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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 23 l'État des arts

Keep Watching the Skies! nº 23, avril 1997

Iain M. Banks : l'État des arts

(the State of the arts)

court roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Christo Datso

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L'État des arts est une novella, ou un court roman, comme on voudra, qui est peut-être la pièce la plus significative du Cycle de la Culture d'Iain M. Banks. C'est ici que l'on lit, de la façon la plus explicite, cette dimension de fable utopique ou de conte philosophique que Gérard Klein a analysé dans la préface de l'Homme des jeux, et qui est probablement la caractéristique majeure de l'ensemble de l'œuvre. C'est ici que l'on voit à quel point l'univers d'I. M. Banks n'a qu'un rapport de surface avec les conventions habituelles du genre, que sa manière d'écrire de la Science-Fiction ne se préoccupe pas de référence et de clins d'œil, sauf par l'humour, et qu'à l'instar d'un autre écrivain talentueux, il est destiné à marquer durablement le nouvel “Âge d'or” du space opera auquel nous assistons, depuis qu'une supernova appelée Hypérion a explosé dans les cieux de notre littérature favorite.

Saluons l'initiative des éditions DLM qui publient ce texte (traduit par Noé Gaillard et Valérie Denis) dans la collection "CyberDreams". Le lecteur francophone dispose à présent de l'ensemble des œuvres du Cycle de la Culture ; l'essentiel étant constitué des trois romans, publiés à l'origine chez Robert Laffont, en cours de réédition au Livre de Poche (l'Homme des jeux, l'Usage des armes, une Forme de guerre), sans oublier la nouvelle "un Cadeau de la Culture", parue dans Galaxies1 et le texte théorique "Quelques notes sur la Culture", qui l'accompagnait.

Le récit se présente comme la traduction, effectuée en anglais (!) par un “drone offensif” — entendez une Intelligence Artificielle dans un corps qui tient plus du pamplemousse que du robot — des souvenirs et des archives d'une enquêtrice de la Branche Contact de la Culture, Miss Sma (le nom complet est à peu près imprononçable), pour le compte d'un érudit spécialiste de la Terre.

Après une brève lettre d'introduction de Miss Sma à l'expert en question, l'honorable Monsieur Petrain (encore une fois, inutile de mentionner le nom complet), le long récit est articulé en six chapitres, eux-mêmes découpés en un foisonnement de sous-chapitres, le tout numéroté ; nous apprenons d'ailleurs à la fin que ce découpage est le fait du drone traducteur, « un texte en continu, pouvez-vous imaginer ça ? » nous dit-il, mais quelle importance : les drones ont un sens de l'humour très spécial. Il va de soi que les intitulés des chapitres ou de leurs subdivisions internes, doivent renvoyer à quelque suc extrait essentiel de l'œuvre même — pour s'en convaincre, considérez par exemple les titres suivants : "Sans secours devant le visage de votre beauté" (chapitre 3), ou "Tu le ferais si tu m'aimais vraiment" (chapitre 5). N'y a-t-il pas là comme l'indication secrète d'une clé de lecture destinée à nous révéler la beauté de la chose ? D'autant plus, que beauté de la chose, il y a, et d'emblée : « cela contribuait à faire naître en moi le vague sentiment, déjà éprouvé, que d'une façon ou d'une autre, cet endroit était un petit peu trop proche de la perfection » nous dit Miss Sma, en contemplation émerveillée, depuis le balcon de son vaisseau, d'un monde bleu et blanc, toujours changeant, d'un monde qui est le nôtre.

l'État des arts, c'est un peu les Lettres persanes de Montesquieu revisitées ; Paris est devenu la planète entière, et les Persans sont ces spécialistes de la branche Contact de la Culture, plus humains que nous-mêmes, et tout autant, étranges, singuliers, proches de la perfection. Mais une question fondamentale, presqu'existentielle, anime ces observateurs attentifs : contacter ou ne pas contacter ? Doivent-ils se faire connaître des Terriens, intervenir dans leurs affaires, changer le cours de leur histoire avant qu'ils ne fichent leur belle planète en l'air, ou doivent-ils les laisser tout seuls, ignorants et superbes, en proie à « une civilisation hautement hétérogène mais dont les différents éléments sont étroitement reliés — qui plus est de manière tendue » ? Là est toute la question que l'ingénue Sma n'arrêtera pas de poser au Vaisseau, question qui, paradoxe suprême pour ces spécialistes de l'exploration et de la rencontre de civilisations nouvelles, n'aura de réponse convaincante que par l'abandon de la question elle-même, abandon suscité par la fascination que les Terriens exercent sur eux.

Bien entendu, ils ne nous contacteront pas, sans doute parce que l'un d'entre eux a préféré l'immersion complète dans ce monde pourri qui est le nôtre, mais d'un monde en vie, à la stérilité et l'ennui qui guettent les esthètes de la galaxie. Ou bien, est-ce parce que, pour ces modernes Persans, les Terriens soient ces gens qui puissent « créer quelque chose qui parle avec autant d'éloquence de leurs propres méfaits », comme c'est le cas peut-être d'un Mémorial de la Déportation ? Comment savoir, sinon en se rapprochant de ces Terriens, humains et inhumains, extrêmes, pour qui l'art est douleur et joie, et non pas seulement, source de plaisir raffiné, parmi une infinité d'autres sources possibles, dans un paradis qui sonne le glas de l'Histoire ?

L'utopie est-elle souhaitable, même s'il s'agit d'une « assez bonne société » (selon la formule de Gérard Klein dans la préface citée) ? I. M. Banks, à travers l'examen au scalpel de l'“état des arts” [1] de notre civilisation, ne choisit pas. Comme dans un grand procès où la recherche de la vérité devient un enjeu dépassant tout protagoniste, le verdict sur laquelle des deux sociétés est préférable à l'autre — paradis égalitaire, hédoniste et vaguement ennuyeux de la Culture, ou bien vie brève, intense, et effroyablement injuste de la Terre — ne tombe jamais, sinon comme interrogation continue qui n'a que la conscience pour juge. Renvoyées dos à dos, après s'être approchées de très près, les civilisations de la Terre et de la Culture retournent à leur mystère, à leur secret. Ce que la Culture emportera de notre monde en fin de compte est aussi beau et fragile qu'un unique flocon de neige…

Notes

[1] C'est-à-dire de l'état d'évolution, du perfectionnement ; l'expression "state of the art" désigne en anglais un dispositif à la pointe du progrès, et le pluriel choisi par Banks introduit le double sens qui au titre original tout son sel (NdlR).