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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 13-14 la Bohême et l'ivraie

Keep Watching the Skies! nº 13-14, juillet-août 1995

Ayerdhal : Made, concerto pour Salmen et Bohême ~ la Naïa, hors-limites ~ Ely, l'esprit-miroir (la Bohême et l'ivraie – 2 à 4)

roman de Science-Fiction en quatre tomes ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel

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Le vrai. L'ivraie. L'ivresse. La tétralogie d'Ayerdhal, la Bohème et l'ivraie, se situe au carrefour de ces résonances.

J'avais parlé du premier volume, Ylvain, rêve de vie, dans une critique antérieure diffusée sur le serveur de liste sffranco. Ici, je parlerai donc des trois volumes subséquents, où nous voyons Ylvain et ses amis affronter toute l'Homéocratie mais surtout la très puissante Commission éthique.

Ylvain est un kineïre renégat, artiste capable de projeter des images mentales que les esprits sensibilisés par l'absorption de l'amplikine peuvent capter. Il a rencontré une jeune fille, Ely, au talent kinéique inconcevablement plus puissant que le sien et, avec ce qu'elle lui a appris, il a perfectionné son art, le portant au niveau le plus élevé. Mais, ce faisant, il a prôné implicitement un rejet de la société homéocrate qui englobe de nombreux mondes colonisés par les humains de la Terre. Ely n'est pas une artiste, mais elle met ses dons indéniables au service de son amour pour Ylvain, les jetant dans la balance à l'occasion de la lutte qui s'engage.

A l'Institut kinéique de Chimë, Mademoisel est la bonne élève qui s'est faite ridiculiser par Ylvain et Ely à l'occasion d'un grand festival sur Still. Lorsque débute le second volume, elle est de retour sur Chimë, toute bouillonnante des enjeux et du défi qu'Ylvain a jeté à l'Institut, mais elle se heurtera à l'inertie institutionnelle. Malgré une offre alléchante, elle optera de se joindre à Ylvain et à ses amis bohèmes de la planète Still (dont le nom est tout un programme). Mais elle a méjugé à quel point l'hostilité des officiels homéocrates deviendra très vite sanguinaire et assassine. Alors que Jarlad, qui dirige la Commission éthique, resserre son contrôle sur les kineïres de l'Institut, Ylvain, Made (moisel) et les autres échapperont de peu à un meurtre grâce aux dons psychiques et mortels d'Ely.

Dès lors, Ylvain et son petit groupe n'auront plus le choix : ils devront se lancer dans une tournée de plusieurs mondes pour faire la démonstration de leur kineïrat sauvage et se servir de la publicité comme pare-balles. Retenus sur Lamar, ils seront obligés d'étaler au grand jour certains de leurs pouvoirs secrets, tel que celui d'atteindre des esprits qui n'ont pas été prédisposés par l'absorption d'amplikine, afin de s'enfuir. Réfugiés sur la Terre, devenue un monde de riches oisifs, donc, à mi-chemin du troisième volume, ils n'ont plus d'échappatoire et la réaction de l'Homéocratie sera violente. Ce volume s'achève sur une répression sanglante du mouvement bohème et une autre tentative de suppression d'Ylvain et ses compagnons.

Le quatrième volume conduit inexorablement à l'affrontement final entre Ylvain, Ely et les autres ; l'Homéocratie, d'une part, et la Commission éthique dirigée par Jarlad, d'autre part, ce dernier étant de loin le plus dangereux, grâce aux pouvoirs psychiques qu'il maîtrise. Ylvain se retrouvera prisonnier sur Thalie, la planète qui abrite les instances suprêmes de l'Homéocratie, tandis que ses compagnes devront relever un défi périlleux pour le rejoindre : abuser un ordinateur.

En fait, comme dans de nombreuses œuvres d'Ayerdhal, on retrouve dans la Bohème et l'ivraie un dénouement où les protagonistes détiennent un moment un pouvoir suprême leur permettant de dicter leurs conditions : il s'agirait donc d'une sorte de libération par l'autoritarisme d'anarchistes… Des variantes apparaissent dans le Chant du drille, Cybione, l'Histrion et Sexomorphoses. C'est ainsi que se termine la Bohème et l'ivraie, roman crucial dans l'œuvre d'Ayerdhal, car il permet de relier le Chant du drille à l'Histrion et Sexomorphoses.

En quatre volumes, Ayerdhal règle aussi les affres sentimentales d'Ylvain, aimé d'Ely et Made (moisel) à la fois.

Il s'agit donc d'une œuvre animée d'un puissant souffle épique et artistique. Certains écrivains cèdent sans se battre aux contraintes de la collection Anticipation du Fleuve Noir et les Billy, le Bussy et autres Garen se contentent de brosser des variations parfois compétentes, parfois non, sur des trames vieilles comme le monde. D'autres écrivains essaient de combiner le schéma figé du Fleuve Noir (défi à relever, action soutenue, rythme forcené, efforts d'habitude couronnés de succès, fin en général heureuse) avec une vision plus large. Ayerdhal est au nombre de ces derniers. Certes, il s'amuse comme un petit fou à accumuler rebondissements, péripéties, concurrence plutôt machiste entre ses personnages féminins, déplacements d'astronefs, retournements, avant de conclure en offrant un affrontement pyrotechnique plutôt cinématographique entre Jarlad et la Bohème représentée par Ylvain et ses amis. Toutefois, Ayerdhal introduit une autre dimension en s'en prenant sans retenue aucune à la corruption des institutions en place et aux dessous peu ragoûtants des façades les plus riantes. Les rapports entre ses personnages masculins et féminins ont aussi une toute autre consistance que les rapprochements obligés entre héros masculins et faire-valoir féminines, tels que pratiqués par les auteurs cités ci-dessus. Le tout donne un ton très différent, plus sardonique, plus touchant, à ce qui serait autrement de la science-fiction assez convenue.

Le dernier atout d'Ayerdhal, c'est le style, qui s'exprime seulement dans quelques morceaux de bravoure semés çà et là au fil de ces quatre livres : la description de "Rêve de vie", le kein d'Ylvain dans le premier volume, par exemple, ou le reportage d'Eveniek (nom qu'il faut peut-être lire à l'envers) dans le troisième. Pour aussi rares que soient ces feux et étincellements stylistiques, ils enrichissent un texte comme ne sauraient le faire des auteurs moins doués.

Il reste à parler de certaines faiblesses propres à Ayerdhal ou à la science-fiction française en général. En lisant ces quatre volumes, j'ai eu la très nette impression qu'Ayerdhal savait très précisément qui étaient tous ses personnages, surtout les antagonistes, mais il ne nous le fait jamais comprendre. Ils restent souvent de simples affreux antipathiques, parce que réactionnaires ou bornés, ou des mécaniques à intriguer, comploter et combiner dont les motivations restent mystérieuses. Pour certains des protagonistes, les moins importants surtout, c'est un peu la même chose, sauf pour les personnages principaux qui s'analysent réciproquement jusqu'à plus soif. Néanmoins, si l'ignorance des lecteurs en ce qui concerne la personnalité des antagonistes permet à Ayerdhal de manigancer un certain nombre de surprises et de retournements, elle déséquilibre aussi le roman (car la tétralogie forme vraiment un roman en quatre parties) puisque ce contre quoi œuvrent Ylvain et compagnie reste plutôt abstrait et insaisissable, sauf pour Jarlad, figure classique du mégalomane qui fut un idéaliste déçu — peut-être…

Enfin, du côté scientifique, Ayerdhal louvoie avec assez d'agilité pour éviter la plupart des écueils. Il est convaincant quand il faut l'être et il n'essaie pas de convaincre quand ce serait impossible. Evidemment, des pouvoirs paranormaux sont au cœur de cette tétralogie ; ils ne sauraient avoir de justification scientifique et, pour cette raison même, on peut accepter, si on a la foi, l'expansion démesurée des pouvoirs des héros, capables de projeter sur quelques centaines de mètres à la fin du premier volume et sur une dizaine de milliers de kilomètres à la fin du quatrième. De même, il n'y a rien de rationnel à la supériorité finale d'Ely sur Jarlad ; elle est tout simplement donnée de façon arbitraire. Du côté de la physique, on retrace un astronef à un moment grâce à un enduit qui provoque, par “friction magnétique”, une émission sur une longueur d'onde de 21 cm. Si c'est une allusion à l'émission par la transition de spin de l'hydrogène atomique neutre, j'éprouve quelques doutes qui me portent à croire qu'elle est singulièrement mal venue. Dans un système solaire (celui de la Terre, dans le roman), l'hydrogène est tout d'abord ionisé en grande partie et on aurait tendance à croire qu'à proximité d'un astronef se déplaçant avec les vélocités décrites (pas loin de la vitesse de la lumière, en fait), les énergies dégagés ioniseraient l'hydrogène environnant. De plus, même si une fraction de l'hydrogène environnant pouvait être neutralisée et forcée à émettre un signal radio à 21 cm, la probabilité de transition est si faible qu'on a du mal à croire que le signal serait plus fort que le bruit ambiant. (Tout l'Univers émet sur les longueurs d'onde avoisinantes…)

J'ajouterai qu'en dehors des conflits entre personnages et politiques, les romans d'Ayerdhal restent assez secs et on n'a pas toujours l'impression de bien “voir” les décors, sauf à une ou deux reprises (à la fin du deuxième volume ou dans les Alpes terriennes).

Bref, en guise de conclusion, il s'agit d'une tétralogie haletante, au rythme soutenu d'un bout à l'autre, dont la narration est entachée de quelques maladresses mais qui fait montre d'une énergie et d'une intelligence qui la placent nettement au-dessus de la moyenne des livres parus au Fleuve Noir. En la rééditant, ce dernier ne s'est pas trompé et j'encouragerai tous les lecteurs qu'intéresse l'évolution de la SF française à se la procurer : ils auront droit à un jour ou deux de lecture pas ennuyeuse du tout.