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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Vonda N. McIntyre : le Serpent du rêve

Livre de poche nº 7170, décembre 1994

La Science-Fiction fournit comme aucune autre espèce littéraire l'occasion d'exceller dans l'art de passer du symbole à la métaphore, de la métaphore à l'allégorie et de celle-ci [Couverture du volume]au récit vraisemblable selon ses critères. Ainsi, dans le Serpent du rêve, Vonda McIntyre s'empare du symbole universel des professions soignantes, le caducée : celui-ci est composé d'un faisceau de baguettes autour duquel s'enroulent un ou deux serpents, eux-mêmes surmontés d'un miroir qui symbolise la prudence.

De symbole du métier de guérir, le serpent devient ici tout naturellement le moyen technique de la guérison. L'élégance avec laquelle l'auteur présente ce déplacement comme évident, puis le rationalise, est remarquable. D'ouverture, Serpent la guérisseuse soigne, soulage la souffrance, guérit, échoue à convaincre, perd son instrument. Puis ce rôle inattendu proposé au venin se trouve expliqué par des modifications génétiques qui confèrent à sa structure complexe des propriétés thérapeutiques.

De même, la quête allégorique du savoir se transforme ici pour Serpent en une aventure physique, la recherche d'un autre instrument de guérison et finalement la découverte de son mode de production. Cette quête, cette lecture du grand livre de la nature, est l'un des plus anciens thèmes de la littérature, peut-être le plus vieux de tous, si l'on fait remonter la littérature écrite à l'Épopée de Gilgamesh.

C'est d'autre part un thème classique de la mythologie que le pouvoir de guérir soit donné à des hommes par des dieux. Dans la mythologie grecque, ce rôle est attribué à Esculape, fils d'Apollon, célébré à Épidaure où l'on entretenait, dans son temple, des serpents. L'origine divine de la médecine renvoie évidemment à une autre nature, à un autre monde, et c'est bien d'une autre planète que viennent les serpents du rêve. De même encore, leur morsure plonge dans le sommeil et provoque des rêves révélateurs. C'est presque exactement une des principales méthodes thérapeutiques attribuées à Esculape.

Vonda McIntyre ne s'est donc pas engagée à la légère dans son histoire. Elle l'a lestée de références qui peuvent passer hélas inaperçues du lecteur superficiel, mais qui n'en prennent pas moins appui sur un fond culturel plus ou moins présent à la conscience de tous. Elle démontre par là, sans avoir l'air d'y toucher, que la Science-Fiction est au moins autant que la littérature dite générale capable de puiser dans la tradition culturelle la plus respectée et de contribuer à son enrichissement, de faire, comme on dit, du neuf avec de l'ancien.

Mais il s'agit aussi de faire du neuf avec du neuf. Le Serpent du rêve présente un autre intérêt du point de vue de la critique littéraire. C'est de rassembler discrètement un certain nombre des thèmes de la Science-Fiction. L'action se situe vraisemblablement dans un avenir lointain, probablement postérieur à un conflit nucléaire qui a ravagé la civilisation. Il y a eu auparavant des voyages interstellaires dont les serpents du rêve représentent une sorte d'héritage. Peut-être même la destruction est-elle venue de l'espace. Les survivants n'ont pas complètement remonté la pente mais certains d'entre eux ont su conserver, et peut-être développer, des technologies sophistiquées.

On ne saura jamais ce qui s'est vraiment passé. Il n'y aura pas non plus de solution naïvement mirifique qui rétablirait cette humanité dans sa supposée splendeur ancienne. C'est qu'elle est engagée dans un très lent processus de guérison et de développement, qui passe par la définition d'un nouveau statut de la femme. Le long, difficile, pénible, voyage de Serpent vers sa propre réparation, et dans une certaine mesure vers son autonomie, vers son accomplissement, est une sorte de mise en abyme de cet âge de l'humanité.

Ce roman est enfin une sorte de manifeste apaisé de la Science-Fiction féministe. Au contraire du manifeste furieux de Joanna Russ, l'Autre moitié de l'homme, à peu près contemporain (1975), le Serpent du rêve dépeint une humanité en marche tâtonnante vers une fragile égalité des sexes. La dernière scène est tout à fait exemplaire à cet égard. On déplore souvent que la Science-Fiction soit une littérature d'hommes et de machines célibataires, sauf dans sa variété féministe qui ne plairait qu'à des femmes détestant la Science-Fiction. Voici un vrai livre de femme qui devrait plaire aux femmes et aux hommes.

Tant de facettes, et de qualités, et des qualités somme toute assez rares dans la Science-Fiction, ne surgissent pas par hasard et, fort heureusement, ne sont pas passées inaperçues. Vonda McIntyre fait ses classes dans un atelier d'écriture renommé outre-Atlantique, celui de Clarion, en 1970, alors qu'elle a vingt-deux ans. Elle est sans doute le meilleur exemple de ce qu'une telle approche peut idéalement donner puisque ses premières œuvres sont dépourvues des tics et des trucs que l'on associe souvent à ces ateliers. Elle a sûrement du talent et de la maturité puisqu'elle donne à moins de vingt-cinq ans en 1973 la longue nouvelle qui constitue la première partie du roman qu'on va lire. Et elle n'en a que trente lorsqu'elle le complète pour le faire paraître en 1978.

La nouvelle et le roman seront immédiatement salués par la critique et acclamés par le public américain. La nouvelle obtient l'année qui suit sa parution le Prix Nebula, décerné par les auteurs, qui représente d'ordinaire un vrai consensus au sein d'une profession généralement travaillée par ses différences. Le roman, lui, atteindra à l'apothéose : il recevra tout à la fois le Prix Hugo, conféré par le public réuni dans le cadre d'une Convention, le Prix Nebula et le Prix Locus, décerné par les lecteurs très professionnels de la principale revue américaine d'informations sur le genre. Sauf erreur de ma part, cette accumulation de distinctions ne s'était jamais vue, et je ne crois pas qu'elle se soit reproduite.

Très paradoxalement, le Serpent du rêve, qui a tout pour convaincre un public européen et en particulier français, n'a jamais bénéficié dans notre pays d'un succès comparable par exemple à celui de la Main gauche de la nuit d'Ursula le Guin. Peut-être venait-il trop tôt et déroutait-il. Il n'y était question ni de fabuleuses aventures spatiales, ni de l'avenir proche et politisé. Bien qu'il s'agisse de Science-Fiction sans conteste possible, il ressemblait par certains côtés à de la fantasy, genre alors peu prisé. Sans doute aussi paraissait-il ici en 1979, à un moment où il existait plus de quarante collections de Science-Fiction et où l'ivraie était en passe d'étouffer le bon grain.

Quelques années de plus en ont fait un classique. Il reste à espérer qu'il trouve à la faveur de cette réédition, lentement comme tant d'autres chefs-d'œuvre de la Science-Fiction, sa place dans le florilège du domaine et dans la passion des lecteurs.