Keep Watching the Skies! nº 23, avril 1997
Ayerdhal : Genèses
anthologie de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Ayerdhal tient à sa singularité. Composer une anthologie, c'est soit lancer un vaste filet, soit louvoyer entre manifeste et copinage (et n'essayez pas de me faire croire que le premier puisse éclore sans le deuxième ; les imperfections de l'humanité contribuent aussi à sa beauté). Inutile de vous dire que celle-ci est une anthologie du deuxième type, rassemblant sur invitation les auteurs qui bougent selon Ayerdhal, ceux qui depuis quelque temps sont en train de débarrasser de son image de loser la S.-F. francophone.
Et pourtant, l'escouade est sympathiquement disparate. Trudel, Vonarburg, Canal, Dunyach, se connaissent bien (malgré tout ce qui peut séparer les deux premiers). Ligny est un rescapé de la vague post-78, des auteurs apparus avec Futurs au présent. Lehman, copain parisien de Roland Wagner et nourri comme lui de S.-F. populaire, s'en détache par son approche politique et intellectuelle. L'anthologiste lui-même, on ne le présente plus, et Bordage et Werber représentent la S.-F. venu du dehors ; le succès commercial de leurs romans-locomotives s'est fait sans apprentissage au niveau de la nouvelle, sans pratique du “milieu”.
C'est sans surprise que l'on note que leurs textes sont (de loin) les plus faibles du lot. La brévité ne leur sied pas, certes, mais je n'aurais pas pensé qu'ils oseraient livrer des… productions pareilles. Inutile de s'attarder sur la vignette de Werber, qui repose sur une surprise tellement téléphonée qu'on n'ose pas y croire. Et pourtant.
Bordage, lui, produit un texte qui possède une certaine cohérence interne. Ce qui le gâche, c'est le cri perpétuel, le ton sans cesse émotionnel de l'auteur qui divise le monde entre Bien et Mal, avec ses portraits de militaires et de pacifistes qui manquent totalement de cette vérité que l'on attend des mensonges de la fiction. Même Orson Scott Card, vers qui ce texte louche de façon tristement évidente (le cycle d'Ender), est beaucoup plus fin que cela. Que le Mal soit plus présent que le protagoniste ne le soupçonnait, on s'en doutait bien aussi ; pour moi, l'intérêt du texte est nul. Qui sait, il pourrait trouver son lectorat.
Si Ligny, avec ses envolées poétiques sur Mars, m'a un peu déçu, si Trudel garde un style trop clinique pour être complètement convaincant sur une histoire d'amour, si Ayerdhal écrit toujours des dialogues qui m'horripilent au long d'une histoire diablement accrocheuse, l'ensemble du recueil est d'une tenue éblouissante. Capturons quelques éclairs.
Élisabeth Vonarburg donne une histoire qui traverse le temps, articulée autour d'un personnage de chanteuse/chorégraphe qui me rappelle (par ses origines et son ascension) Céline Dion. Peu importe que le thème central rappelle fortement Nancy Kress ("Dancing on air") — le récit de Vonarburg, un des meilleurs que je lui connaisse, est largement supérieur.
Au sommet de sa forme également, Jean-Claude Dunyach infuse de cruauté ses raffinements esthétiques dans "le Jugement des oiseaux". On dirait un peu du Jablokov — en plus percutant. Comment entretenir, dans un Système Solaire à la police infaillible, une équipe de tueurs à gages ? Et qu'est-ce qui peut démonter une aussi parfaite mécanique ? La production de Dunyach s'est faite, ces dernières années, trop irrégulière en quantité, voire en qualité. Sur cette nouvelle, l'anthologiste a accompli son travail éditorial. Magnifique résultat. Bravo, et encore !
Bravo aussi à Richard Canal, qui traite de sujets aussi cruels (les rivalités mortelles entre des clones et leurs originaux) par le biais de l'humour, et de la débauche de moyens — visuels, imaginatifs, verbaux. Son protagoniste, Julius, un “privé” nigérian du futur, est à la fois amer, narquois et attachant. Et je ne peux qu'admirer la manière sournoise qu'a l'auteur de glisser ses inventions dans le texte — les manoirs où vivent les puissants, par exemple, sont des vaisseaux aériens en vol presque constant (Laputa, quand tu nous tiens !), mais cela n'est jusqu'à la moitié du texte signalé qu'en cachette, au détour des phrases.
Julius sert les riches, et les déteste, mais n'en tire pas de conséquences politiques (au lecteur de le faire, s'il le souhaite). Serge Lehman, au contraire, est tout politique dans "Nulle part à Liverion". Si son intrigue repose sur une machination un peu tirée par les cheveux, et lorgne vers Shangri-La, c'est quand il se perd dans le travail de l'historien, traquant les sources moyenâgeuses ou celles du Siècle des Lumières à l'aide du Réseau Mondial, qu'il est le plus fascinant. Un seul reproche : que ce texte vole un peu les effets du premier roman de sa série F.A.U.S.T., puisqu'il en met un scène un personnage-clé, et que sa découverte (tenue secrète) est un enjeu du roman.
Lehman, avec sa passion pour l'histoire et le politique, se démarque de l'ensemble du livre. Quel peut être, direz-vous, le trait qui fait un ensemble d'une cohorte qui, je l'ai souligné, est aussi diverse ? Nulle surprise, pour le coup : le thème de la création artistique court dans la S.-F. française depuis dix ou vingt ans, depuis que le militantisme à fleur de peau est passé de mode. Ou peut-être ce thème s'impose-t-il depuis beaucoup plus longtemps, finalement, qu'il n'est que temporairement submergé par les modes ; voir les quatre anthologies publiées au Livre de Poche par Herzfeld, Klein et Martel. Dans les années 70, le créateur apparaissait souvent en démiurge ; ici, il est beaucoup plus humain, englué dans les séquelles de la popularité (chez Trudel, Vonarburg, Ayerdhal), de ses propres sentiments (Dunyach, bien entendu, mais aussi Canal dans une certaine mesure), ou de la fascination qui va le conduire à sa perte (Ligny).
Ce qui est frappant, et qui révèle peut-être l'influence de l'anthologiste (qui avait, après tout, bâti sa première œuvre majeure, La Bohème et l'Ivraie, sur un tel concept), c'est que plusieurs textes se lancent à la recherche de l'Art Total. La quête n'est pas nouvelle en S.-F., qui doit inventer sciences et arts pour aller avec ses humanités futures, et procède souvent par collage. Que la musique doive dans le futur intégrer sa dimension spectacle — danse, conte, images — est-ce aussi évident que cela ?
L'idée qu'un art doive émerger de la fusion de tout ou partie des disciplines classiquement reconnues remonte au moins aux fantasmes que les futuristes russes pouvaient entretenir sur le cinéma— c'était au début de notre siècle. Surréalistes, vidéastes et groupes de rock psychédéliques sont passés par là depuis, et tant d'autres.
Il me semble au contraire (et la S.-F. a beaucoup moins exploré cette avenue) que le futur de l'art peut résider dans une division plus fine des différentes disciplines artistiques, et des différents genres à l'intérieur de chacune (et ce bien après que se sera étiolé l'étiquetage maniaque et affolant qui sévit aujourd'hui tant dans la musique populaire que dans les nouvelles collections de S.-F. du Fleuve Noir). Le Moyen-Âge ignorait la littérature en prose, nous établissons désormais une distinction claire entre un roman et un poème. La poésie elle-même ne se concevait que chantée, nous séparons texte et mélodie… et ainsi de suite. Pourquoi ne pas imaginer que le futur reconnaîtra l'art de l'expression faciale comme distinct de celui du contrôle de la voix, chez ceux que nous nommons indistinctement acteurs ? Ou pourquoi — hélas — ne pas imaginer que se constitue un genre “polar sf”, aux règles aussi inflexibles que celles du sonnet…
Nous sommes là bien loin de la S.-F. francophone. À en juger par cette anthologie, toutefois, sa vitalité est parfaitement assurée et elle n'a pas besoin que je joue les garde-malades !