André-François Ruaud et al. : Fiction, nº 11, automne 2010
revue de Science-Fiction, de Fantastique et de Fantasy
- par ailleurs :
En tant qu'édition française du vénérable Magazine of fantasy and science fiction, le Fiction d'aujourd'hui, comme son ancêtre de chez Opta, publie une grande majorité de textes traduits de l'anglais. On me pardonnera, pour une fois, de noégaillardiser et de commencer cette chronique par une note technique.
Connaissez-vous le sens des expressions suivantes ?
« en bas du corridor » (p. 53, il s'agit d'un couloir qui est parfaitement horizontal)
« teint à la ficelle » (p. 180, puis deux autres fois dans le même texte)
« disques longue durée » (p. 183, ne cherchez pas du côté des nouvelles technologies, nous sommes dans les années 1970)
« le seul endroit que j'avais appelé chez moi » (p. 198, c'est de la Fantasy : il n'y a pas de téléphone)
« il sauta sur ses pieds » (p. 200, en parlant d'un personnage jusque-là assis)
« voilà qui paiera pour votre voyage » (p. 276, il ne s'agit pas d'une personne mais d'une rentrée d'argent attendue)
« place de marché » (p. 323, nous sommes dans l'espace et il s'agit de transactions électroniques)
« elle venait pour moi » (p. 329, dans le cadre d'une scène de combat entre machines, pas d'un rendez-vous amoureux)
Une indication : traduisez tout ça en anglais mot pour mot, et considérez-les comme des idiomatismes anglais.
Oui. Ça va mieux ? Effectivement, là on décode : plus loin dans le couloir ; tie dye ; trente-trois tours ; le seul foyer que j'aie connu ; il se leva d'un bond ; voilà qui paiera votre voyage ; marché [sens boursier] ; elle me(1) se dirigeait vers moi (j'ai choisi de vous épargner bien d'autres perles, comme ces “frondes” qui doivent être des rameaux de fougères (fronds), ou l'emploi du verbe "engager" dans le sens de "fiancer"). Je ne comprends pas comment André-François Ruaud, qui maîtrise le français infiniment mieux que moi, n'est pas malade de voir polluer sa langue par de tels barbarismes.
Et je ne parle pas des fautes d'orthographe toujours nombreuses, qui se changent parfois en fautes grammaticales qui mettent en péril la cohérence d'une phrase — passage intempestif du passé simple à l'imparfait par exemple. Ayant lu ce tome 11 dans l'avion et dans des salles d'attente, je n'ai pas toujours eu le loisir de prendre autant de notes que j'aurais voulu. Ces exemples sont grappillés au hasard, et ont eu le mérite de me faire faire un peu de gymnastique mentale (quelle est l'expression anglaise qui se cache derrière cette tournure ?) mais témoignent d'un problème qui ne s'atténue pas avec le temps, celui de la qualité des traductions dans Fiction. Car pour chacune de ces impropriétés flagrantes, il y a (à mon humble avis) beaucoup plus de phrases maladroites qui sentent le calque, et remplacent le plaisir de lecture par le désir désespéré d'accéder au texte original anglais, pour le comprendre et l'apprécier vraiment. La seule explication que je vois est que ni André-François, ni aucun locuteur natif du français,(2) ne relit les traductions de Fiction. Or les Moutons électriques publient des livres jolis et assez chers, par des auteurs souvent intéressants ; on aimerait que le même soin soit porté à leur texte qu'à leur maquette.
Ce numéro de Fiction est très bon, et repose sur un choix de haute volée de textes et de critiques. On notera d'abord une poignée de piliers, tous pratiquant une SF indiscutable. Thomas M. Disch, avec "le Mur de l'Amérique", un texte agréable qui tourne court (mais l'occasion de sa mort imposait un hommage, agréablement complété par un texte de James Sallis, qui s'élève entre autres contre le fait que la critique ait réinterprété le recueil the Wall of America à la lumière du suicide de son auteur ; le fait est toutefois que la nouvelle-titre, ici publiée, s'achève par une sortie inexpliquée). Robert Silverberg, avec "À contre-courant", donne un texte ciselé (comme toujours), un voyage dans le temps qui ne mène nulle part après un début très prenant. Trop zen pour moi. Joe Haldeman, dans "Saisie", est fidèle à lui-même : beaucoup d'humour, de l'irruption totalement SF dans notre univers prosaïque, une résolution sardonique. Je prends toujours mon pied à lire Haldeman. Gene Wolfe nous refait la Nativité avec "Pas d'étoile qui frappe", et on l'aura compris dès les premières lignes, mais c'est comment il va l'amener et ce qu'il peut devenir du monde où se déroule le récit qui en font tout le sel. Comme toujours, il y a de la transposition d'identité, et même si ce n'est pas un sommet de l'œuvre de Wolfe, c'est sacrément (pardon) bon.
Le “ton” F&SF, s'il y en a un, réside sans doute dans les contributions de tout un groupe d'auteurs moins célèbres, à l'imaginaire décalé. Howard Waldrop pourrait être leur porte-drapeau, s'il n'était plus excentrique que la moyenne, et "l'Émission de M. Goober", son récit de la découverte ambiguë d'un contact extraterrestre via un artefact technologiquement dépassé, est à mon sens au niveau du fameux "les Vilains poulets". Terry Dowling livre "Mille-morceaux aux dernières-lueurs", un texte assez ballardien qui m'a moins convaincu (plus, cependant, que la majorité des exercices de ballardisme contraint du Bifrost récemment consacré à l'auteur britannique). Peter S. Beagle est excellent ; c'est de la Fantasy et donc pas ma tasse de thé, mais j'aurais quand même adoré si "Proie" n'était le texte du numéro qui a le plus souffert d'une traduction calamiteuse (cf. plus haut).
Plus intéressant encore, ce numéro est l'occasion de découvrir des inconnus talentueux. Alex Irvine frise avec "la Lorelei" le Fantastique via le pouvoir mystérieux de la peinture, mais ne m'a pas touché. Ruth Nestvold pratique dans "le Guide du voyageur sur Mars" un humour grinçant à la Galaxy, très efficace — et très contemporain, puisque fondé sur l'énervement qui peut vous saisir quand vous essayez de vous y retrouver dans un mode d'emploi interactif. James L. Cambias produit un très bon space opera à la Varley ; les personnages de "Tous comptes faits" sont tous des robots ; ils obéissent aux lois de la robotique mais ne se privent pas de s'en moquer. Enfin "Finisterra" de David Mole, un texte très efficace, ambiance un peu à la Iain M. Banks, préoccupations écologiques, structure astucieuse, clins d'œil linguistiques, bref, que du plaisir (et c'est plutôt bien traduit pour une fois, par quelqu'un qui connaît l'anglais et le français : Bruno B. Bordier).
Fiction présente peu de rubriques, mais avec une touche d'originalité. Les portfolios (trois dans ce numéro) sont aussi intéressants que divers. Un nouveau chroniqueur littéraire, Nicolas Lozzi, a des préoccupations tellement orthogonales aux miennes que je songe sérieusement à utiliser ses jugements comme anti-guide — c'est-à-dire en lisant systématiquement les textes qu'il condamne. Ou alors, il fait dans la provoc'. Jean-Jacques Régnier livre un article de fond, "En être ou pas…", qui pose des questions sur la pertinence du cadre SF, en restant trop prudent pour arriver à des conclusions tranchées (voir mon éditorial pour un autre point de vue sur le sujet). Enfin, nous avons droit à une foisonnante et réjouissante interview de Roland C. Wagner par Sara Doke.
J'espère que cette description schématique vous aura donné envie d'ouvrir ce numéro — en tout cas, il paraît difficile à l'amateur sérieux de SF en français (plus ou moins) de ne pas s'y abonner.
Commentaires
Ma chronique ci-dessus du tome 11 de Fiction était écrite avec précipitation et exagération ; vous lirez ci-dessous les remarques de Jean-Jacques Régnier, qui sont tout à fait instructives. Je ne voudrais pas, toutefois, que l'on puisse penser que je favorise Bifrost au détriment de Fiction dans ces colonnes (ou ailleurs), d'abord parce que la comparaison n'aurait aucun sens, les deux périodiques se plaçant dans des registres bien distincts (il n'est que de comparer la proportion des rubriques dans chacun), ensuite parce que si telle était mon intention, il serait plus simple de ne pas parler de Fiction. Dont je répète que je recommande la lecture. Je ne fais que rendre compte de gênes dans la lecture, sentiment difficile à quantifier et dont l'intensité varie avec les circonstances (et le temps passé entre ladite lecture et la rédaction de la chronique). Il est sans doute vrai que je suis moins sensible quand je lis en français aux fautes de syntaxe et surtout d'usage (y compris orthographique) que je le suis aux anglicismes transparents.
Pour le reste, les lecteurs auront tous les éléments en main avec la lettre qui suit, qu'ils peuvent comparer à leur connaissance idiomatique du français.
Dear sir (comme on dit dans le courrier des lecteurs des revues anglo-saxonnes),
Notre aimable rédacteur en chef présentait dans le numéro 68 de KWS une critique du tome 11 de Fiction, critique particulièrement élogieuse.
Faisant partie de l'équipe rédactionnelle de cette anthologie périodique des Moutons électriques, je ne peux que m'en réjouir, sinon en remercier son auteur. Cette chronique commençait cependant par une “note technique” sur deux colonnes (quasiment la moitié de sa chronique) où PJT se plaignait de trouver dans les traductions des nouvelles parues dans ce numéro trop d'anglicismes, de
, d' , de . Il écrivait que le problème des traductions dans Fiction et se l'expliquait par le fait ne relisait lesdites traductions.Il est bon que les lecteurs de KWS sachent qu'un constat moins sévère, mais allant dans le même sens, avait été fait en son temps par l'équipe de rédaction de Fiction elle-même, que des relectures globales et systématiques sont maintenant faites (par un “locuteur natif”) de manière approfondie, et que la qualité du travail obtenu grâce à une collaboration constante avec les traducteurs s'est grandement améliorée, à un niveau au moins égal, sinon supérieur, à ce qu'on peut trouver dans les périodiques analogues publiant des textes en traduction. Alors, même si on ne peut jamais éliminer tous les problèmes sans exception, il est désespérant de lire cette critique précisément au moment où tout est fait pour [que] les choses s'améliorent.
Peut-être la réputation hélas contestable de Fiction dans ses premières années a-t-elle laissé une trace qui la fait lire encore par certains, systématiquement, avec suspicion, faisant voir des problèmes là où, ailleurs, on ne les remarquerait pas (et même, on va le voir, là où ils n'existent pas…). PJT évoquait dans le numéro 67 une très brève nouvelle (à peine plus de deux pages) de J.G. Ballard traduite dans le nº 59 de Bifrost, nouvelle dans laquelle j'ai trouvé cinq fautes, anglicismes, maladresses ou impropriétés que lui, sans qu'on puisse l'accuser d'un quelconque favoritisme, n'a apparemment tout simplement pas vues !
Ce constat attristé s'accompagne cependant de ma part d'un ironique sourire en coin : PJT entame sa critique par dix exemples,
, de ce qu'il reproche aux traductions de Fiction. Or, puisqu'il détaille ce qu'il croit être des impropriétés ou inélégances, voici ce qu'il en est :Sur cette dizaine d'exemples, cinq sont incontestablement inexacts : PJT y a vu des erreurs qui n'y sont pas. Quant aux autres, deux sont peu convaincants et les derniers mériteraient vraiment plus ample discussion…
Notre aimable rédacteur en chef a bien sûr parfaitement le droit d'exprimer son sentiment dans le cadre de ce qu'il appelle, dans son éditorial, ; je ne peux en revanche accepter sans protester qu'il appuie ce sentiment sur tant d'inexactitudes.
Allez, bon vent à KWS et à Fiction…
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