KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Vincent Gessler & Anthony Vallat : Dimension Suisse

anthologie de Science-Fiction et de Fantastique romande, 2010

chronique par Pascal J. Thomas, 2010

par ailleurs :

Parfois les plis de la grammaire recèlent en leur sein plus de sens qu'il n'y semble. Si Dimension Suisse situe simplement cet ouvrage dans le maillage mondial de l'imaginaire que "Rivière blanche" entreprend à sa modeste et sympathique échelle, le sous-titre pose clairement les choses : qu'il s'agit de la partie francophone de la confédération, et surtout que c'est l'anthologie qui est romande — et non le Fantastique et la SF, qui ne présentent guère dans ce coin de la francophonie de trait distinctif ; tandis que se met en place un sens d'appartenance entre les praticiens romands des genres de l'imaginaire. Nous y reviendrons.

Se rangent donc sous l'insigne de la fusée une poignée de textes franchement fantastiques. Le classicisme de la thématique n'y est pas un inconvénient, quand il est racheté par l'intensité émotionnelle — c'est le cas dans "Puni" de Thibaut Kaeser, qui vous prend aux tripes même si vous avez déjà vu le film Sixième sens. Et beaucoup moins dans "Parfois mon reflet" d'Yves Renaud. "Cette ville qu'ils appellent Sanzu", d'André Ourednik, est d'un abord plus complexe : le cadre de dislocation temporelle et de présence de démons renvoie à la SF et à la Fantasy, et l'expression à mon avis trop recherchée peut diluer l'impact émotionnel du contenu.

Ayant amorcé le glissement vers la Fantasy, et bien qu'aucun texte du recueil n'en adopte les tropes emblématiques, je mentionnerai deux textes où la conjecture ne se double pas de rationalité. "Divergence", de Daniel Alhadeff, imite la manière et la matière d'un texte de proto-SF de la Belle Époque (quand le spiritisme pouvait passer pour science). Bien fait dans son genre, mais l'intrigue est décidément trop schématique. Sébastien Gollut, dans "Ceux qui marchent", nous présente une tribu d'Humains contraints de marcher sans cesse pour compenser la (très lente) rotation de leur planète et maintenir le soleil au zénith, sous peine de congélation. Malgré l'invocation de la mécanique céleste, un peu de réflexion ôte toute vraisemblance au texte (que mangent-ils ?), sans le dépouiller de sa force dramatique (la découverte par un enfant de la dureté du monde).

Qui bene amat bene castigat : j'ai tendance à être plus exigeant sur la logique, sur le sentiment de complétude de l'intrigue, pour les textes que je range dans la SF. À cette aune, un certain nombre de nouvelles du recueil me laissent un goût d'inachevé. Autant dans "Au-dessus de Shibuya" de Sébastien Cevey que dans "Jay, le basset et le gitan" de Denis Roditi, la révélation d'une nouvelle réalité met plus ou moins un terme au récit. Même si la réalité virtuelle hallucinatoire de Cevey et (à un moindre degré) la critique par l'absurde de la société de consommation de Roditi ne manquent pas de sel, je reste sur ma faim. "Partir, c'est mourir un peu", de Jean-François Thomas, est beaucoup plus développé, le portrait du protagoniste beaucoup mieux brossé, mais la révélation cruciale (sur les conséquences terribles de la téléportation, découverte appliquée uniquement à des fins militaires) me semble trop rapidement amenée, et pas assez exploitée.

Je passerai rapidement sur "J'ai croisé des vaisseaux", le poème de Tom Hass, objet littéraire amusant et étrange (ne serait-ce que par l'âge de son auteur), et sur "les Miens" de Robin Tecon, qui relève d'une SF terriblement classique même si correctement exécutée.

Les trois meilleures nouvelles de SF du recueil me semblent être celles de Laurence Suhner, Lucas Moreno et François Rouiller. Suhner, dans "Homéostasie", nous plonge dans le cauchemar d'une Terre en train de mourir, qui se raccroche à une lueur d'espoir : recourir aux pouvoirs psi de la protagoniste pour découvrir une motivation derrière la catastrophe. Avec la vénéneuse conclusion d'une réponse inattendue. Noirceur garantie. Moreno, dans "l'Autre moi", nous faire suivre la recherche psychanalytique des souvenirs enfouis de son protagoniste. Qui le mène au voyage dans le temps pour essayer d'améliorer une enfance gâchée par un père violent, sous l'égide des IA (qui ont essentiellement remplacé les Humains pour toutes les professions supérieures). Bien entendu, ici aussi les résultats escomptés ne sont pas au rendez-vous. En dépit de la richesse du texte, j'aurais aimé que le nœud de l'intrigue se découvre de façon plus progressive, et que l'horreur psychologique de l'enfance battue soit plus sensible. Rouiller, dans "Remugle en neurocratie", est beaucoup plus politique et proche de notre époque. La présidence a demandé à une équipe (ultra-confidentielle) de neurologues de faire avancer leurs recherches sur la manipulation des consciences pour s'assurer du résultat des prochaines élections. Rebelle, une jeune chercheuse est à l'affût d'une faille pour saboter la sale besogne de ses collègues. Malgré une description à grands traits des tensions au sein de l'équipe scientifique, le texte est aussi jouissif qu'original, par son traitement sans fard du machisme académique, par son retournement du rôle des personnages, par son humour.

Au total, une sélection d'un bon niveau général, et d'une lecture toujours au moins agréable. Le tout est agrémenté, de façon peut-être superflue, d'une histoire de la SF suisse romande par Jean-François Thomas. Superflue, car le même a publié l'an dernier Défricheurs d'imaginaire, une très bonne anthologie historique sur le thème dotée d'une excellente introduction. L'homme connaît tellement son sujet qu'il a du mal à ne pas se répéter. Alors il raconte la même histoire (forcément) dans un ordre différent.

Ce qu'on peut souhaiter de mieux au présent recueil est qu'il se constitue en chapitre suivant de cette histoire. Je m'explique. La SF suisse romande est en bonne partie “hors genre”, faite de textes au contenu spéculatif mais sans conscience de se placer dans la tradition de la SF. Avant que le genre se constitue et prenne la place qui est la sienne aujourd'hui, c'était la seule qui pouvait exister. La date de cette prise de conscience de genre (et de sa reconnaissance par un public) peut se situer dans les années 1950 en France ; elle semble plus tardive en Suisse francophone. La présente anthologie d'inédits, même si elle entrelace les textes des “jeunes” et des plus anciens, ou moins spécialisés, témoigne de la constitution d'un milieu SF romand, centré autour d'une nouvelle génération née dans les années 1970, qui a toujours connu la Maison d'Ailleurs (celle de Patrick Giger), a créé ses propres institutions (rencontres régulières, ateliers d'écriture…), et publie ses premiers romans (Gessler, Cevey, Jaccaud…). Voir la préface, et la fin de l'article de Jean-François Thomas, pour plus amples renseignements. De quoi nous promettre d'alléchantes découvertes.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 67, décembre 2010

Lire aussi dans KWS la chronique de Défricheurs d'imaginaire par Pascal J. Thomas, ainsi que l'éditorial du même au numéro 68 de KWS

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