Chroniques de Philippe Curval

Roland C. Wagner : Tøøns (les Futurs mystères de Paris – 6)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2000

par ailleurs :
Crypter et décrypter

« Les psychoses sont semblables à ces vieux cartoons. Sous l'absurdité apparente se dissimule une logique très organisée. Un chat noir traverse devant quelqu'un et un porte-avions tombe du ciel. Il y a un rapport évident. » Cette citation que Roland C. Wagner invente dans Tøøns, sixième volume de ses Futurs mystères de Paris, donne le ton. Dans cet univers du troisième millénaire, après la Grande Terreur et le Mardi gris, s'est formé la Psychosphère, matérialisation de l'inconscient collectif humain, fort utile à l'écrivain qui a besoin de donner une explication à des phénomènes insensés. Puisque tout ce que les Humains ont rêvé a pu, peut, pourra s'y produire. Heureusement, Tem, le détective au chapeau fluo — qu'on voit à peine par moments et qu'on oublie sitôt parti —, est là pour les résoudre avec désinvolture.

Plus qu'à une véritable enquête, c'est donc à une promenade à travers son monde imaginaire à laquelle Wagner nous invite. Mais la vision globale du milieu est sérieusement structurée, intelligemment complétée d'un roman à l'autre, le maniement des paradoxes atteint parfois d'excellents développements. Ici, il puise à l'intrusion de créatures inédites dans la réalité consensuelle. Les Toons en l'occurrence, référencés Tex Avery, qui posent la question de la survie d'êtres plats dans notre univers à trois dimensions.

On peut reprocher à Tøøns un brin de distanciation, et surtout une multitude d'allusions incompréhensibles à ceux qui n'ont pas lu toute l'œuvre de Roland C. Wagner et fréquenté les conventions de SF. Mais cette histoire de livre mystérieusement volé par un personnage de dessin animé rebondit si souvent sur des trouvailles quantiques, des inventions tordues qu'il serait dommage de le négliger. Ne serait-ce que pour les scènes si bien venues empruntées à Roger Rabit où l'on ressent physiquement ce qui nous adviendrait si l'on se trouvait projeté soudain dans un cartoon. Ce n'est pas si souvent qu'on s'amuse dans la Science-Fiction contemporaine et que le pacifisme triomphe de l'adversaire.

Neal Stephenson : le Code Enigma (Cryptonomicon – 1)

(Cryptonomicon, 1999)

première partie d'un roman en trois tomes

chronique par Philippe Curval, 2000

par ailleurs :

Cryptonomicon, tel est le titre de l'énorme pavé de 1300 pages de Neal Stephenson dont le premier volume vient de paraître. Ceux qui connaissent Stephenson ne s'étonneront pas d'embarquer pour un voyage déroutant. Car, depuis ses premiers ouvrages, cet écrivain connaît l'art de brouiller les pistes, d'inverser la chronologie, de pulvériser la logique et de se livrer à son passe-temps favori, le verbiage intarissable. Un bagout plein d'entrain, un sens heureux de l'expression qui fait mouche, une bonne dose d'humour décapant compensent cela.

De quoi s'agit ? Dans un mode parallèle au nôtre, le jeune Lawrence Waterhouse, calculateur génial à qui la réalité échappe un peu, devient l'ami d'Alan Turing, l'inventeur de la machine du même nom. Il s'engage dans la marine au moment de Pearl Harbor. Ses talents particuliers et ses connaissances vont l'amener au sommet des spécialistes du décryptage. Traquer les messages allemands et couler leurs bateaux sera son destin.

Par ailleurs, un certain Bobby Shaftoe, marine de son état, va prouver son ardeur au combat en devenant l'un des diables de Guadalcanal. Ce qui entraînera chez lui des troubles de la perception.

Enfin vers 1995, Randy Waterhouse (un parent du premier ? On le vérifiera peut-être plus tard…) cherche désespérément à monter des startups informatiques qui tiennent le coup plus de quelques mois. Le projet avec Épiphyte est d'installer un paradis de données à Kinakuta. Dans l'avenir, il permettra à ce sultanat de faire converger tout le flux internet du Pacifique sud, d'échapper ainsi aux goulots d'étranglement de la Toile en la protégeant de toute interférence gouvernementale.

Cela posé, vous n'en aurez guère appris. L'essentiel du roman est ailleurs, dans les infernales interprétations statistiques de Lawrence à propos de filles de grande taille et des courbes en cloche, dans la jubilatoire épopée du codage durant la dernière guerre. Bref, ce roman constitue la tentative la plus élaborée d'élever la paranoïa du décryptage à la hauteur d'un art premier.

Bien qu'il s'agisse de rétrocipation plutôt que de SF, j'avoue que Stephenson a de quoi séduire par ses spéculations de haute voltige, ses descriptions féroces de l'armée et des mœurs de la Silicon Valley. Le seul problème, comme le constate Shaftoe : « c'est de savoir à quoi rime tout ce bordel ». Autrefois, ces lieux étaient fréquentés par les amateurs de sexe, et non de “bits”. Là se joue la différence.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 388, juin 2000

Lire aussi la chronique du troisième tome, Golgotha