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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Pamela Sargent : le Rivage des femmes

Livre de poche nº 7202, octobre 1997

La Science-Fiction a la réputation fondée d'être un genre masculin dans sa thématique et dans son lectorat. Les indications statistiques dont on dispose pour les États-Unis, la France et la [Couverture du volume]Grande-Bretagne, les trois principaux marchés de cette espèce littéraire, font ressortir que son public est masculin de 75 à 90 %. Bien qu'aucune des sources ne soit absolument fiable et qu'elles résultent toutes d'enquêtes biaisées ou portant sur de petits échantillons à la représentativité incertaine, la réalité du phénomène fait peu de doute.

Il n'est pas si facile de l'expliquer. De bons esprits pensaient, il y a quarante ans, qu'il s'agissait d'un effet culturel, lié à l'éducation différente des sexes, et qu'il irait s'estompant. Mais bien que la proportion de lectrices se soit un peu élevée, la parité est loin d'être en vue. Il se peut même qu'après une pointe dans les années soixante-dix, la proportion de lectrices ait à nouveau régressé. Les présences féminines dans les lieux où l'on débat de SF, et notamment aux Conventions, demeurent aussi rares que sur les gradins des stades de football, accompagnatrices stoïques mises à part.

Or, avec la généralisation de la mixité, l'éducation reçue par les deux sexes, de la maternelle à l'enseignement supérieur, s'est homogénéisée. L'incompétence technicienne des femmes, traditionnellement invoquée (et souvent exagérée) a reculé s'il en était besoin devant la généralisation de la conduite automobile, la banalisation des machines domestiques, l'introduction de l'ordinateur dans une variété d'emplois, et leur accession fréquente à des activités de haute technicité. Le monde présent n'est plus celui d'il y a un siècle, ni même d'il y a cinquante ans, et il devient de plus en plus difficile de soutenir que les rôles imposés aux femmes par une société patriarcale les détourneraient de la Science-Fiction. Il est tout aussi surprenant que d'autres domaines subissent la même ségrégation, ainsi les jeux de rôles, les jeux électroniques et vidéo, la pratique personnelle de la microinformatique (1) et la dérive sur Internet. Sur ce dernier point, des articles bien intentionnés indiquent souvent une tendance à l'homogénéisation mais semblent relever davantage du vœu pieux et du politiquement correct que de l'observation concrète.

Une autre rationalisation hâtive voudrait que la thématique de la SF en écarte les sensibilités féminines. Bruissante d'histoires de conquête, brutale, violente, centrée sur des scientifiques omniscients et paranoïaques, des guerriers invincibles et machistes, des astronefs aux chromes phalloïdes, des robots aussi ratiocineurs qu'insensibles et des extraterrestres aussi hargneux que gélatineux dont la sensualité paradoxale s'exercerait prioritairement sur de frêles ingénues, la Science-Fiction répugnerait à la sensibilité féminine. Mais si ces clichés caricaturaux se rencontrent parfois dans ses modes les moins relevés, et bien plus dans ses dérivés audiovisuels, ils ne rendent pas compte, depuis longtemps et peut-être depuis toujours, de sa partie la plus vivante, fort bien représentée, qui fait la part belle à la poésie, à l'humanisme, à l'attention à l'Autre, au pacifisme et à l'amour, sans négliger l'humour. Faut-il vraiment citer aux lecteurs de cette préface les œuvres de Ray Bradbury, de Théodore Sturgeon, de Bernard Wolfe, de Frank Herbert (un grand chantre des héroïnes), de Fritz Leiber, de Fredric Brown, de Cordwainer Smith, de Christopher Priest, de Michael Coney, de Robert Silverberg, sans oublier évidemment celles d'Ursula LeGuin, de Kate Wilhelm, de Vonda McIntyre et de Suzy McKee Charnas, entre cent autres ? Au demeurant, la littérature policière ouvertement violente, plutôt machiste, à l'occasion sadique, ne souffrirait pas de cette discrimination négative des lectrices, et l'on dit même qu'elles apprécieraient les histoires de tueurs en série et qu'elles auraient un faible pour les romans d'épouvante corsés.

Les personnages de femmes échappant aux clichés de la jeune écervelée ou de la scientifique frigide ne manquent pas non plus dans la Science-Fiction, certes surtout depuis les années soixante : ainsi les héroïnes du Vagabond (2) de Fritz Leiber, l'inoubliable Jessica de Dune, la Podkayne de Robert Heinlein, la jeune aventurière de l'Enfant de la fortune de Norman Spinrad, l'étudiante devenant présidente de Mars de l'Envol de Mars de Greg Bear.

Alors, c'est à ne plus rien comprendre. Existerait-il un gène logé dans le chromosome Y qui prédisposerait les hommes à des centres d'intérêt laissant leurs compagnes impavides ? Ou bien faut-il chercher une explication partielle dans les représentations des rôles des deux sexes que convoient avec une redoutable efficacité les médias, en particulier la télévision ? Ou y a-t-il une raison psychologique plus profonde ?

Dans mon expérience, une différence peut-être anecdotique mérite d'être signalée. Je demande souvent à un lecteur de Science-Fiction fraîchement rencontré quelles furent les circonstances de sa découverte du genre. Il ressort des réponses deux différences nettes entre lecteurs et lectrices. La première est que cette découverte par les lecteurs serait généralement plus précoce que pour les lectrices. La seconde est que la presque totalité des lecteurs indique avoir découvert la SF « par hasard » ou la connaître « depuis toujours » ce qui signifie qu'ils ne se souviennent pas des circonstances de cette découverte qu'ils ont si bien intériorisée qu'elle leur semble évidente et qu'ils pensent l'avoir faite seuls. En revanche, la plupart des lectrices invoquent une influence plus tardive, celle généralement d'un homme, père ou copain, qu'elles peuvent souvent préciser en citant le titre alors conseillé ou prêté.

Cependant, si la lecture de la SF est principalement masculine, il n'en va pas de même pour sa production où les femmes occupent depuis longtemps une place importante que certains font remonter à Mary Shelley, la créatrice de Frankenstein. Je ne dresserai pas ici la liste des principales écrivaines car elle risquerait d'envahir tout l'espace qui m'est imparti, mais je citerai en vrac et dans le désordre comme elles me viennent à l'esprit, Noëlle Roger, Nathalie Henneberg, Christine Renard, Julia Verlanger, Élisabeth Vonarburg pour le français, et Leigh Brackett, Catherine L. Moore, Zenna Henderson, Judith Merril, Marion Zimmer Bradley, Miriam Allen de Ford, Ursula Le Guin, Joanna Russ, Alice Sheldon (alias James Tiptree Jr), Vonda McIntyre, Suzy McKee Charnas, C.J. Cherryh, Kate Wilhelm, Lois McMaster Bujold, Joan D. Vinge, Nancy Kress et Connie Willis pour l'anglais, (sans oublier pour l'allemand Théa von Harbou, l'auteur de Metropolis et de une Femme sur la Lune). Certains critiques américains, sans doute soucieux de voler au secours des minorités opprimées, ont même été jusqu'à prétendre que la Science-Fiction avait été sauvée dans les années 1970 par les femmes et qu'elles représentaient désormais le meilleur du genre. Il ne me semble pas indispensable d'aller jusque-là.

Hors des frontières du domaine, nombre d'écrivains féminins, comme Simone de Beauvoir, Elsa Triolet, Doris Lessing, Margaret Atwood, Anna Kavan, Monique Wittig et l'inévitable Marguerite Duras (3), ont fait des incursions notables dans la Science-Fiction.

Comment un lectorat principalement masculin a-t-il reçu les œuvres de ces femmes ? Sans préjugé semble-t-il, puisque Le Guin, Cherryh, Bujold et Connie Willis ont connu en France de grands succès, et qu'aux États-Unis, sur 92 prix Hugo (toutes catégories) décernés entre 1968 et 1990, 21 allèrent à des femmes, sur 91 prix Nebula, 28 leur furent décernés sur la même période, et qu'enfin sur les 19 prix John W. Campbell (citadelle réputée du sexe viril), 8 leur revinrent (4). On ne saurait sérieusement parler de discrimination.

Serait-ce que ces femmes, sans renier la signature de leur sexe (ce qui n'a pas toujours été le cas) se sont pliées aux goûts supposés des lecteurs et aient entrepris d'écrire, en somme, comme des hommes ? Là-dessus, les choses ne sont pas simples et il faudrait pour les démêler, se risquer à écrire une histoire complète de la Science-Fiction écrite par des femmes, ce que je n'ai ni la place ni le courage d'entreprendre ici. L'un des cas les plus singuliers est celui de James Tiptree Jr., remarquable auteur de nouvelles, salué par Robert Silverberg dans une introduction à l'un de ses recueils en 1975 comme “inéluctablement masculin”, et qui se révéla en 1977 s'appeler Alice Sheldon (5).

Mais en schématisant au risque de l'erreur, on peut distinguer trois époques qui s'emboîtent plus qu'elles ne se succèdent. Jusqu'au milieu des années soixante, les écrivaines de Science-Fiction écrivent à peu près unisexe : certaines continuent aujourd'hui, comme Loïs McMaster Bujold ; mais dès les années cinquante, Judith Merril faisait entendre une note très féminine. Par la suite et surtout après 1968, nombre d'entre elles se dégagent des conventions de la Science-Fiction masculine (si elles existent vraiment) et écrivent en tant que femmes. Ainsi dans le justement fameux la Main gauche de la nuit (6), qui affirme l'égalité des sexes en imaginant une espèce humaine qui adopte alternativement les deux genres.

À partir de là, se spécifie, surtout dans l'Amérique mosaïque des communautés, une Science-Fiction proprement, et parfois violemment, féministe. Une critique américaine, Diane Martin, a proposé en 1990 une échelle à dix barreaux du féminisme militant dans la Science-Fiction américaine.

Au niveau un, un certain scepticisme s'exprime quant à la validité de la domination masculine. Au niveau deux, les hommes et les femmes sont posés comme égaux, ainsi dans le Serpent du rêve de Vonda McIntyre. Au niveau trois, les femmes sont supérieures aux hommes dans certains domaines. Au niveau quatre, les femmes sont supérieures aux hommes dans tous les domaines. Au niveau cinq, elles ne peuvent vivre avec eux, ni vivre sans eux. Au niveau six, les hommes apparaissent comme de pauvres choses pitoyables. Au niveau sept, ils sont légitimement réduits à l'esclavage. Au niveau huit, la ségrégation apparaît comme indispensable à la survie du sexe féminin, et donc de l'espèce. Au niveau neuf, les utopies sont nécessairement féministes et lesbiennes comme dans l'Autre moitié de l'Homme de Joanna Russ (7). Au niveau dix enfin, les mâles sont éliminés ou pour le moins castrés, et la reproduction est assurée par parthénogenèse. Enfin seules… (8)

Le thème le plus emblématique de cette littérature féministe, et que la Science-Fiction seule permet d'aborder, est celui de la ségrégation radicale des sexes au profit d'une culture exclusivement féminine (niveaux huit et neuf). À la suite d'un cataclysme, souvent lié à une guerre nucléaire, ou encore après un bouleversement sociétal rarement explicité, les femmes se sont enfin débarrassées de la tutelle des hommes et vivent entre elles dans une utopie lesbienne chargée d'innocence puisqu'elle est vécue comme naturelle. Les hommes ont disparu ou encore sont reclus hors de la cité des femmes, le plus souvent dans la sauvagerie qui correspond à leur brutalité innée et irréductible. La question de la reproduction est traitée avec plus ou moins de bonheur, soit en faisant appel à la parthénogenèse ou au clonage, soit en ayant tout de même recours aux gonades mâles, de préférence grâce à l'insémination artificielle qui évite tout contact impur et prévient le risque d'un retour à l'amour hétérosexuel, cette perversion patriarcale.

Il est intéressant de noter que le thème de la séparation radicale des sexes a été traité bien avant le courant de la Science-Fiction féministe par des hommes et en particulier par Philip Wylie dans the Disappearance (1951) (9) où les femmes et les hommes de la Terre se trouvent soudain projetés dans des mondes parallèles différents et doivent apprendre à se débrouiller sans l'autre sexe, au moins jusqu'à un retour à la normale aussi inexpliqué que leur séparation.

C'est ce thème de la ségrégation que traitent dans des variantes sensiblement différentes Élisabeth Vonarburg dans Chroniques du pays des mères (10) et Pamela Sargent dans le Rivage des femmes, qu'on va lire. L'une et l'autre se montrent toutefois relativement modérées puisqu'elles font une place au désir et à l'amour hétérosexuels, et à la possible, encore qu'incertaine, réconciliation des sexes. En bref, dans ces deux beaux romans, l'homme peut être l'avenir de la femme.

S'il est permis d'espérer que les lectrices y trouveront une éventuelle revanche, les lecteurs masculins auraient grand tort de se priver d'explorer cette variété de la Science-Fiction, d'autant qu'elle exprime implicitement ou explicitement un concept très étrange selon lequel les deux sexes qui constituent et perpétuent l'humanité appartiendraient à deux espèces différentes et au fond inconciliables (11). Il trouve peut-être sa manifestation extrême dans la trilogie d'Octavia Butler, Xenogenesis (1987-1989), où des extraterrestres foncièrement bons mais hérissés de tentacules font surgir chez les humain(e)s une terreur et un dégoût aussi irréductibles qu'incompréhensibles et où le psychanalyste, même débutant, aura peu de mal à discerner la sidération produite par l'organe tubulaire externe masculin. Dans une inversion significative des positions, Suzy McKee Charnas faisait ressortir dans un Vampire ordinaire (12) que le seul homme fréquentable appartenait à une autre espèce que l'humaine, peut-être un extraterrestre.

Le plus surprenant reste que cette ségrégation, voire cette élimination, des hommes dans la Science-Fiction féminine n'a aucun pendant dans celle écrite par des hommes, comme si ceux-ci n'imaginaient pas pouvoir se passer des femmes, ou ne l'envisagent que sur le registre de l'horreur (13). Les communautés d'hommes, astronautes, explorateurs, soldats, souvent mises en scène avec plus ou moins de complaisance dans la SF, ont une valeur fonctionnelle temporaire et n'impliquent jamais que les femmes aient été rejetées voire éliminées. L'explication vite brandie selon laquelle cela s'expliquerait justement par le sexisme masculin et par la situation d'exploitées des femmes semble bien courte : les auteurs de Science-Fiction ne se sont jamais privés de faire disparaître le prolétariat grâce aux machines et aux robots. Et s'ils ont risqué quelques variations sur le thème de l'androïde féminin fantasmatique, cela a toujours été pour y réintroduire, d'une manière ou d'une autre, du féminin.

Peut-être cela vient-il de ce que tous les hommes ont une femme pour mère alors que les femmes ne trouvent là que leur semblable.

La question spéculative posée par la Science-Fiction féministe, à dire vrai presque exclusivement américaine (si l'on y inclut le Canada), celle du désir de la disparition de l'autre sexe, qui va bien au-delà de la traditionnelle guerre des sexes ou de la revendication homosexuelle, fait en somme écho à l'énigme que désespéra de résoudre Sigmund Freud : que veut une femme ?

Peut-être s'agit-il de jouir enfin de l'absence des hommes. En somme une question de creux, une histoire de manque.

Notes

(1) Avec une exception pour la création graphique sur ordinateur où les femmes sont très présentes et peut-être majoritaires.

(2) Le Livre de Poche.

(3) C'est Pierre Versins qui le dit dans son Encyclopédie de la Science-Fiction.

(4) Source : Encyclopedia of Science-Fiction de John Clute et Peter Nicholls.

(5) J'ai toujours eu un doute sur “l'erreur” de Robert Silverberg, en partie parce que cet homme fin se trompe rarement dans ses jugements, en partie parce qu'on ne voit pas bien pourquoi il avait besoin d'insister ainsi sur la masculinité de l'écrivain qu'il préfaçait, enfin parce qu'il est peu vraisemblable qu'il n'ait rien su de l'auteur qu'un éditeur lui avait demandé d'honorer de la sorte. Mais Silverberg a l'air de tenir à son “erreur” qui a connu un certain succès médiatique, et je m'en voudrais de la contester formellement.

(6) Robert Laffont, 1971.

(7) Robert Laffont, 1977. Titre anglais, the Female man, 1975.

(8) Source : Encyclopedia of Science-Fiction de John Clute et Peter Nicholls.

(9) A ma connaissance, ce roman n'a jamais été traduit, mais je suis à peu près certain d'en avoir lu en français une version abrégée ou condensée, peut-être dans Sélection du Reader's Digest dans les années cinquante.

(10) Le Livre de Poche.

(11) A. E. van Vogt a exprimé la même idée dans Ténèbres sur Diamondia (J'ai lu).

(12) Robert Laffont.

(13) Ainsi dans la Mort blanche, de Frank Herbert, Le Livre de Poche.