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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Norman Spinrad : l'Enfant de la fortune

Livre de poche nº 7174, avril 1995

Norman Spinrad, né en 1940, est l'un des écrivains américains de Science-Fiction les plus surprenants. D'abord, il vit en France depuis de nombreuses années, pratiquement au pied de Notre-Dame. [Couverture du volume]Ensuite, il représente à lui seul, comme je vais tenter de le montrer, une sous-espèce particulière de la SF, et cela presque depuis ses débuts fracassants.

Il a en effet, dans la plupart de ses romans, traité de l'avenir proche, d'un avenir si proche même qu'il se confond presque avec le présent, mais en prenant soin d'y introduire une ou plusieurs novations technologiques imminentes qui leur donnent une forte connotation prospective. Son flair et son talent ont été tels, il a su généralement si bien su prévoir l'avenir, que certaines de ses œuvres ont en quelque sorte changé de sens au bout d'une dizaine ou d'une vingtaine d'années, et sont devenues insidieusement des romans actuels. Norman Spinrad est un critique acéré de la société contemporaine et ses romans, comme ses excellentes nouvelles (1), sont le plus souvent des œuvres politiques en un sens inhabituel dans la production américaine mais immédiatement familier au lecteur européen, en particulier français. C'est un radical, au sens américain du terme, très différent du nôtre, c'est-à-dire un homme de gauche, attentif à la critique marxiste de la société capitaliste, même s'il n'a jamais eu la naïveté de céder aux sirènes des lendemains qui chantent.

Le meilleur exemple qu'il en ait lui même donné demeure sans doute Jack Barron et l'éternité (2) où il met en scène dès 1969 la société des médias et des transnationales où nous sommes aujourd'hui arrivés, pour le meilleur et le plus souvent, comme il l'avait prévu, pour le pire.

Jack Barron est un animateur de télévision qui fait semblant de donner la parole aux petits contre les gros. La popularité même de son émission le fait redouter par les puissants qu'il malmène en direct mais qui n'osent jamais refuser ses invitations ou plutôt ses convocations comminatoires à l'écran cathodique. Mais par-devers lui, il demeure prudent. Il sait très bien que tout cela est un spectacle et que, s'il faut savoir faire monter la mayonnaise, il ne faut jamais prendre le risque de la flanquer par terre.

Jusqu'au jour où il va découvrir par accident un trafic qui porte sur la vie humaine. Non pas seulement un trafic d'organes, comme il le croit d'abord, mais un marché noir de la vie qui a pour objet l'assurance de l'immortalité pour ceux qui auront les moyens de se l'offrir. Au détriment d'autres vies, évidemment.

Comment Jack Barron va se trouver pris dans un pacte faustien et comment il sera contraint de jouer jusqu'au bout et pour de bon le rôle qu'il se contentait jusque-là d'interpréter, c'est ce que je vous laisse le soin de découvrir dans le livre lui-même si par hasard vous ne l'avez pas encore lu.

Lorsqu'il arrive à Spinrad de s'aventurer dans un avenir beaucoup plus éloigné, proprement galactique, comme dans la Grande guerre des bleus et des roses (1979), c'est encore pour traiter de problèmes très actuels comme le sexisme, ou plus précisément la grande bagarre entre les sexes, et, une fois encore, la propagande audiovisuelle. Le lointain avenir lui permet d'hypertrophier les traits les plus redoutables et les plus ridicules de ses modèles actuels et de donner à son roman un côté swiftien.

Un des thèmes favoris de Spinrad, on l'a compris, c'est la communication sous toutes ses formes. Écrivain, fondamentalement attaché à la chose imprimée, au texte, il ne se voile pas les yeux comme beaucoup de ses contemporains, ou ne se contente pas de déplorer sempiternellement la dictature montante de l'image, la bouillie audiovisuelle. Il se sert de l'écriture pour l'analyser, en dénoncer les excès, voire la combattre avec la pugnacité d'un grand polémiste. Ce dont Spinrad a justement horreur, c'est qu'on bourre le crâne des gens et qu'ils se laissent faire.

Cette lutte contre la propagande sous toutes ses formes nourrit deux de ses livres les plus étranges. D'abord Rêve de fer (1972) où il imagine un univers parallèle où Adolf Hitler a gagné l'Amérique après la première guerre mondiale, est devenu un illustrateur puis un auteur de troisième ordre, et a donné libre cours dans ses “œuvres” à ses fantasmes racistes et belliqueux. Rêve de fer est précisément le roman démentiel que ce Hitler parallèle a réussi à éructer au fil d'une vie de frustration et de médiocrité. Est-il besoin de dire qu'il faut le lire au second degré, comme un témoignage de l'extraordinaire talent de Spinrad pour l'analyse, la déconstruction, d'une idéologie de bazar, d'autant plus dangereuse qu'elle recoupe les fantasmes de tout un segment de la population ? Le succès populaire de certaines formes violentes et répétitives d'heroic fantasy est venu depuis fournir une inquiétante validation à la thèse de l'auteur de Rêve de fer.

C'est ensuite les Miroirs de l'esprit (3) (1980) où il traite des pratiques et méfaits d'une secte qui promet à ses victimes une soi-disant libération de l'esprit pour mieux les asservir à ses fins mercantiles voire impérialistes. La précision de la documentation utilisée par Spinrad a permis à certains de ses lecteurs avertis d'y retrouver, paraît-il, les méthodes d'une secte bien réelle.

L'univers de référence de Spinrad, l'utopie demeurée en chemin, inaboutie peut-être en raison précisément des adversaires impitoyables qu'elle a trouvés sur sa route, c'est une certaine Amérique des années soixante, celle des hippies, du Do it de Jerry Rubin, de la grande société invoquée par John Kennedy, du Whole Earth Catalog et, par-dessus tout, du Rock and Folk. Une société humaine, désintéressée, usant de sa richesse pour libérer le temps, éclectique, épicurienne et créative, une société de pionniers de l'avenir. De nos jours glauques, un rêve envolé. Peut-être pas pour l'éternité.

De la déviation du rêve porté par le Rock confiant de l'ancien temps, Spinrad porte témoignage précisément dans Rock Machine (4) (1987) l'un de ses livres les plus énormes, les plus ambitieux, et peut-être le plus génial dans sa démesure lyrique. Dans cet avenir, proche une fois encore, les artistes de la scène sont en voie de disparition. Ils sont en passe d'être remplacés par des vedettes artificielles, sortes de créatures médiatiques de Frankenstein issues des sondages, des ordinateurs et des synthétiseurs de sons et d'images. Mais comme Spinrad demeure malgré tout un incurable optimiste et plus encore un combattant de l'art et de la liberté, les choses ne se passent pas exactement comme leurs promoteurs l'auraient souhaité. De la technologie et de l'emprise qu'elle permet sur le public peut surgir l'antidote parfait. Continuons donc à rêver, sinon de la Révolution, du moins d'un monde meilleur.

Car l'idée de l'utopie n'a jamais abandonné Norman Spinrad. Elle était présente dans la Grande guerre des bleus et des roses où finalement elle triomphe. L'utopie de Spinrad n'est pour autant jamais un monde de lait et de miel. C'est un monde aussi imparfait que le nôtre où certains, à force de ténacité et dans une certaine mesure de naïveté, parviennent à faire exister des enclaves d'un bonheur certes fragile mais si enviable qu'il en devient contagieux.

C'est, je crois, la leçon de l'Enfant de la fortune. Dans cet avenir de nomades à l'échelle de la galaxie, une très jeune fille, Moussa, entreprend un voyage d'éducation comme l'ont fait avant elle ses parents et tous ses ancêtres. Pour survivre, puis pour vivre, devenir adulte, au-delà de toutes les désillusions et de nombreuses mésaventures, elle a pour elle les armes de son charme, de son sexe, et aussi celle de son innocence. Plus quelques autres dont vous saurez certainement vous inspirer pour la quête de votre bonheur personnel.

Notes

(1) Pour la plupart publiées en recueil chez Denoël.

(2) Le Livre de Poche.

(3) Robert Laffont.

(4) Le Livre de Poche.