KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Olivier Girard : Bifrost, nº 94, avril 2019, spécial John W. Campbell, Jr.

revue des mondes imaginaires

chronique par Pascal J. Thomas, 2020

par ailleurs :

En consacrant ce numéro à John W. Campbell, Jr., la rédaction de Bifrost ne se doutait sûrement pas de la polémique qui allait éclater moins de six mois plus tard : Jeannette Ng, lauréate du prix baptisé du nom du célèbre rédacteur en chef, attaquant violemment et de façon ignorante(1) la figure tutélaire lors de son discours d'acceptation, et la polémique résultante qui aboutirait au hâtif changement de nom de cette distinction destinée aux nouveaux auteurs.(2) S'il est indéniable que les hiérarchies de valeurs changent avec le temps comme autant de modes, ce numéro de Bifrost aide à nous rappeler, en nous donnant à lire quatre lettres du bonhomme adressées à Theodore Sturgeon, Forrest J. Ackerman, Robert A. Heinlein et Isaac Asimov, que Campbell dépassait largement les limites de l'acceptable déjà à son époque, avec ses points de vue sur l'esclavage, et sur les relations entre les “races” ou entre les sexes. Nous savons aussi qu'il se laissa embarquer dans nombre de charlataneries pseudo-scientifiques, dont la pire — parce que la plus réussie — fut la dianétique, qu'il aida grandement à créer — et que L. Ron Hubbard transforma en scientologie quand les deux fondateurs ne s'entendirent plus.

L'article-profil de Francis Valéry sur Campbell passe l'éponge un peu vite, mais je lui reprocherai surtout un certain déséquilibre : il passe beaucoup de temps sur des périodes assez courtes, en arpente d'autres à grandes enjambées. Disons qu'il ne peut pas s'empêcher de nous livrer une foule de détails bibliographiques sur les revues de l'époque, entre 1926 et les années 1950 — mais c'est ainsi qu'il est passionnant, et éblouissant d'expertise.

Campbell fut aussi écrivain, relativement maladroit sous son propre nom, et plus prenant sous le pseudonyme de Don A. Stuart. Philippe Boulier nous brosse un tableau de la partie de cette œuvre qui a été traduite en français, tandis que Thomas Day fait le point sur les multiples adaptations cinématographiques de sa nouvelle de loin la plus connue, "Who goes there?", qui devint à l'écran la Chose d'un autre monde.

Tous ces articles fort instructifs sont complétés par les habituelles et abondantes rubriques de Bifrost. J'ai un faible pour les vulgarisations de Roland Lehoucq, et dois confesser une petite déception cette fois-ci, l'article "Photografiction" co-signé avec Frédéric Landragin ne m'ayant pas, pour une fois, passionné. Je me suis plongé sporadiquement dans les chroniques de livres et de revues, et dans les bruits du milieu, qui de nos jours ne me parviennent plus qu'assourdis.

Le numéro est bien sûr complété par une poignée de nouvelles. Laurent Queyssi avec "les Nouvelles aventures de Flip-Flop" donne un texte de Fantastique subtil qui vaut surtout par sa description aigüe, derrière une ribambelle de pseudonymes qui signalent plus qu'ils ne dissimulent, du milieu actuel de la bande dessinée. Sam J. Miller livre "les Choses à barbe", un texte court et étrange, aux confins de l'horreur et de la SF, qui rend un hommage direct à cette brave Chose d'un autre monde dont nous parlions. Michael Rheyss,(3) dans "le Triangle de Lavrentiev", procède à la fois d'un steampunk qui serait resitué dans le xxe siècle et de l'Histoire secrète technologique et littéraire. Un jeu, mais un grand jeu fascinant et nostalgique, avec pour personnages les auteurs campbelliens que furent Arthur C. Clarke, Isaac Asimov et Robert A. Heinlein.

Enfin à tout seigneur tout honneur, Bifrost republie dans une traduction révisée "le Ciel est mort", nouvelle parue elle aussi sous le nom de Don A. Stuart, tout emplie de la nostalgie de la lointaine fin du monde. L'intrigue est mince et bringuebalante, mais le texte tient par sa description d'un univers ratatiné comme une vieille pomme, enseveli de neige, et pourtant encore habité par quelques vaillantes machines… On pourra vouloir assigner aux revues une mission prioritaire de découverte de nouveaux talents ; consolider sa connaissance du passé n'est pas désagréable non plus par moments, d'autant plus qu'il existe, ou du moins on le souhaite vivement, une vaste frange de nouveaux lecteurs pour qui John W. Campbell, Jr. représente une découverte, sinon une nouveauté. Bel ouvrage, donc, à consulter en utile complément à l'ouvrage d'Alec Nevala-Lee.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 86, mars 2020

Lire aussi dans KWS la chronique des numéros  1 ,  2 , 42, 45, 46, 51, 59, 66, 71 & 92 par Pascal J. Thomas


  1. Elle a traité Campbell de fasciste, ce qui est à tout le moins approximatif, et lui a attribué la direction d'Amazing stories, ce qui est franchement ridicule.
  2. Voir dans ce numéro ma chronique de l'essai d'Alec Nevala-Lee : Astounding.
  3. Pseudonyme déjà utilisé il y a vingt ans par Ugo Bellagamba, dont il est difficile de penser qu'il ait pu être usurpé par qui que ce soit d'autre, malgré les minauderies de la présentation dans la revue…

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