Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Auteurs divers : S.-F. et philosophie

Auteurs divers

Science-Fiction et philosophie

Débat organisé à l'occasion de l'exposition "Aller simple pour l'infini" le 5 mars 1997 à la bibliothèque du Centre Georges-Pompidou à Paris

Modérateur : Daniel Riche

Participants : Roger Bozzetto, Gérard Klein, Guy Lardreau, Denise Terrel

Retranscription : Christo Datso

Sommaire :

Traits philosophiques de la Science-Fiction

Daniel Riche — Pour démarrer le débat, je voulais partir d'une phrase d'un américain qui a écrit un article sur les rapports entre Science-Fiction et Philosophie, publié par la revue de l'Université de Bruxelles. Il a démarré son article par cette phrase sur laquelle je vais vous demander de réagir dans un premier temps, à savoir qu'une grande partie de la littérature de Science-Fiction et de Fantastique est construite à partir de cas ou d'exemples qui présentent des traits de caractères philosophiques. Évidemment, c'est une phrase qui appelle des tas de commentaires, ne serait-ce que pour savoir ce qu'entend Winston par caractère philosophique. Fait-il référence à la philosophie classique, à la philosophie moderne ? Mais je pense que cette phrase pose bien la problématique du débat.

Denise Terrel — Tout en n'étant pas philosophe, j'ai eu l'occasion de m'apercevoir, au cours de mes recherches dans la Science-Fiction, que la bonne Science-Fiction, mais également la mauvaise, qui a l'avantage de schématiser de manière significative, pose des problèmes fondamentaux de philosophie concernant l'espèce humaine en particulier. Du reste, on peut constater que, dans la Science-Fiction, le régime narratif est essentiellement concentré sur le nous collectif, par opposition au "je" individualisé ; c'est donc l'espèce humaine qui est concernée.

Dans des problèmes qui me paraissent a priori relever de cas philosophiques, la définition de l'Homme en tant que tel, la manière dont il peut se repérer en tant qu'Homme, la Science-Fiction lui oppose des figures qui sont autant de doubles, des figures d'extra-terrestres, de robots, d'androïdes, et qui lui permettent de se situer dans l'Humanité, dans l'univers.

Autre grand problème que la Science-Fiction aborde : la place de l'Homme dans le continuum espace-temps, qui est finalement la représentation métaphorique par excellence du cadre existentiel de l'Homme et donc de l'Homme en tant qu'entité. Je ne vais pas m'étendre trop longtemps sur ces problèmes, sinon pour ajouter que le problème du devenir, qui est intimement lié à la notion de temps — et Dieu sait si la notion de temps a préoccupé les philosophes — est essentiel à la Science-Fiction. J'ajouterai que les problèmes sur la vie, sur la mort, sur la confrontation de l'Homme avec le grand problème de la mort, sont essentiels en philosophie et sont abordés à leur manière par la Science-Fiction.

Gérard Klein — Winston indique, dans le paragraphe que Daniel Riche n'a pas intégralement cité, que les philosophes n'auraient eu recours au récit que récemment pour pousser plus loin leur raisonnement. Je ne suis pas sûr que ce soit exact, car toute une partie de la Science-Fiction dérive très directement du conte philosophique. Je pense évidemment en particulier, à titre d'exemple, au "Micromégas" de Voltaire, dont on a trop privilégié dans l'enseignement le caractère littéraire et philosophique au détriment de la dimension scientifique. À l'époque où Voltaire écrit "Micromégas", il s'inspire directement des idées de Newton, des représentations très récentes du système solaire et de l'idée de la pluralité des mondes habités, introduite relativement peu d'années auparavant par bien des gens, en particulier par Fontenelle. "Micromégas" et bien d'autres contes philosophiques s'inscrivent dans la généalogie de la Science-Fiction.

Quel est le statut du conte philosophique, classique ou récent, par rapport à la philosophie ? S'agit-il seulement d'une illustration d'une idée philosophique, de sucre pour faire passer une pilule conceptuelle plus amère, ou s'agit-il de la poursuite du travail philosophique, de la quête philosophique ?

J'aimerais faire valoir également que la Science-Fiction répond à une demande d'un public, à une demande de plaisir sur le mode de réponses à des questions que la science ne traite pas tout à fait, et que la philosophie a renoncé à traiter.

Et il y a un point qui me paraît très important, c'est la part de fiction dans la Science-Fiction, c'est-à-dire que ces questions portent sur la vérité ou ce qui constituerait la vérité ; mais les auteurs de Science-Fiction savent qu'ils ne la traitent qu'en termes de fiction, et ça me paraît déjà poser une question philosophique. Je crois que pour l'instant j'ai soulevé assez de questions…

Roger Bozzetto — Je voudrais faire remarquer, d'une part, que lorsqu'on parle de la Science-Fiction et de la philosophie, on simplifie pas mal les choses, car il y a des auteurs de Science-Fiction, et tous les auteurs de Science-Fiction n'ont pas la même philosophie de la science, ni la même pratique de la fiction.

On se trouve devant des textes, alors que le problème posé est de savoir ce qu'il y a de philosophique dans la Science-Fiction, ce qui renvoie plutôt à l'idée qu'on se trouve devant un discours. Or il me semble que nous avons affaire, avec les textes et les auteurs de Science-Fiction, à une série d'approches des problèmes, qui sont peut-être posés par la philosophie, mais laquelle ? Car quand on dit philosophie, il n'y en a pas qu'une. Qu'y a-t-il de commun entre Platon, Kant, Hegel ? Nous n'avons pas qu'une seule philosophie ni une seule Science-Fiction. Il va falloir regarder les choses de plus près.

Comme l'a dit Gérard Klein, quand on met la fiction du côté de la Science-Fiction, on oublie que les philosophes font appel aussi à la fiction. Que dit Socrate, quand il est en train de discuter avec ses petits camarades de jeux : « Que fait-on maintenant ? Je continue avec la démonstration ou je vous raconte une histoire ? ». Il passe du logos au mythos, du discours à une invention littéraire. Ces discours fictionnels qui sont à l'intérieur de la philosophie chez Platon sont-ils là pour illustrer une idée ou pour créer autre chose, comme une réponse figurale et non discursive ? Dans le cadre du discours, on retombe dans la fonction de la fiction dans la Science-Fiction.

Daniel Riche — Guy Lardreau, vous êtes particulièrement préoccupé par les rapports, les homologies entre la philosophie classique et la littérature de Science-Fiction. Pouvez-vous vous expliquer là-dessus, en réagissant aussi à la phrase de Winston ?

Guy Lardreau — Je vais essayer à la fois d'apporter une réponse personnelle et, en même temps, puisque j'ai la chance de parler le dernier, de réagir un peu aux choses que mes collègues ont dites.

Il y a dans le texte que vous nous soumettez et que, comme Klein disait, vous n'avez pas cité en entier, une première chose qui me choque, c'est "Science-Fiction et Fantastique".

Daniel Riche — Je veux bien lire l'intégralité de la citation :

« Une grande partie de la littérature de Science-Fiction et de Fantastique est construite à partir de cas ou d'exemples qui présentent des traits de caractère philosophiques. Les types d'exemple en question sont connus par tous ; ce sont des cas dans lesquels des copies apparaissent, ou "doppelgänger" de la Terre, ou de Terriens, comme dans l'histoire "Mars is Heaven" des Chroniques martiennes ; ou des cas dans lesquels des robots ou des androïdes font preuve d'un comportement qu'on ne peut distinguer des humains normaux, comme dans certains récits du Livre des robots ; ou dans les cas où l'esprit de quelqu'un est séparé ou temporairement dissocié de son corps, comme cela se produit dans "Mindswap" de Robert Sheckley, par exemple. Alors que les auteurs de Science-Fiction exploitent depuis un certain temps ces sortes de situations, ce n'est que récemment que les philosophes ont commencé à utiliser ce genre d'exemples dans leur argumentation, c'est-à-dire pour prouver ou soutenir des thèses philosophiques. ».

Guy Lardreau — Je suis convaincu que ces deux genres dits mineurs ont affaire à la philosophie, mais non pas à une philosophie quelconque. Chacun de ces genres requiert en fait une philosophie spécifique. Là, ça recoupe ce que disait Bozzetto ; il ne s'agit pas de La Philosophie en général. En revanche, par rapport à la philosophie, on peut parler d'une Science-Fiction en général, dans la mesure où elle suppose une orientation déterminée de la philosophie. Celle-ci tiendrait en cette proposition non triviale, quoi qu'il y paraisse : il y a plus de possible que de réalité. Et, si vous voulez, je me permets ce raccourci, dans le Fantastique, c'est l'inverse : il y a plus de réalité que de possible. Et j'ajouterai qu'il y a une troisième orientation possible : la réalité et le possible sont réciproques. Cela détermine, a priori, dans la philosophie, des orientations.

Dans le passage que vous avez lu, si on prend la proposition à l'état brut, c'est-à-dire sans la mention chronologique, on ne peut pas ne pas être d'accord. Effectivement, la Science-Fiction agite des thèmes qui sont d'ordre philosophique et c'est pour ça qu'un philosophe peut s'y intéresser. Si, en revanche, on la prend dans sa lettre, avec le "récemment", elle est intenable.

Non seulement, comme Klein vient de le dire, il y a un rapport avec le conte philosophique, mais aussi, comme Bozzetto le soulignait, ça ne date pas d'hier, ça date de l'origine même de la philosophie, c'est-à-dire que la philosophie a toujours fonctionné par conjecture ou fiction. Notamment, l'idée même d'un monde double, pas d'un double monde, pas d'un arrière-monde, ça, c'est un choix philosophique, mais l'idée qu'il puisse y avoir un monde différent de celui-ci, et sur quoi il faut éprouver, faire varier les traits de celui-ci, pour voir lesquels sont essentiels, lesquels sont accidentels, ça, c'est une pratique absolument connue.

L'idée de pluralité des mondes — Klein a cité Voltaire, Fontenelle ; on peut aussi citer comme auteur pensant, mais littéraire, Cyrano de Bergerac, mais citons aussi ce grand classique, Leibniz. Il y a toujours chez lui cette fiction de l'Arlequin qui rentre de la Lune et qui dit : c'est tout comme ici, etc. On peut faire varier ; en réalité, l'essence est toujours la même.

J'ajouterai que c'est finalement assez compréhensible, que la philosophie fonctionne pour une grande part par conjecture ou par fiction, si on accepte cette thèse de Kant que finalement aucune proposition positive de connaissance ne peut être formulée, que touchant ce qui tombe sous l'expérience. Donc, s'il est vrai que la philosophie s'intéresse aussi à ce qui ne tombe pas sous l'expérience, elle ne peut pas l'articuler sous forme de proposition affirmative mais exclusivement sous forme de conjecture.

Pour terminer, je reprendrai deux points dans l'exposé de Denise Terrel :

Je ne pense pas du tout que le rapport entre philosophie et Science-Fiction s'établisse autour de l'Homme car la philosophie s'est toujours foutue de l'Homme ; c'est ce que je crois et ce que pensent pas mal de philosophes de mon époque. Jamais elle ne s'est demandée : qu'est-ce que l'Homme ? Si nous avons quelque chose en commun avec la Science-Fiction, c'est au contraire, de ne pas se soucier de l'Homme.

J'ai relevé le terme "la mauvaise Science-Fiction". Je ne sais pas ce que c'est : c'est indiscernable de la bonne, du moment que ça fonctionne comme de la Science-Fiction, ça a le même rapport à la philosophie. C'est pour ça que dans mon livre, j'ai pris très volontiers des exemples de ce qu'on appelle de la mauvaise Science-Fiction. Pour le philosophe, ça ne me paraît pas important.

Science et Philosophie, Science et Science-Fiction

Daniel Riche — Précisément, pour avancer dans ce débat, dans votre livre, vous parlez d'une sorte de prise de relais de la Science-Fiction par rapport à la philosophie, notamment en ce qui concerne la science, puisque vous partez d'une sorte de divorce entre la science et la philosophie.

J'aimerais commencer par cette phrase, citée de mémoire du livre de Guy Lardreau :

Le lien entre science et philosophie ayant été rompu suite à l'abdication par la philosophie de son rôle de médiation entre la science et l'opinion, après qu'elle ait cessé de faire avec la science, vision du monde, c'est à la Science-Fiction qu'il incombe de prendre la relève et de philosopher parmi les écrivains qui la produisent.

Guy Lardreau — On peut partir d'un constat. Le dernier à avoir essayé de relever l'intérêt spécifique que la raison investit dans la science, c'est Bergson ; c'est le dernier à avoir essayé de dialoguer, avec Einstein en l'occurrence. Et puis il a constaté son échec et comme c'était un philosophe honnête, il l'a dit, et il a même refusé que "Durée et Simultanéité" soit réédité de son vivant, disant je ne fais pas le poids, etc.

Autre constat. Jusque-là, la philosophie avait toujours été nouée à la science. Je vais reprendre une très belle formule de Maine de Biran dans un mémoire qui lui avait été demandé au début du XIXe siècle sur le statut des mathématiques. Maine de Biran disait : « Les sciences ne nous attendent pas pour avancer car, après tout, qu'est ce que la philosophie vient faire ? ». Et il propose ce concept très beau qui donne une idée d'une certaine forme d'épistémologie : le philosophe est un cartographe. Ca fait très Deleuze, en fait, comme expression.

De fait, la science avance ; elle se fout entièrement des propositions générales que nous pouvons essayer de tenir sur elle, mais elle ne sait pas où elle va. Et, d'autre part, son état de morcellement réel fait que, d'une science à l'autre, on ne sait pas ce que fait l'autre. Donc, le rôle du philosophe serait de dessiner une cartographie puis de fixer un idéal à chacune de ces sciences, et à ce qu'on appelle La Science, précisément, un idéal qui l'autoriserait à surpasser son morcellement. C'était le rôle que la philosophie avait depuis le début. Il est clair que quelque chose s'est passé, et on pourrait tout simplement rappeler ce que Marx annonçait : le fait que la division du travail allait se répéter à l'infini, dans chacune de ses branches, et notamment dans le domaine du travail intellectuel, et que donc viendrait un temps où plus personne ne serait en mesure de maîtriser un champ quelconque. Vous connaissez bien cet exemple scolaire, trivial, que Berthelot est le dernier à avoir tenu le simple champ de la chimie. A fortiori, tenir plusieurs sciences à la fois, plus personne ne le peut depuis la moitié du XIXe siècle.

Il n'y a pas de doute sur ce point-là, la philosophie a abdiqué.

Gérard Klein — Je vais prendre la question par un autre bout, non pas celui du rapport entre science et philosophie, où je ne suis pas sûr d'être compétent, mais celui des relations entre la Science-Fiction et la science.

J'aimerais tout de même réagir en disant que le divorce entre science et philosophie est beaucoup plus ancien que Bergson. Il commence à se creuser à l'âge classique au XVIIIe siècle, est plus profond au XIXe. Or, il se trouve que la littérature de Science-Fiction apparaît sous des formats plus ou moins modernes à la fin du XVIIe siècle, elle se développe au XVIIIe, explose au XIXe et c'est la grande littérature du XXe siècle. C'est un phénomène de biseau et de substitution qui va tout à fait dans le même sens.

J'ai longtemps eu, sur la question des relations entre Science-Fiction et science, une position assez naïve, tendant à penser que la Science-Fiction est une extrapolation des données scientifiques. Je suis tout à fait d'accord avec Bozzetto : tout ça doit se décliner au pluriel, mais parler de La science, c'est un raccourci, c'est tolérable à partir du moment où cela n'implique aucune unité imposée, au moins dans la pratique. Puis, cette position ne m'a pas satisfait et je suis arrivé à une idée assez différente, grâce à des travaux d'un grand nombre de chercheurs et d'érudits (en particulier de mon ami Michel Meurger), une idée selon laquelle les sciences produisent des résultats, des théories, des observations, mais, le plus important, des images, des représentations du monde qui sont parfois très concrètes.

Imaginez la surprise des gens qui ont vu pour la première fois dans un télescope des disques planétaires ; imaginez la surprise des gens qui ont vu dans un microscope un spermatozoïde gigotant ou bien des microbes ou quelques cellules du sang. Cela, ce sont des images concrètes. La science produit aussi des représentations du monde qui sont nettement plus abstraites.

Imaginez l'innovation conceptuelle que représente la notion de molécules, de toute une population de molécules. Imaginez ce que c'est qu'un atome, un électron. Ce sont là des représentations qui sont proposées par la science, qui ne sont plus tout à fait de la science, mais qui ont un très grand effet sur les imaginaires. Et je crois que la littérature de Science-Fiction n'est pas construite directement sur la science, mais sur les images et les représentations que la science produit sans cesse.

Il y a là une distance, un point sur lequel on aura l'occasion de revenir ; c'est important quant à la portée philosophique même de la Science-Fiction.

Daniel Riche — Denise Terrel, vous avez organisé un colloque sur science et Science-Fiction. Je formulerai la question de manière brutale et caricaturale : est-ce que, au cours de ce colloque, ont été abordés les problèmes de l'épistémologie et les rapports entre l'épistémologie et la Science-Fiction, ou bien, avez-vous eu des scientifiques qui venaient confronter leur thèse avec ce qu'ils pouvaient trouver dans les livres de Science-Fiction ?

Denise Terrel — C'est plutôt la deuxième proposition. Il y a eu des communications, en particulier celle de M. Paul Caro, qui a traité le problème avec une certaine envergure au niveau de la philosophie et de l'épistémologie. Mais dans l'ensemble des cas, les scientifiques étaient beaucoup plus enthousiastes que les littéraires.

Je voulais rebondir sur ce qu'a dit Gérard Klein, sur les rapports entre science et Science-Fiction. Je suis d'accord avec sa conception de la place de la science dans la Science-Fiction. Je pense que c'est une erreur fondamentale des premiers temps de la Science-Fiction, en particulier de la Science-Fiction américaine, période d'Astounding et de Campbell où, justement, il fallait faire de la Science-Fiction rationnelle. La Science-Fiction devait avoir des vertus didactiques, faite pour enseigner, aux adolescents en particulier, ce qu'était la science, ce qui était totalement faux. Mais, même dans cette mauvaise Science-Fiction, on pouvait s'apercevoir qu'il y avait une certaine forme de délire verbal, une forme de poésie dans certains cas, poésie scientifique, qui n'avait rien à voir avec la science et la réalité scientifique.

Tout à l'heure, vous parliez de l'astronome qui a vu les étoiles dans sa lorgnette et de tous les scientifiques qui ont des chocs quand ils travaillent sur leur sujet de recherche…

Ce qui m'a frappé, lors de ce colloque, en particulier, et des personnes que j'ai rencontrées, c'est ce fameux sense of wonder, c'est cet émerveillement que les lecteurs de Science-Fiction éprouvent devant cette littérature, qui est avant tout une littérature d'évasion, émerveillement identique à celui que les scientifiques éprouvent également lorsqu'ils regardent dans un microscope, ou de l'astronome quand il regarde les étoiles. C'est cet émerveillement qui est commun aux deux et que la fiction, parce que création de l'imaginaire, peut recréer.

Là où, à mon avis, les scientifiques et les littéraires ne se sont pas toujours rencontrés, c'est qu'ils n'ont pas la même façon de lire la Science-Fiction.

Les scientifiques retrouvent cet émerveillement dans la Science-Fiction, retrouvent leurs recherches premières, leurs réflexions sur des problèmes moraux, fondamentaux, quelque peu sublimés, transcendés par les représentations littéraires, mais ont, la plupart, pas tous, l'instinct de coller à la réalité. Ils sont très heureux de retrouver à l'intérieur d'une fiction tous ces jalons qui forment leur propre vie.

Une question qui était venue dans un débat concernait la Machine à explorer le temps de Wells, qui n'a rien de scientifique, car c'est avant tout un objet littéraire, une création magnifique. Je voyais tout à l'heure la maquette tirée du film de Georges Pal. C'est une forme de représentation de ce que Wells a décrit, et ça n'a rien à voir avec la science, mais c'est quelque chose qui effectivement vient de ce que la science reflète, de ce que les images envoient, comme disait Klein.

Là où il m'a paru y avoir conflit entre littéraires et scientifiques, pour donner un autre exemple, c'est celui des ordinateurs. Les scientifiques étaient choqués dans l'ensemble par le fait que les ordinateurs dans la Science-Fiction soient représentés dans les années futures comme de plus en plus gros, le Multivac d'Asimov par exemple, alors que ça ne correspondait absolument pas à la réalité scientifique où les ordinateurs seraient de plus en plus petits. On en est déjà aux puces.

Je pense qu'ils n'ont pas compris quelque chose et il y eut un petit débat à ce sujet. Moi-même je suis intervenue pour signaler que ce qui était important dans la représentation littéraire, c'est que justement l'ordinateur était menaçant, qu'il pouvait prendre la place de l'Homme, le supplanter dans tous les domaines de pouvoir, et que c'était cette peur, cette angoisse devant la place que prendrait cette machine emblématisée par le Computer qui faisait cette forme littéraire : on ne pouvait avoir peur d'une petite puce ; il fallait que les ordinateurs soient gigantesques. Il y avait donc, là, un divorce entre la réalité scientifique et la représentation fictionnelle.

Daniel Riche — Quoiqu'on rencontre encore des gens qui ont peur des ordinateurs…

Je voulais faire réagir Gérard Klein. J'ai l'impression qu'on retrouve ici la notion de tout à l'heure : le plaisir du scientifique, le plaisir de l'écrivain et du lecteur de Science-Fiction.

Gérard Klein — Je voudrais d'abord m'inscrire en faux, en tant que voyageur temporel, contre l'idée que la machine à voyager dans le temps n'a rien de scientifique.

Ce qui me paraît important, c'est cette histoire d'images proposées par la science. À partir de là, il y a un certain nombre de choses qui s'éclairent.

Denise Terrel a parlé de l'émerveillement de l'astronome, ou du biologiste regardant le microscope. Ce n'est pas tellement aux scientifiques en tant que tels auxquels je faisais allusion tout à l'heure. C'est aux gens qui ne sont pas forcément des astronomes, ou des microbiologistes, et qui sont confrontés à ces représentations de la science, qui ont l'occasion soit de jeter un coup d'œil dans un microscope, soit de les voir dans les journaux, comme c'est le cas depuis la moitié du XIXe siècle. Je pensais également au succès des cabinets de curiosités du XVIIIe siècle.

Tous ceux donc qui ont l'occasion d'être très directement, presque naïvement, mais ce n'est jamais complètement naïf, exposés aux images que produit la science. Ce n'est pas un à côté de son activité, c'est vraiment une partie de sa production mais qui lui échappe tout de suite. Je crois qu'il y a là quelque chose que les auteurs de Science-Fiction et que les scientifiques savent en commun : c'est que la science nous a appris que la réalité n'est jamais comme elle semble ; les images de la science, ce sont d'autres images que celles de l'expérience immédiate, et, là, on voit bien la raison du divorce entre scientifiques et littéraires, divorce sur lequel Denise Terrel n'est pas restée suffisamment longtemps.

Les littéraires, pour la plupart, sont des réalistes : ils pensent que leur fonction est de décrire les choses le plus habilement possible, telles qu'ils les voient et telles qu'ils les ressentent, tandis que les scientifiques et les auteurs de Science-Fiction ne sont pas du tout des réalistes en ce sens qu'ils sentent ou qu'ils savent profondément qu'il n'y a pas de réalité finale, qu'il y a des images de la réalité, peut-être du réel, mais qui vont constamment se développer et apparaître dans le travail de la science.

Je reviens à la machine à voyager dans le temps. C'est un concept scientifique, car on ne peut introduire cette idée de voyage dans le temps qu'à partir du moment où le temps est considéré comme une dimension. Or, une dimension appartient aux représentations scientifiques. C'est ce que raconte le premier chapitre du livre de Wells en 1895, donc bien antérieurement à la théorie de la relativité, qui présente le temps comme une dimension. Ce n'est donc pas du tout un concept fantastique, pas du tout un concept qui échappe à la science, c'est une idée, une machine qui ne peut se situer que dans le contexte d'une pensée scientifique.

Je vous signale qu'il y a un physicien très respectable qui a consacré un gros volume, qui n'existe qu'en anglais, aux machines à voyager dans le temps dans la littérature et dans la science, et la technologie, et c'est grâce aux travaux de ce physicien que je suis parmi vous. Il s'agit de Time Machines, de Paul J. Nahin (New York : American Institute of Physics, 1993).

Daniel Riche — Mais la revue scientifique Ciel et espace, qu'on peut difficilement qualifier de farfelue, titrait il y a un an sur "Le voyage dans le temps est-il possible ?"

Denise Terrel — Je suis d'accord avec vous sur la machine à voyager dans le temps. Je n'ai pas parlé du concept de la machine à voyager dans le temps ; on rentre dans un domaine qui, scientifiquement, a tout de même une solidité. J'ai parlé de la machine en tant que représentation, en tant qu'image. C'est tout ce que je voulais dire.

Lectures de la Science-Fiction

Daniel Riche — Je voudrais qu'on revienne à ce que disait Denise Terrel tout à l'heure, sur la différence de perception de la littérature de Science-Fiction de la part des littéraires et des scientifiques. Elle dit que les scientifiques et littéraires ne lisent pas la Science-Fiction de la même manière. Toi Roger Bozzetto qui est un pur littéraire, comment lis-tu la Science-Fiction et comment tes étudiants lisent-ils la Science-Fiction ?

Roger Bozzetto — Mes étudiants la lisent très peu. Ils lisent davantage de Fantastique, plus à la mode. Vu ce qui passe actuellement dans les cinémas, j'ai l'impression que le vent va tourner et qu'ils se remettront à lire de la Science-Fiction et à travailler dessus.

J'aimerais revenir sur la machine à voyager dans le temps. Ce que je voudrais noter, c'est qu'elle est concomitante, cette machine, du développement de la bicyclette, et c'est une bicyclette à voyager dans le temps. Même s'il y a une barre de cristal, c'est quand même une bicyclette. On sait à quel point Wells était intéressé par les femmes à bicyclette…

Je n'ai pas l'impression que les littéraires soient des réalistes et que les philosophes soient du côté de l'abstraction.

Daniel Riche — Juste une petite parenthèse. Où se situent les philosophes, et notamment les épistémologues ?

Roger Bozzetto — J'ai l'impression qu'on peut réfléchir, d'un point de vue épistémologique, aussi bien à la science qu'à la Science-Fiction, dans la mesure où la Science-Fiction met en place des hypothèses qui sont dérivées, soit directement par extrapolation, soit par une sorte d'aura autour de ce que Gérard Klein appelait les images. Cela peut donner lieu dans les deux cas à des approches épistémologiques fondées.

Un exemple : il y a, chez les Grecs, l'image du navire Argo. Les Argonautes partent avec un bateau, et au fur et à mesure du temps, ils changent une planche ici, une autre planche là, et, quand ils arrivent au bout, la question que se posaient les Grecs, c'est : est-ce toujours le même bateau ?

Avec la Science-Fiction on répond à ce côté à la fois concret et abstrait, avec le phénomène des doubles, des clones : est-ce toujours la même personne ? Est-ce qu'il y a une identité qui persiste quand il y a des doubles, des clones ? Et on voit que ce problème, qui était un problème de philosophie générale devient, maintenant, pour la Science-Fiction, et bientôt pour la vie de tous les jours, si j'en crois les brebis clonées, le lieu d'un problème réel. À ce moment-là, le philosophe, le scientifique et même le littéraire pourront se poser devant cette nouvelle réalité les problèmes qu'ils veulent.

De l'Identité, Réel & Réalité

Guy Lardreau — Très brièvement, je voulais saisir ce signifiant d'image, qui a été quand même agité un peu hâtivement, pour dire qu'il me paraît propice à situer la philosophie en une tierce position absolument exorbitante, et à la science et à la littérature. En partant de ce que disait Gérard Klein, en le reformulant à ma façon, je dirais que la science produit des images et des concepts, la littérature de Science-Fiction relève les images, et le propre de la philosophie c'est de relever des concepts. D'où, si vous voulez, ce qui m'ennuie dans la conjoncture actuelle, c'est tout simplement le défaut du concept.

Le deuxième point, c'est sur la question de l'identité. Je reprends ce que Bozzetto disait à l'instant. C'est probablement le plus vieux problème que la philosophie s'est posé puisque c'est tout simplement le problème de qu'est-ce qui fait UN d'un multiple ? Sans même évoquer le navire Argo, vous avez ce passage extraordinaire dans Platon, dans le Banquet, où il dit : « Mes cheveux tombent, mes ongles tombent, tout ça se renouvelle constamment, et pourtant je suis sensé rester un. ». Et tout le travail de la philosophie, c'est de savoir si finalement on reste un ou pas, et à quoi tient l'identité, avec notamment une déclinaison majeure de ce problème : est que ce UN est celui de la conscience ?

Du coup, vous avez là un partage massif dans l'histoire de la philosophie entre les philosophies qui tiennent que l'identité tient à ce que Leibniz appelait la consciensiosité et puis les philosophies qui considèrent que c'est un point de réel. Là, on revient à une question qu'il faudrait aborder, à savoir la question de réel comme concept distinct de celui de la réalité.

Daniel Riche — Une des questions centrales que l'on retrouve aussi bien sous la plume des auteurs de Science-Fiction que celle des philosophes. Quelle distinction entre réel et réalité ?

Guy Lardreau — Par honnêteté, je ne donne pas une réponse qui vaudrait pour tous les philosophes. Je me situe dans une lignée déterminée ou je pourrais accrocher des noms, qui pourraient vous paraître exorbitants les uns aux autres, mais dont je pourrais montrer l'affinité, à savoir Platon, Kant et puis Lacan.

Ce que j'appelle la réalité, c'est le monde que le sujet constitue, qu'il soit individuel ou collectif ou qu'il soit un discours, avec le caractère pérenne que cela suppose, et ce que j'appelle le réel, c'est ce qui échappe, c'est-à-dire ce qui ne peut pas se dire.C'est là aussi, c'est ce que dit Wittgenstein, le réel c'est précisément cela qui ne se laisse pas prendre par le concept.

Daniel Riche — Vous disiez qu'il y avait plus de possible que de réel.

Guy Lardreau — Non, plus de possible que de réalité.

Le réel c'est ça, c'est cet excès du possible sur la réalité, alors que, dans une perspective fantastique — c'est celle de Bergson —, il y a plus de réalité que de possible, parce que le possible, finalement, c'est à ce moment-là un choix opéré, une découpe opérée sur ce qui est réellement…

Science-Fiction & Fantastique

Daniel Riche — Dans cette optique, quel serait l'objet du discours de cette nouvelle génération d'écrivains, je pense notamment à Tim Powers, qui pratiquent une Science-Fiction où la différence avec le Fantastique n'est pas toujours très décelable, qui jouent avec des concepts empruntés à l'un et l'autre genre. De quelle réalité nous parlent ces auteurs ?

Gérard Klein — Comme je ne connais pas très bien Tim Powers, tu me poses une sérieuse colle.

Cela étant, je pense que les concepts, si concept il y a, du Fantastique, sont tout à fait susceptibles d'être instrumentalisés, en quelque sorte, dans l'univers de la Science-Fiction.

Un exemple assez classique, c'est celui du retournement que Richard Matheson fait subir au thème du vampire, en faisant du vampire un malade, du vampirisme une maladie, et, finalement de l'homme normal qui n'est pas atteint par cette maladie, le cauchemar des gens qui sont devenus normaux parce que les plus nombreux, le cauchemar de leur nuit, parce que cet homme normal hante le monde des vampires pour les détruire un par un. Il y a là un retournement et surtout c'est la façon dont Matheson, qui est entre le Fantastique et la Science-Fiction, absorbe le concept, qui est intéressante.

Ce qui me frappe, c'est qu'il y a une grande possibilité de réutilisation des images du Fantastique. On peut faire, à la rigueur, de la Science-Fiction spirite, sans grande difficulté à partir du moment où on fait l'hypothèse que l'autre monde est accessible avec des instruments qui peuvent être des instruments matériels ou des instruments conceptuels. Il y a un grand nombre de textes là-dessus. Je ne vois pas, à l'inverse, comment la littérature fantastique et tout ce qu'elle représente pourrait utiliser des thèmes empruntés à la Science-Fiction. Enfin, je crois qu'il y a là une dissymétrie très fondamentale.

Daniel Riche — Matheson l'a fait avec son histoire de voyage dans le temps, le jeune homme, la mort et le temps, qui a été incarné à l'écran par Christopher Reeves, qui est un pur roman fantastique et qui pourtant traite du voyage dans le temps. Il y a eu sur ce thème, qui est un des thèmes les plus problématiques de la Science-Fiction, celui du voyage dans le temps, appelons ça une tentative d'annexion de la Science-Fiction par le Fantastique.

Gérard Klein — Peut-être que la dissymétrie que je proposais est illusoire. Ca me paraît plus marqué ou plus facile dans un sens que dans l'autre, étant entendu qu'une des dimensions passionnantes de ces littératures et, à mon avis, surtout de la littérature de Science-Fiction, c'est que dès que vous dites aux auteurs : là vous atteignez une limite, il y a un petit malin qui se précipite pour contrevenir à cette limite et bousculer la définition. C'est pour ça que je me suis toujours interdit de donner une définition de la Science-Fiction.

Légitimité de la Science-Fiction

Daniel Riche — Tout ça repose le débat sur les rapports entre philosophie et Science-Fiction et j'aimerais l'aborder d'une manière un peu différente de tout ce dont nous avons parlé jusqu'ici, en posant la question de la légitimité, dans la mesure où la philosophie discourt sur la réalité de manière légitime, elle le fait au sein de l'Université, alors que cette légitimité est refusée à la Science-Fiction.

D'abord, d'après vous, à quoi tient ce refus de légitimité et, d'autre part, cela donne-t-il d'avantage de liberté à la Science-Fiction dans son discours sur la réalité ou, au contraire, est-ce qu'il restreint cette liberté ?

Roger Bozzetto — Il y a plusieurs aspects sur le côté légitime ou non de la Science-Fiction.

Le premier c'est : qu'est ce la légitimité d'une littérature ?

La légitimité d'une littérature, ça signifie que les instances critiques dominantes acceptent ou n'acceptent pas de considérer comme légitime ce qui est produit. Je prends un exemple. Lorsque Rosny Aîné ou Wells publiaient, leurs ouvrages bénéficiaient de comptes rendus dans des revues comme le Mercure de France. On ne disait pas que Wells faisait de la merde parce que c'était de la Science-Fiction, ou on ne le disait pas de Rosny non plus, qui avait ses propres comptes rendus dans les mêmes revues que les prix Goncourt de son époque. En revanche, quand Rosny publiait ses ouvrages dans "Je sais tout" avec d'autres qui étaient moins connus que lui, ou moins légitimés que lui, on ne donnait pas de comptes rendus de ces bouquins-là, c'est-à-dire qu'il se situait dans une zone de non-droit, d'illégitimité totale, et que ça n'avait rien à voir avec la qualité des textes, puisque ces textes étaient les mêmes, soit qu'ils étaient publiés en pré-original dans ces revues, soit qu'ils étaient ensuite publiés en bouquins. Donc, il y a un problème institutionnel, qui n'a rien à voir avec la qualité littéraire ou pas des textes produits.

Actuellement, il y a une institutionnalisation de la Science-Fiction aux États-Unis. Le dernier numéro de Science fiction studies montre qu'il y a des cours de Science-Fiction dans quatre cent quatre collèges et universités, dont vingt-deux simplement en Californie. Je dirais qu'en France, il n'y a pas de cours qui portent sur la Science-Fiction. Dans le cadre de cours de DEA et dans le cadre de maîtrises, il y a beaucoup plus d'amateurs, d'étudiants, qui légitiment le Fantastique que la Science-Fiction. Il y a depuis quelque temps quelques rares thèses sur la Science-Fiction, alors qu'il y a un déboulé fantastique sur le Fantastique. Donc, il y a une plus grande légitimation institutionnelle du Fantastique que de la Science-Fiction en France. Mais les choses peuvent changer.

Indépendamment de l'aspect institutionnel, je voudrais revenir sur ce qu'a écrit Guy Lardreau dans son livre. Il dit que, au fond, la Science-Fiction, ce qui fait qu'elle serait illégitime, si elle est illégitime, c'est qu'elle n'a pas produit de chefs-d'œuvre auxquels la culture puisse se référer.

Là, je dirais que c'est assez curieux quand on se réfère à des personnages comme Frankenstein, Big Brother, le Dr Moreau, ou Superman, qui sont des gens aussi célèbres que Tartuffe ou d'autres…

Guy Lardreau — Sur la question de la légitimité, je dirai deux choses : touchant la légitimité de la philosophie, il faudrait savoir de quoi on parle quand on dit "la philosophie". Celle-ci existe comme corpus de textes constitués qui s'enseignent depuis fort longtemps dans notre culture. Cela, c'est légitime. La philosophie existe aussi, à mes yeux surtout, comme production, comme productivité, et sa légitimité, je ne vois pas qu'elle soit reconnue.

Si vous voulez, on peut prendre ceux qui ont compté dans la philosophie de notre temps et voir quel degré de reconnaissance sociale ils ont obtenu. Pensez à quel âge Deleuze a été nommé prof, par exemple, ou à Althusser, qui ne l'a jamais été. C'est un petit point matériel, mais je tenais à signaler que la philosophie n'est pas toujours mieux lotie que la Science-Fiction.

Le deuxième point me paraît beaucoup plus intéressant. Au fond, en demandant si ce serait une bonne chose que la Science-Fiction soit inscrite dans l'Université, vous posez une question très large, et je ne peux pas ne pas penser au texte que Freud a consacré à la question de savoir si ce serait une bonne chose qu'il y ait un enseignement de la psychanalyse dans l'Université. Toute la question est de savoir si c'est bon d'inscrire dans l'université un discours, lorsqu'il a la chance d'envelopper un petit ferment de rébellion, vu qu'on sait quelle machine à tout aplatir l'Université constitue.

Gérard Klein — L'université a été inventée par les Égyptiens en même temps que la momification…

Roger Bozzetto — …et les premières universités étaient philosophiques.

Guy Lardreau — Je ne pense pas, en toute honnêteté, et c'est pour ça que moi aussi la différence entre mauvaise et bonne Science-Fiction ne m'intéresse pas, qu'il y ait quoique ce soit d'équivalent à la figure de Tartuffe ou de l'Avare.

Roger Bozzetto — Je regrette, mais la créature de Frankenstein est un mythe moderne.

Guy Lardreau — À mon avis, ça s'inscrit du côté du fantastique.

Le Fantastique (suite)

Denise Terrel — Il y a un petit moment que j'aimerais qu'on pose la question : qu'est ce que le Fantastique ?

J'ai peur qu'on voie le Fantastique uniquement cerné par une thématique. On a un monstre, c'est du Fantastique ; on a un vampire, c'est du fantastique. Pour reprendre le point de vue sur Je suis une légende de Matheson, le thème bascule dans la Science-Fiction, mais il n'y a pas osmose entre les deux. Si je vois une osmose entre la Science-Fiction et le Fantastique, c'est plutôt, même pas au niveau du Fantastique, mais plutôt du gothique, lorsqu'il y a un espace effrayant peuplé de monstres, où justement le personnage de Science-Fiction ne sait pas exactement où il se trouve, où il a pénétré dans un autre monde dont il n'arrive pas à trouver les repères. On est beaucoup plus dans l'univers du Fantastique, qui n'est pas aussi véritablement rationnel que d'autres romans purement science-fictionnels.

Et pour en revenir à Frankenstein, je suis d'accord avec vous, qu'il ne s'agit pas uniquement d'un roman de pure Science-Fiction, mais c'est une question d'époque. Ce roman a été écrit en plein romantisme, au lendemain de la littérature gothique, et nous sommes dans les germes de la Science-Fiction. Il faut voir le monstre de Frankenstein par opposition à Faust. Frankenstein a véritablement créé son monstre dans un labo, et ceci est un thème de Science-Fiction. Mais on ne peut pas définir l'ouvrage comme un roman de Science-Fiction dans la mesure où le terme n'existait pas encore ; on n'avait pas ce label qui cernait un ensemble d'œuvres, ensemble plus ou moins bien défini. Nous avions un départ vers quelque chose qui, dans son inspiration, relevait de l'anticipation. Du reste, Mary Shelley l'a dit — je ne vous ai pas donné le terme, car il y a pas mal de controverses sur la question —; Mary Shelley l'a dit elle-même : « Je ne veux pas écrire quelque chose qui relève justement du fantôme et de l'appareil gothique. ». Le Fantastique était plus ou moins contemporain ; c'était le début avec Hoffmann. On n'est pas véritablement dans un thème gothique ; elle s'est refusée à l'employer, elle a voulu véritablement faire autre chose et je pense qu'on a un départ de Science-Fiction.

Gérard Klein — J'acquiescerai avec le dernier point de vue de Denise Terrel, pas tout à fait avec les précédents. Il faut dire qu'il est difficile de situer Frankenstein, qui est réellement une œuvre fondatrice, écrite en 1816, parce que c'est un ouvrage très complexe et qui porte en germe presque tous les genres littéraires qui vont se développer au XIXe siècle. Il y a le roman familial, le roman policier et le roman d'anticipation, ou le roman de Science-Fiction.

Frankenstein est un médecin qui utilise des morceaux de cadavre, mais bel et bien dans le cadre d'un laboratoire, et il y a un passage que je ne pourrais pas citer de mémoire mais qui est très important, où ce médecin insiste sur le fait qu'il a reçu une éducation entièrement rationnelle ; c'est un médecin des Lumières. Il n'y a pas de dimension proprement fantastique dans le roman. Ceci nous amène à la question d'une définition du Fantastique classique qui se développe à la fin du XVIIIe siècle, plutôt au début du XIXe (avant, il y a le roman gothique qui est quelque chose d'un peu différent), et qui se poursuit jusqu'au début du XXe siècle ou à l'entre deux guerres. Après, on se situe à nouveau en présence de quelque chose de différent.

Pour moi, le critère déterminant c'est celui de la présence sous une forme ou une autre de la surnature, de la manifestation, dans certaines conditions, de la surnature liée à une culpabilité et à une transgression. Ce n'est pas l'effroi, ce n'est pas la terreur, ce n'est pas le fait d'être en présence d'un monde étrange ou inconnu qui est constitutif du Fantastique, c'est vraiment l'intervention de la surnature dans un cadre de culpabilité et ça, j'en ai fait la démonstration sur un grand nombre de textes. Je me suis d'ailleurs à cette occasion inscrit en faux, par rapport à un certain nombre de textes théoriques, je pense en particulier au bouquin de Todorov qui ne tient pas la route. D'ailleurs, en privé, il reconnaît qu'il est fondé sur sept livres — et pourquoi sept livres seulement ? Parce que ce sont les seuls qu'il ait lus dans ce domaine.

J'aimerais revenir sur la question de la légitimité et en parler comme l'a fait Lardreau, mais du côté de la Science-Fiction. Je pense en effet que la surface de légitimité qui est accordée aux États-Unis et pas ici, ou ici-même et pas ailleurs, à la Science-Fiction, cette surface n'a aucune espèce d'intérêt. Je pense que si la Science-Fiction a toujours été traitée avec beaucoup de méfiance, c'est parce qu'elle contient de l'illégitimité très fondamentale, très résistante. D'abord, parce que c'est une fiction qui prétend parler de choses sérieuses sous forme fictionnelle et souvent pas sérieuse du tout. Déjà ça, c'est inquiétant.

Je prends un autre exemple, c'est vous dire à quel point ça peut être illégitime.

On nous rabat les oreilles depuis deux ou trois jours à propos d'une malheureuse brebis, de tous les problèmes du clonage, tous les soi-disant problèmes éthiques, moraux, sociaux du clonage. Or, le clonage est possible, ça a déjà été fait ; les auteurs de Science-Fiction en ont parlé énormément depuis des dizaines d'années, ils n'ont pas attendu les laboratoires écossais.

Le discours que tout le monde nous tient, du Président des États-Unis au Président de la France en passant par un certain nombre d'autres instances légitimantes, est un discours de la condamnation moralisante. Il ne faut pas le faire. Justement, ce qui va intéresser et peut-être amuser un auteur de Science-Fiction, c'est de tenir non pas le discours opposé, qui serait le même, mais un autre discours. Que se passe-t-il là d'intéressant ? Que va-t-on pouvoir faire ? Pourquoi cette idée doit-elle être défendue ? La Science-Fiction est pour toutes sortes de gens très choquante car, si on la prend au sérieux ce que dans ces questions on doit faire, elle a toujours l'art de suggérer une réponse condamnable et moi, je trouve ça très bien et je suis pour le maintien de l'illégitimité de la Science-Fiction.

Justement, si elle était absorbée par l'université, trop absorbée, je craindrais qu'elle ne soit progressivement phagocytée, entourée d'une espèce de cocon et pour ainsi dire minéralisée. J'espère que même si je vis très longtemps, je ne verrai pas ça.

La Science-Fiction dans la philosophie moderne

Daniel Riche — On a jusqu'ici beaucoup évoqué le rôle de la philosophie dans la Science-Fiction, et de la manière dont il arrivait à la Science-Fiction de philosopher, pour résumer.

Je voudrais, dans cette dernière partie du débat, qu'on évoque le rôle de la Science-Fiction dans la philosophie, et notamment dans la philosophie moderne, contemporaine.

Évidemment, les philosophes classiques ne risquaient pas de convoquer la Science-Fiction puisque le terme et le concept n'existaient pas, mais il semble aujourd'hui qu'il y ait tout un courant philosophique, notamment en provenance des pays anglo-saxons, qui fasse appel à la Science-Fiction de manière ouverte, non dissimulée. Je pense à Douglas Hofstadter et à Marvin Minsky aux États-Unis, et même un peu plus loin, je pense à Bertrand Russell. J'ai appris récemment qu'il a été l'auteur, sous pseudonyme, d'un recueil de nouvelles de Science-Fiction. Alors, quelle est la place que les philosophes accordent à la Science-Fiction dans leur propre discipline ?

Gérard Klein — Il y a tout un champ où c'est très manifeste. Hofstadter n'est pas loin, mais c'est toutes les réflexions qui portent sur l'intelligence artificielle. Les ouvrages techniques des philosophes sur l'I.A. sont pleins de petits contes de Science-Fiction. C'est l'histoire du chinois, du personnage qui est dans une pièce et qui manipule des symboles — ce n'est pas récent : ça a une vingtaine d'années — et l'auteur de cette histoire m'échappe. Peu importe. Là, il y a un conte qui est destiné à montrer que s'il y avait une formalisation du langage possible et suffisamment poussée, alors on pourrait, sans rien connaître au chinois, répondre à des questions à condition de disposer de règles en quantité suffisante. C'est typique des contes philosophiques qu'on trouve à l'intérieur d'ouvrages relativement techniques.

Guy Lardreau — J'ai quand même tendance à penser, parce que je suis un philosophe classique et assumant pleinement ce rôle archaïque, sans honte en plus, que ce sont des montages et des illustrations, parce que ton exemple de "Chinois", là encore je reviens à Leibniz, tout simplement il t'aurait dit que sa combinatoire prévoyait ce genre de choses…

Donc, en réalité, c'est plutôt un appel à l'opinion, pour faire passer des interrogations philosophiques extrêmement anciennes et classiques, mais auxquelles on donnera un peu de piment. J'ajouterai — là encore, j'assume pleinement mon rôle dinosaurien de philosophe classique — que je ne considère pas Hofstadter comme un philosophe. Tout le monde n'est pas philosophe, sinon on fait n'importe quoi.

Daniel Riche — Bertrand Russel était un philosophe ?

Guy Lardreau — C'est tangent…

Gérard Klein — C'est ce que prétendent les mathématiciens…

Guy Lardreau — Il y a quelqu'un qui avait essayé de réfléchir là-dessus, mais qui au total n'a pas sorti grand-chose. C'est Deleuze. De même qu'il avait essayé de réfléchir sur le roman policier.

Expériences mentales

Roger Bozzetto — Je voudrais revenir sur quelque chose que Lardreau a dit tout à l'heure, à propos de la différence entre le réel et les réalités.

Ce qui est intéressant, par rapport à ce qu'on pourrait appeler la quantité de vérités que peut contenir une fiction — je sais bien que c'est idiot de le dire comme ça, mais on comprend mieux —, c'est dans quelle mesure la réalité a besoin des fictions pour se construire, pour apparaître en tant que telle.

Tout à l'heure on a parlé de conjectures. Moi, j'ai une autre formulation plus ancienne : elle remonte à Roger Bacon. C'est la notion d'expérience mentale ; ça revient au même ; c'est en lisant les épistémologues. Je pensais à Feyerabend, par exemple ; il montrait à quel point les expériences d'Einstein avaient d'abord été des expériences mentales, avant de pouvoir se concrétiser, parce que les appareillages les rendaient possibles.

La notion d'expérience mentale, dans la construction de la réalité, est tout aussi bien scientifique que philosophique. J'ai donné tout à l'heure l'exemple de Platon. En religion, il y a les paraboles. En économie, il y a les utopies.

Disons que la notion d'expérience mentale n'est pas propre à la Science-Fiction, mais la Science-Fiction lui donne une coloration différente, parce qu'elle s'appuie sur ce que Gérard Klein appelait des images. Moi, j'appellerais cela une mythologie de la science. Autour de la science, il y a toute une efflorescence d'images qui constituent plus ou moins une mythologie. C'est ce que la Science-Fiction constitue en quelque sorte, de la même manière qu'il y a une religion et puis un tas de superstitions à côté, les religions des uns étant les superstitions des autres. C'est une mosaïque totalement hétérogène qui renvoie à la science, à la religion, à la philosophie.

Et tout ceci, parce que ça rentre dans le cadre du fictionnel. S'il y a ce développement de la Science-Fiction dans les sociétés depuis la fin du XIXe siècle surtout, c'est par la difficulté où l'on est, vu les progrès de la science et disons la démission de la philosophie, de rendre compte pour un public assez large de ce qui se passe, bien que ce public sache que ce qui se passe et qui est décrit ne soit pas exactement la réalité, mais en quelque sorte, y fasse allusion.

Guy Lardreau — Je voudrais réagir à deux choses. D'abord, je suis entièrement d'accord avec Bozzetto sur la question de l'experimentum pensis, comme on disait au XVIIe siècle, et disons qu'avant Feyerabend, celui qui a exhibé le concept c'est Alexandre Koyré qui, de fait, a constitué contre Bachelard, toute son épistémologie sur cette question de l'impertinence de l'expérience sensible par rapport à la science.

Effectivement, Einstein disait : « Si l'expérience ne marche pas, on s'en fout, elle survivra. ».

L'autre point de votre intervention sur lequel je veux revenir, pour qu'on m'entende bien quand je parle de démission de la philosophie, c'est que le rôle d'orientation que nous avons pu avoir par rapport à la science est fini. La philosophie va devoir faire avec cette impuissance. Mais pourquoi est ce que je tiens à le marquer, car il est rare qu'un discours tienne à marquer sa déficience ?

Je tiens à le marquer car la pointe de mon constat est pratique ; je rejoins un truc que Klein disait tout à l'heure : si la philosophie persévère à prétendre pouvoir intervenir auprès de la science, elle ne le fera qu'au nom de la morale, au nom d'un discours absolument répugnant, qu'on appelle l'éthique de la science.

Les comités d'éthique, qu'on les laisse aux gens qui n'ont que ça à faire et qui, d'autre part, voient le fin du fin de la pensée dans l'exhibition de deux ou trois misérables impératifs. La philosophie n'en a rien à foutre.

Là je suis très content de ce que tu as dit touchant le moralisme : c'est qu'effectivement, considérant la question du clonage, que voulez-vous qu'un philosophe raconte là-dessus ? C'est des foutaises. Et j'ajouterai, m'appuyant sur Maine de Biran, que quoique fasse la philosophie, la science avance. Je m'appuierai aussi sur Hegel qui dit : « Qu'on le veuille ou pas, c'est ainsi, la science est au travail, et avant de commencer à penser quoi que ce soit à son propos, elle est au travail, elle agit, elle produit. ». C'est ainsi. Si les expériences de clonage sont le point où en est la marche de la science, c'est ainsi et puis c'est tout, puisque vous tenez à proposer nos misérables éthiques nombrilistes.

Daniel Riche — C'est à la Science-Fiction maintenant à penser la science ?

Guy Lardreau — Je ne dis pas ça, je dis qu'elle opère dans ce sens, qu'elle fait nœud avec la science, comme nous ne sommes plus capables de faire.

Daniel Riche — Mais en dehors des philosophes et des auteurs de Science-Fiction, qui pense la Science ?

Guy Lardreau — Peut-être qu'il n'y a pas à penser la science. Peut-être que la science se pense elle-même. C'est aussi une possibilité. Faut-il une méta-science ?

Gérard Klein — Sûrement pas, mais c'est difficile d'y renoncer.

Le rapport entre la science et la pratique qu'elle rend possible, c'est une question politique.

Ce type de question politique entre bien dans le champ de la Science-Fiction, pas qu'elle ait une vérité quelconque à délivrer là-dessus, mais elle entre bien dans ce champ. On peut dire des choses qui sont scandaleuses, et j'espère bien qu'elles sont scandaleuses dans le cadre de la Science-Fiction, mais qui ne sont probablement pas de l'ordre du philosophique, alors que les comités d'éthique sont constamment en train de prétendre qu'ils font de la philosophie, ou qu'ils représentent un point de vue philosophique, alors qu'en réalité ils représentent un point de vue politique assez niais.

J'ai participé à pas mal de débats sur ce genre de questions, et ce qui m'a toujours inquiété fortement, c'est la grande niaiserie des gens, par ailleurs des gens extrêmement cultivés et intelligents ; mais les questions qui leur sont posées sont telles qu'ils n'ont pas grand-chose à dire.

Denise Terrel — Vous avez parlé de Science-Fiction en rébellion, qu'il ne fallait surtout pas du reste étouffer à l'Université, j'ai noté au passage. Cette idée de Science-Fiction et de comité d'éthique, c'est ce qui me fait réagir.

Moi, je trouve que la Science-Fiction n'est pas très subversive. Elle ressemble plus, pour une grande majorité, comme étant un appareil assez ordonné. Il me semble qu'elle est très moralisante, qu'elle ressemble plus à un comité d'éthique qu'à un art révolutionnaire, ne serait-ce que par ses formes et, encore une fois par sa fonction moralisatrice, avec tous les interdits : « attention, si vous faites ça, voyez ce qui va arriver ».

Gérard Klein — Je suis d'accord avec vous que la plupart, pour ne pas dire la quasi-totalité des auteurs de Science-Fiction, ne sont pas subversifs du tout. Ils sont d'une grande platitude, comme d'ailleurs la plupart des auteurs en général, mais même quand ils ont des points de vue très moralisateurs, que vous dénoncez à juste titre, ça veut dire qu'ils adoptent des points de vue très petits bourgeois sur des questions qui, elles, sont dérangeantes.

Cela étant, vous parliez de Frankenstein tout à l'heure. C'était bien, en son temps et peut-être encore aujourd'hui, une œuvre dérangeante dans son thème de l'homme artificiel.

Denise Terrel — Totalement, au niveau de la construction du monstre, mais d'un d'autre côté, le roman a été écrit à l'époque de la révolution, où justement le romantisme était émerveillé par la révolution française, à commencer par Percy Shelley lui-même. Mary Shelley a dit que le monstre de Frankenstein évoquait aussi la révolution française, comme une œuvre en contre-pied, une œuvre en réaction contre tous les mouvements révolutionnaires. Mais il y a toute cette ambiguïté : Frankenstein est un grand rebelle, à la fois admiré, à la fois condamné.

Gérard Klein — Je m'interroge depuis peu sur une question que j'aurais dû rencontrer il y a fort longtemps : quel est le plaisir qu'on a à lire et à écrire de la Science-Fiction ? Et je n'ai pas de réponse complètement formée, mais je voudrais me tourner vers Guy Lardreau et lui demander. Peut-on dire quelque chose sur le plaisir, s'il y en a un, qu'on éprouve à philosopher ? Y a-t-il quelque chose de commun entre les deux ?

Guy Lardreau — Je ne suis pas convaincu qu'il y ait un plaisir à philosopher. Dans mon cas, disons qu'il y a une contrainte qui s'appelle la raison, et je pense, comme Kant, que la raison n'existe que comme devoir. Donc, un philosophe, c'est quelqu'un qui, aussi modeste qu'il s'estime, et aussi inutile qu'il juge ses travaux, se juge convoqué par la raison à produire de la clarté. Absolument : ce n'est pas éthique, mais c'est moral. C'est une exigence morale. On ne peut pas faire autrement. Si vous voulez, c'est la réponse de Luther, qui n'est pas un philosophe, mais il répond : je ne puis autrement.

Roger Bozzetto — Pour la philosophie, je ne sais pas, car je ne philosophe que rarement, mais pour la Science-Fiction, un des plaisirs, au moins pour la lecture de la Science-Fiction, c'est se trouver à la fois devant la possibilité de jouer à "si j'étais", ou "si c'était", "que se passerait-il si", qui renvoie à des jeux enfantins et, d'un autre côté, qui s'appuie sur un vocabulaire qui a une coloration scientifique, ce qui fait beaucoup plus sérieux. Ce qui fait qu'on a à la fois le plaisir de l'enfance, puis celui de la réflexion pseudo-philosophique. Quand les textes sont bien faits, et ça arrive malgré tout, on est entraîné dans une sorte de plaisir double, à la fois celui du plaisir enfantin des histoires et en même temps l'impression que c'est presque pour de vrai, et à ce moment-là, on se laisse avoir.

Conclusion

Daniel Riche — On a commencé par une citation, on va conclure par une autre citation sur laquelle je vous demanderai de réagir brièvement.

On a parlé de Gilles Deleuze à plusieurs reprises et dans son avant-propos à Différence et répétition, il écrit qu'un livre de philosophie doit être, pour une part, une espèce très particulière de roman policier, pour une autre part, une sorte de Science-Fiction.

Plus loin, il précise sa pensée en disant : « Comment faire pour écrire autrement que sur ce qu'on ne sait pas, ou sur ce qu'on sait mal ; c'est là-dessus nécessairement qu'on imagine avoir quelque chose à dire. On écrit à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir de notre ignorance et qui fait passer l'un dans l'autre. ».

Guy Lardreau — En fait, Deleuze disait le contraire, ce qui signifiait exactement la même chose.

Parler du fond de sa propre ignorance, c'est-à-dire qu'effectivement, la philosophie a ceci de commun avec la Science-Fiction qu'elle est comme un laboratoire de conjectures et, qu'on ne cesse de s'y affronter à sa propre ignorance.

Sur la question du plaisir, celui que je trouve à lire de la Science-Fiction, je ne dis pas que ça sera profond : je prendrai la fameuse phrase de la fameuse conférence de Dick : « Si ce monde ne vous plaît pas, allez voir ailleurs. ». Ce monde ne me plaît pas.

Gérard Klein — Je suis tenté de répondre "oui" à la question de Deleuze, mais il y a quelque chose qui me gêne et je ne sais pas quoi…

Je voudrais invoquer ma courte expérience d'auteur de Science-Fiction. Il arrive qu'on écrive une histoire de Science-Fiction sur un point de départ ou sur une image, ou parfois sur un point d'arrivée, mais sans du tout savoir où on va, et c'est une expérience psychologique très curieuse que de voir cette ignorance, puisqu'on ne sait pas où on va, se structurer d'une façon apparemment spontanée. Ma question est : d'où ça vient ?

Je vais vous donner un exemple qui est peut-être plus psychologique que philosophique, mais il y a une de mes histoires que j'aime bien, qui s'appelle "Jonas". J'ai commencé cette histoire autour d'un mot qui n'existe pas dans le vocabulaire, d'un mot sans signification, qui m'était apparu comme ça, qui est venu dans les premières lignes, sous ma plume, ubionaste, devenu ensuite simplement la contraction d'Unité Biologique de Navigation Stellaire, c'est-à-dire de grands astronefs, mais biologiques, qui naviguent entre les étoiles, d'où Jonas, l'histoire de Jonas, l'histoire d'un type qui est obligé, de temps en temps, d'aller dompter, récupérer ces grosses bestioles qui sont devenues un peu folles et qui ont digéré leur cargaison humaine.

Quand on est confronté — ce n'est pas la seule fois où ça m'est arrivé mais c'est la fois la plus pure — à un phénomène comme ça, on se pose des questions ; je ne sais d'ailleurs pas quelles questions on se pose, mais c'est très étonnant. Ce jour-là, j'écrivais à partir d'une ignorance, mais… ça s'est trouvé.

Denise Terrel — Sur ce qu'a dit Gérard Klein et son expérience d'écriture, le fait qu'un écrivain de Science-Fiction puisse partir, en toute ignorance, je me demande si ce n'est pas le cas de tout écrivain et, après tout, de tout acte créateur, d'une manière générale. Pour jouer avec les paradoxes : qu'un écrivain de Science-Fiction, comme tout écrivain, parte dans l'ignorance, c'est vrai, c'est tout le problème du postulat et où mène-t-il ? Mais je dirais aussi qu'il part avec beaucoup de connaissances. Il y a quelque chose qui est très ancré au réel dans la Science-Fiction, qui fait qu'il y a un imaginaire qui vagabonde, qui ne sait pas où il va, mais qui, quelque part, est assez solidement fixé. Alors là, je dis réel… ne faites pas le lien ignorance-réalité, je n'en suis pas là… c'est quelque chose qui me paraît lié à ce qui est cognitif au niveau de l'individu, au niveau de la société, en particulier les connaissances scientifiques.

Roger Bozzetto — Je n'ai plus du tout en tête la phrase de Deleuze. Mais ce que je pense, ce qui est merveilleux dans un ouvrage de Science-Fiction, c'est non pas qu'on parte d'une ignorance, mais qu'on y aboutisse.

Et c'est là que le texte est vraiment réussi.