de dialogue permanent entre les textes, médiatisé par une communauté critique, ou plus largement productrice de paratexte, qui déborde largement celle des producteurs littéraires eux-mêmes, est peut-être plus visible en SF qu'ailleurs, mais je ne suis pas convaincu qu'il soit unique. L'opposition souvent évoquée avec le Roman policier demanderait à être étayée ; ce dernier connaît en tout cas sa part de phénomènes communautaires (avec le corollaire d'une relation difficile avec la culture officielle, ou high culture, ou culture hautaine si vous préférez).

C'est une caractéristique de notre civilisation industrielle que la culture populaire ait opéré un glissement du mode de transmission par la base, oral et plus ou moins spontané, à un mode de diffusion commerciale, émanant de compagnies plus ou moins puissantes, mais structurellement obligées de gagner de l'argent par leur activité de reproduction. Il n'y a pas de frontière tranchée entre les deux : la transmission orale s'est appuyée sur les structures à sa disposition, et le fandom de toute sorte (et encore plus aujourd'hui avec le web) se réapproprie inconsciemment les modes de communication horizontaux de la transmission “traditionnelle”.

Et nous en revenons à nos chanteurs gascons. Ils ne dédaignent pas d'apprendre les textes à l'aide d'un support écrit. Ils intègrent bien des chansons d'auteur à leur répertoire, mais l'auteur est vite oublié dans l'ambiance du chant collectif (et le texte ou la mélodie peuvent même subir des altérations au gré des interprétations). Dans la diffusion commerciale de la culture populaire, le cas extrême d'effacement de l'auteur est celui de ces œuvres (pulps, bd…) écrites pour un éditeur sous un pseudonyme maison, sans que le créateur reste propriétaire de son œuvre. À un moindre degré, même si on rend aux maîtres reconnus des hommages appuyés sous forme de prix et d'invitations aux conventions, le fandom (multiple autant qu'anonyme et intemporel) placera toujours la SF au-dessus de l'affirmation de l'individualité de chaque auteur. Alors que cette individualité — son expression, son regard unique sur le monde — est souvent au centre du discours littéraire, et plus particulièrement de celui des auteurs.

Cet aspect n'est pas souvent souligné, mais je conjecture que le fandom, que le genre SF en général, a pu peser sur l'ego (forcément bien développé, s'agissant de créateurs) d'un certain nombre d'auteurs, que ce soit Spinrad, Fabrice Colin (cités par JJR dans le même article), ou un certain nombre d'autres ayant un jour clamé leur retrait de la SF, comme Harlan Ellison ou Robert Silverberg, eux-mêmes anciens fans hyperactifs. Il faut, je crois, prendre en compte la possibilité de cette coloration émotionnelle dans leurs réactions vis-à-vis des structures sociales de l'intra-muros — tout autant, et cela a été souligné depuis longtemps, que des espoirs de gains financiers plus importants que pouvait leur faire miroiter la perspective d'une sortie vers le marché global de la littérature (espoirs en général déçus depuis, avec des exceptions comme celle, fameuse pour nous, de Michel Jeury).

Je n'ai pas encore abordé le cœur de la question de Jean-Jacques Régnier : la constitution d'un intra-muros de la SF est-elle une “obligation” ? Est-elle même désirable ? Il semble répondre par la négative, en évoquant une disparition “petit à petit”.

Pour moi, il s'agit d'une affaire de goût personnel. On peut préférer la SF intra-muros ou extra-muros (la différence entre les deux se perçoit en général assez vite, même si des œuvres individuelles peuvent échapper à la classification). Et même aimer les deux. Se poser la question de si l'une peut exister sans l'autre, dans les deux directions : la SF intra-muros est bien entendu née des œuvres, par définition extra-muros, qui l'ont précédée, mais les œuvres de SF extra-muros qui s'écrivent aujourd'hui ont perdu une part de leur innocence, et se réfèrent à un écho de la SF de genre, ne serait-ce que pour revendiquer haut et fort leur éloignement de cette prose plébéienne. Loin de moi l'idée de jeter la pierre à l'un ou l'autre (ou encore moins d'en souhaiter la disparition). Je me bornerai à constater que la constitution d'une SF intra-muros est, tautologiquement, nécessaire à la production des œuvres (peut-être incestueuses !) que nous reconnaissons comme procédant de la SF de genre. Le vœu de constitution en genre que je fais à la SF romande doit être lu à l'aune des intentions que j'attribue aux anthologistes : les gens qui font des anthologies de SF extra-muros ont en général, par le fait même de réaliser un tel choix, une adresse clairement située en les murs.

Il me reste, non à me justifier, puisque de gustibus non disputandum, mais à renouveler la déclaration de subjectivité à l'aune de laquelle vous devez lire toutes mes opinions. Sur un plan plus personnel, qu'est-ce qui m'a mené à aimer la SF ? Sans doute la lecture de Sciences et avenir (auquel mon père était abonné quand j'étais petit, au milieu des années 60), et de quelques BD, dont Guy L'Éclair, qui paraissait en épisodes dans le quotidien le Provençal. En dessous de beaucoup d'articles sur la bien réelle course à la Lune que se livraient à l'époque USA et URSS. Donc, la SF intra-muros gagne aux points chez moi.

Un peu plus tard, je me suis mis à dévorer les rééditions de Jules Verne au Livre de poche ; on peut le classer extra-muros, mais il faut prendre l'époque d'écriture en compte, et on peut se demander si Verne n'avait pas déjà instauré à son profit une forme de standardisation — voire d'effacement de l'auteur en employant des nègres :-). Après des années de lecture de littérature pour jeunes et de BD où je cherchais finalement la SF partout où elle pouvait se nicher, je ne me suis mis à la lecture systématique des collections de SF qu'à partir de 1973 en commençant par Marabout, après un passage par Bob Morane et Doc Savage. Si bien que la Belgique est sans doute le pays de langue française qui m'a le plus influencé à mon insu.

Donc, je préfère la SF intra-muros. Même si, gâtisme aidant, j'en viens à admettre que les littérateurs hors genre peuvent avoir plus de force dans la description des sentiments humains, ou tourner leurs phrases avec plus d'élégance (je regrette mes jeunes années où j'étais totalement insensible à ce genre de considérations), je reste émotionnellement plus attaché à la SF issue du genre. Parce que la littérature de genre, faisant avancer ses concepts à partir de la vie qu'ils ont vécue en son sein, me donne une forme plus pure de ma drogue. Et pour sentir les vibrations du chœur autour de moi, quand je m'égosille sans souci de délicatesse. Le printemps venu, je vous réexpliquerai tout ça en termes de bêchage et de désherbage…


  1. Que j'avais également chroniquée auparavant en me livrant déjà à des réflexions sur l'apparent désir de constitution d'une catégorie “Science-Fiction suisse romande”, de la part des anthologistes tout au moins.

Commentaires

Ajouter un commentaire

Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.