Chroniques de Philippe Curval

Michael Bishop : Requiem pour Philip K. Dick

(the Secret ascension / Philip K. Dick is dead, alas, 1987)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1997

par ailleurs :
Dick et Dick et colégram

L'esprit du mal existe pour de bon. Son nom est Richard Nixon. Et son principal adversaire s'appelle Philip K. Dick. Mort en 1982, alors que le président des États-Unis entame son quatrième mandat, l'écrivain n'est connu que pour ses œuvres de littérature générale. En effet, ses romans de Science-Fiction, considérés comme subversifs par le gouvernement, dédaignés par la critique, proscrits par les éditeurs bon teint, ont été diffusés par photocopies, tels des samizdats sous Staline et Brejnev, autres dictateurs. Les États-Unis ont gagné la guerre du Việt Nam, construit une base sur la Lune. Ces événements à la causalité douteuse vont donner l'occasion à Michael Bishop, l'auteur de ce Requiem pour Philip K. Dick, de bâtir une uchronie savoureuse et de la défaire avec autant de brio.

Car Dick est un mort en sursis. L'Entité qui assure la cohésion de ce monde irréel depuis Omicron Céti va l'aider à en changer les structures. Fantôme assis devant sa machine à écrire fantôme, il va influer sur le sort de ce monde parallèle en s'y incarnant. Un couple sympathique d'Américains moyens, tendance démocrate, Lia, une analyste, et Cal, cowboy et fan de SF, va l'aider à réaliser son plan.

Cette suite d'avatars mystico-délirants permet à Michael Bishop, pour qui les arcanes de la divinité n'ont rien de secret, de jouer avec l'Histoire, avec les textes et les titres de Dick, sans jamais sombrer dans l'anecdotique, l'hagiographique, sans verser dans le pastiche ni la contrefaçon. Au contraire, s'emparant des techniques littéraires dickiennes, il va s'employer à les détourner à son profit pour composer un roman miroir où les reflets de notre monde réel ou fantasmé donnent lieu à de brillants exercices de style. Exercices difficiles qui demandent, plus que de la virtuosité, un tempérament original. Car l'effet de distorsion ne suffit pas à maintenir le suspense. Encore faut-il créer des personnages en relief, manipuler habilement la structure historique, savoir y injecter des ingrédients inédits. Ainsi en est-il, par exemple, de l'américulturation, qui frappe les nouveaux immigrants. Synthèse ambitieuse entre la terreur sous McCarthy et les procès de Moscou, elle donne à voir sous l'angle critique une Amérique sous-jacente et bien constituée dont l'ensemble de la planète ne mesure pas aujourd'hui les intentions exactes.

Jusqu'à la touche finale, cet univers parallèle où Nixon n'a pas été élu président des États-Unis, qui ressemble dangereusement aux plus folles dérives mystiques de Siva ou de la Transmigration de Timothy Archer.

La réussite de Requiem pour Philip K. Dick tient dans cette maîtrise du jeu spéculatif, où l'auteur, se prenant tour à tour pour son modèle et pour lui-même, obtient une véritable mise en abyme de l'œuvre tout entière.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 353, avril 1997

Anticipation

collection de Science-Fiction au Fleuve noir, 1951-1997

chronique par Philippe Curval, 1997

par ailleurs :

Deux romans marquent la fin d'"Anticipation", au Fleuve noir, une collection importante pour l'histoire de la SF en France. Il s'agit du nº 2000, Wonderland de Serge Lehman, et du nº 2001, l'Odyssée de l'espèce de Roland C. Wagner. L'un et l'autre se situent dans la deuxième partie du xxie siècle, terre d'élection de la Science-Fiction de demain. Celui de Lehman explore la thématique de la zone interdite, où règnent les mutants, les pièges semi-intelligents, les fouilleurs d'ordure. En parallèle avec sa série F.A.U.S.T., ce roman intelligent, bien construit, nourrit son homme. Celui de Roland C. Wagner reprend les aventures de Tem, son détective transparent, qui se déroulent après la Grande Terreur Primitive. Un doux vertige métaphysique s'empare des héros à l'idée de connaître la vérité. Mais chut ! pour un détective privé, l'avenir relève du secret professionnel.

Par contre, celui de la collection est connu. En témoigne, à la fin du roman de Wagner, la liste close des deux milliers de titres qu'elle comporte. Septembre 1951, "Anticipation" commence avec les Conquérants de l'univers, premier volume de l'abominable tétralogie de Richard Bessière. Son sort aurait dû s'arrêter à cette époque, si B.R. Bruss et Jean-Gaston Vandel n'avaient su la réanimer avec des œuvres populaires de qualité. Puis vint la relève avec Kurt Steiner, Le May, Barbet. L'essai fut transformé par Pierre Pelot, Jean-Pierre Andrevon et Michel Jeury. Houssin et Brussolo vont reprendre le flambeau dans les années 1980. Puis Ayerdhal, etc.

L'ensemble forme-t-il aujourd'hui le mausolée de la SF ? 80 % de ses titres sont à jeter au désintégrateur. Mais le reste constitue l'eau de mémoire qui a alimenté sous perfusion, de génération en génération, les jeunes auteurs français. Des livres d'argent de poche ? Ce serait inexact. Non seulement cette collection contient de remarquables romans, mais elle a servi d'incubateur à quelques chefs-d'œuvre parus chez les concurrents. Gloire à ses cendres !