KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Iain M. Banks : Trames

(Matter, 2008)

roman de Science-Fiction dans l'univers de la Culture

chronique par Pascal J. Thomas, 2009

par ailleurs :

Peu de gens, je parie, se souviennent aujourd'hui de Robert Lionel Fanthorpe. Pendant les années cinquante et soixante, sous une multitude de pseudonymes, il alimentait l'éditeur Badger Books en SF vite écrite — à son apogée, il produisait un roman par semaine, dicté au magnétophone et dactylographié par amis et famille. Vers le début des années 80, R.L. Fanthorpe, qui avait de l'humour, s'était transformé en attraction des conventions de SF britanniques : la simple lecture d'échantillons sélectionnés plus ou moins au hasard de ses anciennes œuvres lui permettait de dissoudre des salles entières dans leurs larmes de rire. Il donnait au passage (par l'exemple et de façon analytique) un aperçu de ses techniques d'écriture : dialogues superflus, répétition et accumulation de listes de mots que l'on aurait crues tirées d'un dictionnaire analogique…

Fanthorpe était un exemple extrême de ce qu'on appelle un hack, un auteur mercenaire. Pourquoi parler de lui à propos d'Iain M. Banks, auteur adulé autant que respecté ? Parce qu'autant à la lecture de l'Algébriste qu'à celle des derniers romans de la Culture, on observe des techniques d'écriture qui font irrésistiblement penser au gonflement des habitants-ballons des planètes géantes gazeuses. Prenez ce passage du présent roman, dernier-né longtemps attendu de la série de la Culture : “From the thronging chaos of the railroad […] the well-tramped way led, past whistling, roaring, bellowing machines and piles and coils of pipe and cable, along a thoroughfare twenty metres across crowded with pack creatures, warbeasts pressed into service as haulage animals, steam- and oil-powered traction engines, narrow-gauge trains and — more than anything else — with rank after rank and row after row and group and company and detail and shift and gang of workers, labourers, engineers, guards, specialists and professionals of a hundred different types.”. Reprenez votre respiration et rassurez-vous, ce n'est pas votre prof d'anglais qui vous a donné une liste de vocabulaire à apprendre, rien qu'une phrase (légèrement abrégée par mes soins). Et, miracle, Banks n'est pas Fanthorpe : j'arpente sans rire, et pour mon plus grand plaisir, son jardin botanique lexical. Bien entendu, notre Écossais a la manière : ses choix de mots sont travaillés, ses éruptions énumératives raisonnablement retenues, et son inventivité onomastique fièrement arborée. Au point que le roman est assorti d'un glossaire de pas moins de dix-huit pages (liste de personnages, de noms de vaisseaux, de mondes, d'espèces animales…) qui, bien que trompeusement titré "Appendix", se trouve avant l'épilogue du récit. Lisez, cher lecteur, nous suggère notre scribe ; vous vous réjouirez autant de cette énumération nue que des péripéties haletantes qui ont précédé.

Sur ce point, on n'est pas volé. Après un prologue destiné à nous montrer que la Culture (ou plutôt, nos barbouzes préférées des Special Circumstances) garde toujours un œil sur les barbares de sa sphère d'influence, nous sommes plongés dans le sang et la boue d'un conflit impitoyable. Et témoins dès le début d'une ignoble trahison. Hausk, roi des Sarl, est en train de gagner sa guerre contre les Deldeyn, mais il est blessé sur le champ de bataille, et, loin des regards indiscrets, sauvagement achevé par Mertis tyl Loesp, l'homme qu'il croyait être son bras droit. Mais tyl Loesp ne sait pas que la scène a eu un témoin, Ferbin, l'aîné des fils survivants du roi. Ferbin n'a jamais montré les qualités qu'on attend d'un monarque guerrier, mais il comprend bien que si jamais on découvre qu'il n'est pas mort au combat, alors sa vie est en danger ; et que son seul salut est dans la fuite vers l'espace, pour retrouver sa sœur Djan, qui a depuis quelques années rejoint les rangs de la Culture, et est la seule à pouvoir l'aider.

L'intrigue se poursuit sur les deux plans : dans l'espace, où Ferbin et Djan sont à la poursuite l'un de l'autre sans le savoir (et découvrent progressivement les strates des complots galactiques), et dans le royaume de Hausk, où tyl Loesp cherche à asseoir son pouvoir par la brutalité, mais doit compter avec le frère cadet de Ferbin, Oramen, adolescent intellectuel et réputé naïf. Les Sarl vivent dans une planète artificielle, un Shellworld : entièrement creuse, elle est répartie en niveaux concentriques d'un millier de kilomètres d'épaisseur, soutenus par des tours titanesques. Les Humains qui vivent sur le plancher de deux de ces couches ont un niveau de développement qui peut rappeler notre xviie siècle : ils possèdent des armes à feu, mais portent encore des armures au combat, et chevauchent des animaux volants (sans la moindre trace de la mystique qui entoure ce bestiaire dans des œuvres de science fantasy comme la Série des Dragons d'Anne McCaffrey). Cadre idéal pour une intrigue de cape et d'épée, avec trahisons de cour, fuites et combats. L'ombre de Dumas rôde, et Choubris Holse, le valet de Ferbin, me fait penser à Planchet, celui de D'Artagnan.

Banks a amplement démontré dans Inversions qu'il sait jouer le jeu du roman pseudo-historique remis en selle par l'amour de la SF pour l'anachronisme créatif — ce qu'on appelle souvent planet opera. Et s'il le fait ici, ça ne l'empêche pas de nous servir de généreuses louches de space opera, du vrai, du galactique, qui dépasse l'imagination tant par les échelles temporelles que spatiales. Entre autres louanges pour Iain M. Banks, la quatrième de couverture de l'édition Orbit cite the Guardian : “The standard by which the rest of SF is judged”. Je crois ne pas faire insulte au talent époustouflant de Banks en faisant remarquer que c'est plutôt l'inverse : plutôt qu'un modèle pour le reste de la SF, Banks est capable de se faire miroir d'une étonnante variété d'auteurs. Dans Trames, il donne un aperçu plus large des civilisations qui peuplent la Galaxie aux côtés de la Culture, et des relations entre espèces suzeraines et vassales, qui rappellent fortement l'univers d'Élévation de David Brin. Mais on trouvera aussi un robot tueur antédiluvien qui évoque les Berserkers de Fred Saberhagen, les Shellworlds dont le caractère entièrement artificiel peut faire penser au Trantor d'Isaac Asimov, des dieux cachés au sein desdits mondes artificiels comme c'est le cas dans le Cycle du Long Soleil de Gene Wolfe, des mondes orbitaux à la Larry Niven, cette fois sous la forme des Nestworlds, gigantesques couronnes de spaghetti spatiaux truffés de sous-spaghetti entremêlés à plusieurs échelles… Bref, une bibliothèque borgésienne de la SF plus qu'une irruption de concepts nouveaux qui guideraient les auteurs à venir. Le lecteur, novice ou averti, se délectera sans effort.

Banks innove pourtant, ajoutant toujours quelques touches à son univers. Ce n'est sans doute pas la première fois qu'il crée des extraterrestres bavards et crétins, mais les Octs, avec leur jargon pontifiant et à peine compréhensible, sont assez réjouissants dans le genre. Ce n'est pas la première fois qu'il nous éblouit avec des Big Dumb Objects, ou plutôt des Big Smart Objects, mais les Shellworlds — et toute la mystique qu'ils inspirent — sont une création qui demanderait plusieurs forts romans pour être entièrement explorée. Personne ne sait pourquoi leurs constructeurs (depuis longtemps disparus) en ont parsemé des milliers dans toute la Galaxie ; personne ne sait pourquoi une autre espèce (elle aussi engloutie dans les profondeurs du temps) s'est acharnée à les détruire. Leurs Niveaux ont été réaménagés de multiples fois pour des usages qui n'étaient pas prévus à l'origine, et les espèces qui les habitent désormais ne sont pas non plus les auteurs du réaménagement… Banks empile tant de strates d'Histoire et de préhistoire qu'on ne peut plus dire si cette Histoire est celle de notre futur, ou si notre monde est perdu dans le lointain futur ou le lointain passé de la Culture — sauf bien entendu si on lit l'État des arts, court et atypique récit relevant du cycle.

Surtout, Banks dote pour la première fois la Culture d'une civilisation qui traite avec elle sur un pied d'égalité (et pourrait bien être plus puissante) : les Morthanveld, qui semblent moins portés sur les I.A. et plus fidèles à leurs origines biologiques. Prudemment, il s'abstient de trop les décrire, ou de les mettre en conflit avec la Culture, au motif que des civilisations suffisamment avancées renoncent spontanément au conflit violent (au moment où se déroule ce roman, la Guerre iridane — qui fournissait l'arrière-plan d'une Forme de guerre — est loin dans le passé).

Banks se ferait-il moins pessimiste en vieillissant ? On pouvait se le demander au vu de ses derniers romans spatiaux, loin d'être aussi noirs et tragiques qu'une Forme de guerre ou l'Usage des armes. Toutefois, le présent livre retrouve la veine shakespearienne de Banks : les relations familiales (en particulier au sein de la fratrie) y tiennent une bonne place, le sort des individus est d'être écrasés par les rouages de l'Histoire, les militaires sont tous des crétins criminels, et le monde est prêt à exploser sous nos pieds. Si, si, le vieux William lui aussi aimait bien le bruit et la fureur. Et s'il faut chercher une signification dans ceux dont Banks nous remplit les oreilles et les yeux, c'est à nouveau que ceux qui prétendent guider le monde, au nom du droit divin de l'aristocratie, sont probablement les moins aptes à le faire. Les seuls moments de sagesse de Ferbin sont ceux où il prend la mesure de son incompétence comme monarque, et son valet se montre sans cesse à la fois plus pratique et plus intellectuel que lui. Tiens, voici un autre cliché que Banks se plaît à démonter : que l'éducation intellectuelle fasse barrage aux savoir-faire plus concrets ; le personnage d'Oramen, adolescent féru de mathématiques qui se révèle fin politique, est construit comme un contre-exemple à cette croyance.

Il est rare qu'un roman de plus de cinq cents pages n'ait pas de passages un peu creux. J'ai du mal à en trouver dans ce livre, tant Banks sait relancer à l'intrigue et nous gratifier en quelques pages de portraits ou de péripéties superflus mais savoureux. On m'objectera que le panégyrique nuit à l'analyse : je me tairai donc, et vous demanderai pourquoi vous me lisez encore, au lieu de vous jeter sur Trames.

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