Chroniques de Philippe Curval

Roland C. Wagner : la Balle du néant (les Futurs mystères de Paris – 1)

roman de Science-Fiction, 1996

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :
Cent mètres et marathon

Après quelques d'années d'hibernation provisoire, la Science-Fiction française semble se réveiller pour la troisième fois depuis sa naissance officielle, au début des années 1950. Quatre nouvelles revues trimestrielles, l'ambition de jeunes auteurs en témoignent.

Tem est fils de Millénariste. En lui réside un pouvoir parapsychique qui, de la part d'un simple mortel, le ferait qualifier de mutant. Il est transparent dans la mémoire des autres au point que sa mère met quelques secondes à se souvenir qu'il existe. Parfois, il éprouve le vertige existentiel de se dissoudre dans l'air. Dans son néocortex est installée Gloria, une intelligence artificielle subtilisée à l'état-major de l'armée. Tel est le détective d'un genre inédit que Roland C. Wagner a créé pour résoudre ses Futurs mystères de Paris. Son talent inventif lui permet de brosser une intrigue assez subtile, dans le cadre d'une deuxième moitié de xxie siècle qui ne manque pas de séduction spéculative.

Pour découvrir comment la Balle du néant a tué un physicien dans un local clos, le héros de ce polar science-fictif doit percer des énigmes singulières. À la culture SF de l'auteur s'ajoute un sens du verbe, des personnages et des situations qui confère plein de charme à ce roman nonchalant, premier, j'espère, d'une longue série.

Ayerdhal : Genèses

anthologie de Science-Fiction française, 1996

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :

L'absence de collections où publier des nouvelles ne favorise pas l'émergence et l'épanouissement d'écrivains inconnus. Genèses, l'anthologie que présente Ayerdhal, est significative de ce point de vue. Malgré son titre, ses dix auteurs sont déjà confirmés.

Ce qui n'empêche pas le talent de s'exprimer. D'emblée, Élisabeth Vonarburg s'impose par un long récit, "le Début du cercle", qui la classe comme une nouvelliste de premier plan. Cette histoire de star du futur dont la beauté et l'expressivité se régénèrent grâce à des organes prélevés sur des embryons “orientés”, et qu'on lui greffe, restera parmi les plus beaux textes de Science-Fiction sur la persistance de l'identité.

Jean Marc Ligny et Jean Claude Dunyach, avec "Labyrinthe de la nuit" et "le Jugement des oiseaux" respectivement, ont chacun opté pour le lyrisme épique. Sans doute pour sublimer le sentiment dickien de “déréalité”. J'avoue que l'association entre poésie et SF ne m'a jamais convaincu. Mais c'est un défaut personnel de mal supporter la mitraille métaphorique. L'excellent point de départ de Dunyach sur la survie instinctive du Moi, en dépit d'un effacement total de la personnalité du sujet, aurait mérité un traitement plus serré.

Jean-Louis Trudel dans "Lamente-toi, sagesse !" cède à un romantisme échevelé pour conter l'histoire d'une “orchestrante” qui sacrifie ses mains au profit de greffes artificielles, afin d'atteindre au sommet de son art. Pierre Bordage pour "une Paix éternelle" œuvre à son habitude dans le space opera, mais il semble que la nouvelle soit un genre qui ne lui convienne guère. Quant à Bernard Werber, il se sent perdu sans ses fourmis. Fragment de roman plutôt que nouvelle, "les Heureux damnés" de Richard Canal nous dévoile avec humour et mélancolie pourquoi les Kapaks ont cessé de travailler dans les champs de drogue d'une planète lointaine.

Il y a un instrument dont Lya Salieri joue à la perfection, c'est Mozart. Bien sûr, cette génie de la biologie l'a recréé au xxxie siècle, à partir du crâne et d'un clone du musicien. Il fallait de la virtuosité pour dénouer une situation aussi étrange. Ayerdhal, compositeur de ce recueil, en possède assez pour conclure avec beaucoup d'intuition créative. Car en un mot, si Genèses démontre qu'il existe en langue française nombre de nouveaux écrivains pour créer une Science-Fiction originale, cette anthologie révèle combien leur inspiration et leurs formes d'expression sont bigarrées.

Serge Lehman n'échappe pas à la règle. "Nulle part à Liverion", qui fait partie de ce recueil, constitue un prologue à l'ambitieuse série qu'il propose avec son roman F.A.U.S.T. Cette enquête métaphysique, à la manière d'un Umberto Eco qui aurait écrit de la SF, nous plonge dans un futur oppressant à la fin du siècle prochain, où les multinationales surpuissantes voudront effacer les États. Intelligent, stratégique, ce texte à la narration synthétique ouvre sur l'espoir d'un continent perdu, encore à l'abri des puissances économiques : la Culture. Plus diffus, F.A.U.S.T., qui se situe trente années plus tard dans cette même société, combine enquête policière, réflexion sur l'histoire du futur, action, spéculation, avec un dynamisme réfléchi. La lecture successive de la nouvelle et du roman est enrichissante. Elle permet d'apprécier la distance littéraire d'une œuvre et de savoir si l'on préfère, en SF, le cent mètres ou le marathon.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 348, novembre 1996