Olivier Girard : Bifrost, nº 66, avril 2012, spécial Isaac Asimov
revue des mondes imaginaires
- par ailleurs :
Il y a un mystère Asimov. Non, je ne parle pas des dizaines de mysteries qu'il a pu écrire, frappé par le virus du roman policier — une forme d'écriture qui, avec la vulgarisation scientifique, l'a sans doute occupé pendant une bien plus grande part de sa vie que la Science-Fiction. Le mystère Asimov, c'est comment un écrivain sans style, insupportablement bavard dans sa dernière période, et imbu de lui-même à un point rare, a pu devenir un monument de la Science-Fiction, que j'ai pendant mes années adolescentes lu avec une dévorante passion.
Comme souvent, la réponse est dans la question. Asimov est devenu un monument dans ses premières années, quand il n'était pas encore bavard, et que les concepts qu'il introduisait étaient nouveaux — même s'ils n'étaient pas nombreux. Et son absence de style est un don, sans doute inné, pour la transparence, l'impression qu'il communique au lecteur d'accéder directement aux idées de l'auteur sans être arrêté par un rideau de paroles. Évidemment, ça ne fait pas de bons dialogues ni de bons personnages — et divers articles de ce numéro de Bifrost s'étendent en détail sur ces défauts —, mais ça correspond bien au genre de SF qui se pratiquait à l'époque. Évidemment, comme dans l'exemple fameux des Trois Lois de la Robotique, les textes d'Asimov doivent quelque chose aux rédacteurs en chef des revues pour lesquelles il a travaillé, notamment John W. Campbell, Jr. — là encore, on apprendra des détails en lisant ce numéro de Bifrost. Mais c'était la réalité de cette SF des débuts, qu'elle était et qu'elle se voyait avec fierté comme une entreprise collective. Asimov en occupait le cœur, et quand, beaucoup plus tard, ses livres de SF se sont massivement vendus, c'est la SF elle-même qui faisait irruption sur le marché du livre, et non un auteur qui aurait percé par son individualité (comme Philip K. Dick a pu beaucoup plus tard le faire). Corollaire, l'autosatisfaction d'Asimov a toujours su se faire accepter parce qu'accompagnée de cet humour que cultive le fandom de SF, même à ses moments les plus sérieux.
On trouvera dans le dossier Asimov de Bifrost les habituelles chroniques de livres et études (je relèverai celle de Francis Valéry, féroce comme toujours, qui tranche sur le ton souvent hagiographique des dossiers sur un auteur), des textes d'Asimov s'expliquant (chose qu'il a toujours faite avec plaisir et à toute vitesse, comme tout ce qu'il écrivait, disait-il), un texte anecdotique mais fascinant de Philippe Hupp, et deux nouvelles d'Asimov, "Quel dommage !" et "les Visions du robot", qui, reconnaissons-le, ont un côté codicille et fond de tiroir (bien entendu, il ne restait pas grand-chose de disponible, Asimov ayant été exhaustivement traduit).
Il faut par contre souligner l'excellence de la nouvelle de Cory Doctorow, "les Robots". Oui, l'intrigue est cousue de fil blanc (le serviteur d'un système autoritaire finit par s'en rendre compte et se retourner contre lui), mais les clins d'œil aux lois de la robotique, les détails du paysage, les détails de la vie du personnage, sont magnifiques. Et le récit est parcouru par l'inquiétude que peuvent ressentir les Américains (ou les Occidentaux en général) envers la désindustrialisation de leur pays et l'emprise croissante de la production asiatique sur toute l'infrastructure de leur mode de vie.
Dans les rubriques habituelles, on trouve toujours un paquet de chroniques de livres très informatives et très diverses (je peux ne pas être d'accord avec Jean-Pierre Lion sur Iain M. Banks, mais je suis toujours intéressé par ce qu'il a à dire, et je peux ne m'intéresser en rien aux livres dont parlera Thomas Day et prendre toujours le même plaisir à ses étalages de méchanceté virtuose), les carnets de Pierre Stolze (qui nous parle de manga cette fois-ci, il faut que je prenne des notes, on ne peut plus ignorer ce pan de la culture populaire), la rubrique revue de Thomas Day, la rubrique scientifique de Roland Lehoucq, qui explore cette fois-ci les disciplines qui touchent à ce qui pourrait ressembler à la psycho-histoire asimovienne, ou à ses racines.
D'accord, tout cela se lit vite, tout n'est pas indispensable, tout n'est pas profond, mais Bifrost n'arrive pas encore à m'ennuyer, et pour cela, je leur en suis reconnaissant (jusqu'au jour où…).
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