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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Frank Herbert : le Cycle de Dune

Robert Laffont • Ailleurs et demain / la Bibliothèque, deux volumes, octobre 2003

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Mystères de l'édition

L'un des plus grands mystères de l'édition tient aux facteurs qui font qu'un livre “marche”, trouve un large public au moins sur le long terme, ou ne “marche” pas, c'est-à-dire demeure un échec au moins commercial plus ou moins prononcé. [Couverture du volume]D'où, lorsqu'on se trouve en présence d'un auteur inconnu de son public potentiel, même spécialisé, l'imprévisibilité des résultats. Naturellement, lorsque le livre finit par être un succès, l'éditeur se vante de son flair et on lui accorde volontiers une sorte de septième ou huitième sens qui fortifie sa position. Et lorsque le livre demeure confidentiel, il a tôt fait de l'oublier, à moins qu'il n'incrimine les insuffisances de la diffusion et de la distribution, l'aveuglement des critiques, la paresse des libraires et en dernier recours le manque de goût du public. Il n'a évidemment pas pu se tromper, et il ne s'est effet pas trompé puisqu'il a publié ce livre mal-aimé parce que lui l'aimait.

J'ai publié des livres qui avaient tout contre eux et qui devinrent des légendes, et d'autres qui avaient tout ou presque pour eux et qui ne parvinrent jamais à percer. Dune est un parfait exemple de la première catégorie mais avant d'y venir, je voudrais évoquer quelques cas douloureux relevant de la seconde.

Considérons par exemple le Serpent du rêve de Vonda McIntyre. C'est un fort beau roman, prolongeant une nouvelle qui obtînt en 1973 un prix littéraire renommé, le Nebula, et qui sous la forme d'un roman achevé ne reçut rien de moins que le Prix Hugo 1979, le Locus 1979 et le Nebula 1978. Très peu de titres de la collection "Ailleurs et demain" furent autant couronnés. Poétique et féministe, il s'inscrivait dans la tradition de l'œuvre d'Ursula le Guin. L'auteur était déjà connue du public au moins spécialisé. Sans être un échec retentissant, il ne força jamais les portes de la renommée. Le sachant et le déplorant, mon ami et collègue Jacques Sadoul lui ouvrit quelques années plus tard les portes de J'ai lu. Même résultat. Je le repris par la suite au Livre de poche où il est toujours disponible sans guère plus de succès. Dans l'intervalle, Vonda McIntyre était pourtant devenue célèbre pour ses “novelisations” de la Guerre des étoiles. Au total, ce livre est loin d'être passé inaperçu. Mais à mon point de vue et à celui de Jacques Sadoul, il n'a pas encore rencontré le lectorat qu'il méritait.

Un autre exemple, peut-être moins caractéristique, est celui du roman de David J.Skal, les Croque-morts. Je le tiens pour un des romans les plus étonnants et les plus émouvants que j'aie jamais publié. C'est l'histoire d'une passion, d'un amour fou, au-delà de tout ce que l'on peut imaginer. En comparaison, Love story est une bluette, ce que c'est du reste en tout état de cause. J'ai souvent donné les Croque-morts autour de moi et il a toujours suscité de l'enthousiasme. Ai-je fait une erreur sur le titre français [1] ? Peut-être.

Mais Limbo était-il un si mauvais titre ? Je tiens ce roman de Bernard Wolfe pour une des quatre plus grandes anti-utopies du vingtième siècle avec Nous autres de Zamiatine, le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley et 1984 de George Orwell. Robert Laffont l'avait d'abord publié en 1955 dans la collection "Pavillons" sans aucun succès. Du moins je l'avais lu. Je le repris dans "Ailleurs et demain/Classiques" en 1971 sans beaucoup plus de bonheur. Jean-Pierre Andrevon le salua comme un ouvrage majeur dans sa chronique de Fiction. Après quelques détours, je le récupérai en 2001 pour le Livre de Poche où il avait déjà paru une première fois en 1978 sous une autre houlette. Il fait son chemin. Il demeure un chef-d'œuvre. Un peu méconnu. Dommage.

Il arrive aussi qu'on se trompe dans l'autre sens et qu'on écarte à tort un livre pour toutes sortes d'excellentes raisons. Au tout début des années 1970, Robert Laffont me demanda mon avis sur la publication éventuelle de the Lord of the Rings d'un certain J.R.R. Tolkien, totalement inconnu en France sauf, tout récemment alors, pour un roman pour adolescent, Bilbo le Hobbit, publié chez Stock sans grand écho. J'étais dans ce pays un des rares à avoir lu la trilogie complète du Seigneur des anneaux dans l'une de ses premières éditions chez Allen & Unwind et cela près de dix ans auparavant, parce que Jacques Bergier, puis Jorge Luis Borges m'en avaient dit le plus grand bien. Robert Laffont connaissait l'immense succès de l'œuvre sur les campus américains et canadiens. Je lui fis remarquer sentencieusement que le transport de ce succès en France me semblait improbable, que le livre avait fait le tour de l'édition parisienne et que personne n'en avait voulu, que certes il n'était pas cher mais que la traduction serait difficile voire presque impossible, et fort onéreuse, que le public français ne manifestait aucun goût pour les fantaisies plus ou moins médiévales et que par exemple les variations arthuriennes s'étaient régulièrement plantées. Que trois volumes à publier d'affilée, c'était prendre un gros risque. Que certes l'œuvre était d'une incontestable qualité et étrangeté mais qu'elle semblait destinée à des érudits en langues nordiques et saxonnes et que la mode qui régnait sur les campus anglo-saxons n'allait pas tarder à s'épuiser ; que nous étions entrés dans le monde d'après 68, tout entier tourné vers la libération des mœurs et l'avenir, à l'opposé de l'austère doctrine tolkienienne de la chasteté et de l'honneur. Bref, je le convainquis. Il faut dire que je ne voyais pas très bien le Seigneur des anneaux dans "Ailleurs et demain", mais la trilogie pouvait trouver place ailleurs dans la Maison. Quelques années plus tard, mon ami Christian Bourgois finit par la publier dans une traduction qui ne rend qu'imparfaitement justice à l'original mais qui respecte tout à fait l'anecdote. Il s'assura de la sorte, après quelques années de flottement, une vieillesse prospère, et c'est très bien. Ce fut sans aucun doute ma plus grosse erreur éditoriale par omission. Robert Laffont ne me l'a jamais reprochée, au moins explicitement.

Un succès inattendu

Alors, Dune ? Ce livre avait tout contre lui. D'après Frank Herbert que je soupçonne d'avoir un peu exagéré, il aurait été refusé d'affilée par dix maisons d'éditions américaines. Mais personne ne s'y intéressa davantage en France. Je menaçais, vers 1968, Alain Dorémieux qui régnait alors avec Jacques Sadoul sur le Club du Livre d'Anticipation (OPTA) où je l'aurais bien vu, de le proposer à Gallimard qui sans doute l'avait déjà reçu, sans aucun effet. Fort heureusement car quelques mois plus tard Robert Laffont, en me permettant de créer "Ailleurs et demain", m'offrait l'occasion de le publier.

Tout contre lui. Un gros livre, d'un auteur inconnu en France, dont l'action ne démarrait vraiment qu'au-delà de cent pages au moins, qui était assez obscur, tortueux et demandait de l'attention. L'action, pour bénéficier en toile de fond d'un cadre galactique, se déroulait tout entière sur une seule planète. Du reste, à peine publié, le chroniqueur du Monde ne s'y trompa pas : il stigmatisa l'ouvrage comme aussi ennuyeux que les déserts arides d'Arrakis (je cite de mémoire). Son empressement à se saisir du livre lorsqu'une collection de poche lui fut confiée me surprit moins : il y a ceux qui découvrent et ceux qui exploitent.

Le succès ne vint pas vite. Sept ans plus tard, nous frisions les dix mille exemplaires. Mais c'était un livre que j'aimais, profondément. Et Robert Laffont aussi du reste, dès sa première lecture.

Avec du temps, une réussite inespérée fut pourtant au rendez-vous. Nous avons vendu aujourd'hui dans la collection "Ailleurs et demain" plus de cent vingt mille exemplaires de Dune, vite augmenté du Messie de Dune afin de constituer ce que je croyais être alors une œuvre complète. Avec les éditions de poche et les clubs, le livre doit friser le million d'exemplaires dans ce pays. En retenant les coefficients habituels, on peut estimer qu'il a eu en France deux à trois millions de lecteurs. Dans le monde entier, il s'en serait vendu entre six et dix millions d'exemplaires. Les ventes d'un livre ne suffisent pas à garantir sa qualité. Mais lorsqu'il continue d'être dévoré quarante ans après sa première parution et qu'il a connu deux ou trois générations de lecteurs et survécu à son auteur, on peut penser qu'il n'est pas promis de sitôt au fameux purgatoire des auteurs et des œuvres.

Interprétations surprenantes

Naturellement, avec le succès, vinrent les interprétations des commentateurs et leurs explications de ce succès. Ce sont quelques-unes de celles-là que j'aimerais ici déconstruire. Une des plus fameuses, qui fut souvent reprise, établissait un parallèle entre la rareté de l'Épice, source de longévité et de prescience dans Dune, et le pétrole du Moyen-Orient, source de prospérité pour le monde industriel et occidental. Certes Arrakis était un désert comme la péninsule Arabique. Mais alors que le commentateur inspiré s'exprimait après 1973 et le début de la première crise dite abusivement énergétique, le roman avait été publié initialement en 1965, et prépublié à partir de 1963 dans Analog fact and fiction (revue plus connue sous son nom antérieur d'Astounding science fiction) à une époque où le pétrole était à peu près aussi rare dans le monde que la glace au Groenland.

Une autre interprétation qui se voulait une explication du succès du livre tenait au mysticisme supposé de Frank Herbert qui aurait séduit un public en quête de spiritualité romanesque comme dix ans plus tôt Robert Heinlein l'avait fait avec son fameux En terre étrangère. Celle-là m'intéresse davantage. Il est en effet vraisemblable qu'une partie du public a commis ce faux-sens, voire ce contresens. Il est possible qu'Alexandro Jodorowski ait prévu de tabler sur ce registre lors de son fabuleux projet d'adaptation cinématographique de Dune qui malheureusement n'aboutit pas.

Si l'on entend par mysticisme la possibilité d'accéder directement par révélation à des secrets cachés de la nature ou de la surnature, à la suite d'une ascèse personnelle ou d'une grâce, par des voies irrationnelles, alors Frank Herbert n'est nullement mystique, au moins au sens traditionnel du terme dans nos contrées. Le mysticisme implique en effet, d'une manière ou d'une autre, la reconnaissance d'un dualisme, d'une surnature distincte de la nature et, au moins en Occident au sens le plus large, celle d'un interlocuteur qui la peuple, en bref d'un Dieu créateur [2].

À l'opposé, dans toute l'œuvre de Frank Herbert et en particulier dans Dune et ses suites, l'approche générale est rationnelle, même souvent hyperrationnelle comme je le montrerai, et il n'est question, à propos de religion ou de ce qui y ressemblerait, que de technologie. La technologie religieuse permet de manipuler la foi, qui semble une caractéristique indéracinable et sans doute indispensable de l'être humain.

Ainsi le Bene Gesserit, cet ordre féminin qui a fait rêver beaucoup de féministes, ne croit à rien sinon à sa capacité de créer à la suite d'une longue entreprise de croisement de lignées, un Kwisatz Haderach, un être supérieur, une sorte de surhomme, et à son habileté à manipuler les opinions de sociétés crédules grâce à la Missionnaria Protectiva qui inculque dans des populations crédules des contes entièrement fabriqués afin de servir ses desseins et de protéger ses sœurs [3]. En clair, les religions sont pour la plupart, voire toutes, des fables permettant d'exercer un pouvoir.

La production du Kwisatz Haderach lui-même n'a rien de mystique. Il s'agit d'une entreprise d'élevage humain sélectif qui, en croisant des lignées judicieusement choisies, permet d'obtenir d'autres sortes d'humains, comme on a pu tirer d'un cousin du loup le basset et le pékinois. De nos jours, Herbert aurait sans doute fait appel à l'ingénierie génétique. Mais celle-ci n'était guère imaginable dans les années 1960. De plus, il se serait alors privé d'une dimension essentielle de son œuvre, le temps long, la durée prospective, le projet qui transcende les générations.

Enfin, pour les sœurs du Bene Gesserit, le Kwisatz Haderach n'est nullement une fin en soi, mais un instrument. Son pouvoir singulier, la prescience, leur permettra de contrôler l'avenir à leur profit. Peut-être ce contrôle laisse-t-il présager un autre projet plus vaste, mais Herbert, selon son habitude, ne nous en dit rien et le laisse tout juste supposer.

Cette prescience précisément, qui permet sous une forme restreinte aux Navigateurs de la Guilde de s'orienter dans les replis de l'espace-temps et qui serait tout le destin de Paul Muad'Dib, né Atreides, est-elle d'ordre surnaturel ? Pas plus que la vision, ou que la prévision rationnelle. Herbert insiste là sur l'idée que l'humain est plongé dans le temps et qu'il est le seul animal à le savoir et à tenter sans cesse de sonder l'avenir pluriel, soit à l'aide de mantiques plus ou moins superstitieuses, soit de façon plus rationnelle en pratiquant une forme de prospective. Le Kwisatz Haderach perçoit les éventualités et leurs probabilités d'advenir si bien qu'il peut à peu près, mais non certainement, prédire l'avenir [4]. Sa prescience est une forme d'intelligence exacerbée, le sens supplémentaire d'une sorte de mutant. Mais il tombe prisonnier de ce pouvoir puisque pour lui l'avenir est déjà comme du passé, comme du déjà advenu. Aucun supplice n'est pire que d'entrevoir un avenir épouvantable sans pouvoir y rien changer ; sinon celui de revivre du déjà presque éprouvé. La malédiction de Paul, c'est d'avoir perdu l'illusion que l'avenir est ouvert et donc celle de la liberté. La philosophie de Frank Herbert est déterministe à très peu près : tous ses héros dans le cycle de Dune sont confrontés à ce très peu. Et pourtant, l'apparition prématurée du Kwisatz Haderach procède d'une faille apparente dans ce déterminisme, faille que son apparition va élargir en introduisant un avenir inédit. On reviendra plus loin sur la source manifeste de cette faille, l'amour humain et son extension, la générosité.

Incidemment, Herbert introduit à cette occasion une distinction fondamentale entre la décision et le choix. Le choix est toujours imposé et donc contraint par les circonstances et par autrui. La décision est ce qui crée l'inattendu et n'appartient qu'à l'humain, quoique rarement. Le Kwisatz Haderach puis l'Empereur-dieu de Dune changent l'avenir non parce qu'ils choisissent entre des possibles mais parce qu'ils décident.

Connaître l'avenir le change. Et pourtant, dans son éternité, l'avenir n'est pas connaissable :

« La nature continue des événements réels en dehors de circonstances très extraordinaires n'est pas illuminée avec précision par les pouvoirs de prescience. L'oracle ne révèle que les incidents de la chaîne historique. L'éternité se transforme. Elle subit l'influence de l'oracle comme celle des suppliants. Que les fidèles de Muad'Dib doutent de sa majesté et de ses pouvoirs. Qu'ils nient ses visions. Que jamais ils ne doutent de l'Éternité. (Gospels de Dune[5] »

Cependant, se présente ici une difficulté. Si Herbert ne fait pas dans son œuvre de place au mysticisme au moins selon sa définition occidentale et religieuse, son héros, Paul Muad'Dib, est incontestablement un personnage à la dimension mystique, au moins pour ses fidèles. Pour résoudre cette apparente contradiction, il faut se dégager de la perspective occidentale, celle par exemple d'un Saint-Jean de la Croix ou d'un Swedenborg, qui est celle d'une relation personnelle, voire individualiste, à la Grâce, et conférer ici au personnage mystique une signification différente, peut-être moyen-orientale, celle du porteur, voire du créateur, de la vision protohistorique d'un peuple.

Dans Dune, Paul Muad'Dib devient un héros mystique à partir du moment où il interprète un rêve collectif, se confond avec, forme et informe une subjectivité collective [6], celle des Fremen dont Kynes a été le Prophète puis dont Muad'Dib devient le Messie. En fait, la mystique est ici une forme de sociologie spontanée, ou plutôt un art au sens le plus intime du terme [7], ineffable, un art qui n'est pas accessible à la connaissance discursive et qui offre donc toutes les apparences d'un mystère, s'exerçant sur un matériau politique. Ce mystique voit, perçoit et transmet de son groupe ce que les autres ne perçoivent que partiellement et dont soudain, à travers lui, le destin et la grandeur leur sont transitoirement révélés. Ce mystique n'a pas à voir proprement avec le divin, mais pour l'homme ordinaire il ouvre la porte, à travers l'énigme même de son surgissement à un certain moment, au dépassement qui semble conduire au Tout-Puissant. Créateur puis médiateur d'une illusion, voire victime d'une illusion qui le conduira à sa destruction, ce mystique est aussi l'auteur d'un dévoilement de ce qu'il y a de plus puissant, de plus authentique et de plus redoutable, dans les collectivités humaines.

Là où les Bene Gesserit sont des manipulatrices de la croyance, Paul Muad'Dib qui est deux fois leur création, génétiquement et idéologiquement, agit comme un résonateur, une antenne et finalement comme un Fondateur absolument sincère dont l'héritage ne peut s'accomplir que dans sa disparition mystérieuse qui déclenchera le Jihad. Le mythe supplante la mystification. Ce qui se trouve mis en scène ici, ce sont des forces non pas surnaturelles ni même faisant appel à l'inconscient collectif cher à Jung [8]mais assurément supra-individuelles. Il y a aujourd'hui même beaucoup à retenir de Dune pour approcher certains processus à l'œuvre dans le monde contemporain, en particulier dans l'ordre du fanatisme [9], et cela dans une perspective que l'on peut raisonnablement qualifier de déterministe, en tout cas d'agnostique.

Herbert, rationaliste forcené

Ce déterminisme de principe permet de mieux percevoir à quel point, dans tous les romans de Frank Herbert sans exception, la technologie est présente, voire reine, même là où elle se pare des attributs d'une magie.

L'œuvre de Frank Herbert, et tout particulièrement Dune, regorge de technologie et l'on comprend que cet aspect ait pu fasciner John Campbell, le rédacteur en chef d'Astounding science fiction, ingénieur de formation et volontiers grand prêtre de la technique. Mais les technologies de Herbert sont radicalement différentes de celles généralement représentées dans les nouvelles et romans publiés par la revue susdite, et tout autant de ce qu'on entend d'ordinaire par technologie. Celle-ci correspond généralement à des assemblages mécaniques et électroniques qui constituent des prothèses de l'humain, là où il est structurellement déficient par rapport aux buts qu'il se donne. Comme on l'a fait souvent remarquer, ces prothèses sont ajoutées au corps humain (parfois, au moins dans la fiction, elles lui sont incorporées) afin de lui permettre de voir plus loin (télescope), plus petit (microscope), de se déplacer plus vite, de voler, de soulever d'énormes charges en multipliant sa force, mais ces extensions ne changent pas l'homme lui-même sinon dans la perception qu'il développe de son rapport au monde.

Pour désigner les technologies imaginées par Herbert, je suis tenté de forger le néologisme "enthèses". En effet, l'objet de ces techniques est le plus souvent de reconditionner l'humain lui-même afin qu'il devienne “naturellement” capable d'exploits inouïs sans prothèses additionnelles. Au lieu d'ajouter à l'homme, il s'agit de le transformer, et non pas de le modifier au moyen de manipulations génétiques opérées de l'extérieur, mais au prix d'une évolution interne, éventuellement conduite sur des générations. La seule exception notable se trouve dans la Mort blanche, roman relativement tardif, où un savant, rendu fou par le meurtre de sa famille dans un attentat, fabrique en utilisant les techniques contemporaines de l'ingénierie génétique un virus qui tue sélectivement les femmes [10].

Et lorsque l'implémentation patiente de l'humain trouve ses limites, la prothèse qui la prolonge doit relever d'une technologie pauvre, ou plutôt d'une technologie de pauvres, comme le distille des Fremen qui leur permet de récupérer l'eau excrétée de leur corps et même recélée encore par les cadavres : une technologie à hauteur d'homme, si l'on peut dire, et que chacun doit pouvoir s'approprier, qui présente bientôt les aspects immuables d'une tradition.

Dans le même esprit, la transformation éventuelle de l'environnement, par exemple celui de Dune qui passe de l'état de désert à celui de jardin luxuriant, suivant le rêve collectif des Fremen, doit employer des techniques “naturelles” comme la plantation d'arbustes appropriés à la fixation des sols et à la rétention d'eau. Mais ce terme de "nature" appliqué aux technologies herbertiennes doit être employé avec prudence et subtilité. Car il ne s'agit pas du tout de respecter l'état actuel de la nature, mais bien de la remodeler en utilisant autant que faire se peut les forces qu'elle recèle déjà : pour utiliser une image aussi frappante qu'inexacte, il s'agit de la séduire plutôt que de la violer avec un instrument qui lui soit étranger. Il s'agit de ruser avec elle, d'utiliser ses propres mécanismes internes pour la contraindre, avec le temps. Dans Dune, Pardot Kynes, l'écologiste de l'Empereur, expédié sur Arrakis pour percer les secrets du ver producteur d'Épice, épouse la cause des Fremen et met ses connaissances au service d'une transformation complète de leur environnement : remplacer un désert par un jardin au mépris de ses étonnants occupants : les vers géants eux-mêmes.

L'écologie de Frank Herbert n'a donc rien à voir avec l'écologisme conservatiste qui prend parfois aujourd'hui des allures de fanatisme religieux. Elle ressemble à celle spéculativement mise en œuvre par ceux qui rêvent de terraformer Mars ou d'autres planètes pour les rendre habitables par des êtres humains [11].

Dune révèle une véritable débauche de telles technologies qu'il vaut mieux éviter de qualifier de “douces”, de “naturelles” ou d'“humaines” puisqu'elles utilisent entre autres les ressorts les plus féroces de la vie, ceux de la sélection darwinienne dont elles constituent un prolongement cultivé.

Ainsi les Mentats ont développé des techniques psychologiques qui leur permettent de remplacer les ordinateurs depuis leur stricte interdiction après le Jihad Butlerien, mais ils sont tributaires d'une drogue, le Sapho, qui est réputée amplifier leurs pouvoirs ; les Mentats sont de fait des machines humaines. Ainsi, l'Ordre féminin du Bene Gesserit applique à l'humanité les techniques traditionnelles des sélectionneurs d'espèces animales, tant pour s'améliorer elles-mêmes que pour produire le Kwisatz Haderach ; de même les Bene Gesserit usent de techniques psychologiques subtiles qui agissent sur l'inconscient de leurs victimes, comme la Voix, et qui les font qualifier de sorcières. Ainsi, les mystérieuses cuves axlotl du Tleilax dans lesquelles ils produisent notamment les Gholas, ces clones qui sont des morts ressuscités, et dont le secret ignoblement rationnel ne sera révélé que dans le dernier volume du cycle, la Maison des mères. Dans d'autres romans, les mêmes approches réapparaissent : ainsi dans la Ruche d'Hellstrom, c'est une branche de l'espèce humaine qui se transforme progressivement en termites humains, avec spécialisation de castes [12].

Il est intéressant de souligner que l'éventail de ces technologies recouvre une spécialisation poussée des groupes humains concernés qui les conduit vers la spécification. Les Mentats travaillent dans le conscient et la rationalité, les Bene Gesserit sur l'inconscient, et si elles manipulent l'hérédité, c'est uniquement à travers des sentiments comme le désir, l'amour, la peur, l'ambition. Les Tleilaxus, au contraire, sculptent directement le vivant dans leurs mystérieuses cuves axlotl. Les Ixiens sont des spécialistes de la technologie classique et de la mécanique : il en faut bien pour fabriquer des armes et construire les Navires interstellaires de la Guilde. Les Pilotes de celles-ci, ayant usé et abusé de l'Épice qui leur permet de chercher entre les possibles les routes de l'espace, ne sont plus vraiment humains. Les Docteurs Suk connaissent la physiologie humaine et usent de remèdes et de poisons, et eux aussi ont adopté une morphologie particulière. Ainsi ces groupes, et bien d'autres, sont les constituants antagonistes ou complémentaires d'un écosystème humain en voie d'éclatement.

La création et le développement de techniques aussi raffinées, voire d'autres espèces humaines, exigent un temps long, bien supérieur à celui d'une vie humaine. Herbert a contourné cette difficulté en imaginant qu'afin de les développer et de les transmettre se sont constitués des ordres trans-individuels, comme le Bene Gesserit, l'Ordre des Mentats, le Tleilax, l'Ordre des Docteurs Suk, et des familles dominantes qui transmettent leurs valeurs de générations en générations, mais aussi des sectes comme celle qui vise à transformer l'espèce humaine en termite. La religion est également un moyen de ces évolutions à long terme. On y reviendra. Mais une autre approche imaginée par Herbert pour domestiquer le temps long, le temps historique voire géologique, est celui de la préservation trans-individuelle de la mémoire. Il imagine, pour une fois contre toute évidence scientifique, même de son temps, que la mémoire individuelle est préservée dans le génome et qu'elle est donc transmise, soit par la voie de l'hérédité, soit par celle du clonage [13]. Les Révérendes Mères du Bene Gesserit héritent des souvenirs de leurs ancêtres féminins dans lesquels elles peuvent puiser une expérience collective, au risque d'être possédées par ces fantômes qui cherchent à s'emparer d'un corps vivant. Une forme extrême de la réincarnation. De même les Gholas, ces clones produits par les Tleilaxus dans leurs cuves axlotl à partir de cellules de cadavres, peuvent dans des circonstances émotionnelles exceptionnelles retrouver les souvenirs du modèle originel disparu et assurer de la sorte son immortalité.

La religion : une technologie

Parmi les technologies qu'ont retenues les sujets collectifs de Herbert pour assurer leur emprise sur le temps long figure une instrumentalisation de la foi et de la religion. J'ai déjà signalé la Missionaria Protectiva du Bene Gesserit. Dans la Ruche d'Hellstrom, il est plus difficile de décider si la religion qui fonde la secte lui enjoint de réaliser le programme qui fera de cette branche de l'humanité une population de termites intelligents, ou si ses fondateurs et ses organisateurs, eux-mêmes sceptiques, s'en servent pour assurer la continuité du projet. Les protagonistes collectifs ou individuels des romans de Herbert ne semblent en effet pour leur part habités par aucune croyance. Ce sont des agnostiques et à des degrés divers des réalistes accomplis jusqu'au cynisme qui ont pour unique objectif la survie de leurs groupes, de leurs valeurs et accessoirement de leurs personnes. Leurs gnoses, lorsqu'ils en transmettent, sont des techniques. Mais le fait même qu'ils attachent de l'importance à la survie du groupe et de ses valeurs, les introduit à des formes de religiosité dépourvues de transcendance. Leur religion, si le terme a encore ici son sens habituel, se résume en un bref credo : survivre en transmettant et le cas échéant en faisant évoluer dans le sens d'une efficacité accrue les valeurs constitutives du groupe [14]. La survie et la continuité. La croyance prend alors le relais de la sélection naturelle ainsi continuée par d'autres moyens. Thème que l'on voit reparaître dans Destination vide et ses suites, où l'aumonier-psychiatre consacre la fusion de deux technologies, la religion et la psychologie [15]. Même la prière trouve sa place fonctionnelle : qu'on se souvienne de la fameuse Litanie contre la peur du rituel Bene Gesserit que se remémore Paul au tout début de Dune.

Frank Herbert suggère ainsi que toute religion est une invention de l'humanité, aux deux sens de l'expression : hors de toute révélation gnostique, c'est d'abord une fabrication fondant et perpétuant un pouvoir en s'appuyant sur la sphère affective naturelle aux mammifères et exacerbée dans l'espèce humaine, une forme de généralisation et d'exploitation du lien affectif transférentiel [16].

Mais les religions sont aussi des inventions qui ont un autre sens que conforter un pouvoir : ce sont des inventions destinées à inventer de l'humain, comme l'ont tenté chacune des religions historiques, en entreprenant de le conformer à partir de sa nature hypothétique, voire contre elle, sur le très long terme, à une vision idéale autant que partielle de l'humanité. En ce sens, toute religion est une tentative d'éducation de l'espèce, ou encore une sculpture de la culture, qui, comme toute sculpture, donne forme en enlevant de la matière originelle, ici en excluant du possible humain.

Toute la question est de savoir de quelle humanité il s'agit, quel humain entend produire et parvient à produire telle religion. Ce qui est assez prodigieux dans les religions historiques, et ce que donne clairement à percevoir Frank Herbert dans sa fiction, c'est leur capacité à promouvoir sur des millénaires le projet initial et à en maintenir quelque chose malgré les aléas conjoncturels, en dehors même de la conscience que peuvent avoir de ce projet la plupart de leurs fidèles, voire tous. Plus résistantes que les empires pour les plus répandues d'entre elles, les religions constituent des êtres collectifs écartelés par la double injonction de demeurer immuables par fidélité à la lettre du projet et d'évoluer selon son esprit afin de survivre aux conditions changeantes que rencontre l'humain dans son histoire et dans son milieu. Comme on sait, ces êtres collectifs peuvent se livrer des combats aussi acharnés que les fourmilières entre elles.

Les religions sont des inventions plus vieilles que les États et que les empires, parfois les épaulant, parfois s'appuyant sur eux, mais toujours méfiantes du pouvoir temporel. Car elles sont en sourde concurrence avec les États et les empires. Ceux-ci n'ont pas de projet pour l'humanité hors de leur propre puissance et durée ; ils veulent des humains dociles, et paisibles sauf à la guerre. Pour le reste, ils les prennent et les laissent tels qu'ils sont et tâchent tout juste de les accommoder à leurs fins, la puissance, la gloire et la continuité, et s'efforcent de les mettre en ordre, de leur faire respecter leur ordre. De l'autre côté, les États et empires sont jaloux de l'emprise exercée par les religions sur leurs sujets et se méfient de la disparité, voire de l'incompatibilité, de leurs buts respectifs. Mais les églises qui sont déjà des compromis entre structures étatiques et aspirations spirituelles ne renoncent jamais, sauf à en mourir, à leur intention, réformer l'humain, inventer pour l'éternité une sorte particulière d'humanité [17].

Dans l'Empereur-dieu de Dune, les deux projets, religieux et temporel, se confondent en un être qui n'est plus ni tout à fait humain, ni tout à fait devenu un dieu. Herbert pose ainsi la question de savoir si la paix et la liberté sont compatibles et répond par la négative : pour que l'humanité recouvre la pleine maîtrise de son destin, il faudra que l'Empereur-Dieu disparaisse. Et comme il le sait et qu'il est un tyran bienveillant, il organise sa propre destruction, ou plutôt sa dissolution. Car il est lui-même un être collectif et il se répand, à la faveur d'un attentat, en une rivière de truites des sables, les Petits Faiseurs.

Une seule fin : survivre

Une telle débauche de technologies subtiles, religion comprise, est mise en dernière instance au service d'une seule fin : la survie, de l'individu, de la famille, du groupe, de l'espèce. La compétition est féroce, la prédation universelle. Il s'agit de s'assurer la plus grande partie possible de cette ressource rare, le moteur de la vie, l'énergie sous toutes ses formes. Ainsi l'écologie humaine et sociale de Herbert prolonge-t-elle l'écologie du vivant qui a été le moteur de l'évolution : survit qui peut et qui est le plus apte à cette chasse. Cette compétition n'exclut pas des coopérations intéressées comme celles déjà signalées, dans Dune entre les ordres et groupes et que l'on retrouve dans la plupart des autres romans, ainsi dans Dosadi et dans le cycle du Programme Conscience. L'une et les autres soutiennent le climat permanent de complots qui alimente chez tous les protagonistes une atmosphère de paranoïa généralisée souvent soulignée par les commentateurs de Frank Herbert. Les naïfs sont des sujets de consommation et par suite indignes d'intérêt. Ne pas être dupe est la seule voie qui s'offre à qui ne veut pas devenir victime. Comme dans la nature, chacun est toutefois simultanément chasseur et proie. Herbert, peut-être épris de lucidité, nous lave à l'acide les yeux quant à l'entente et à la bonté providentielles qui imprégneraient les règnes animaux et humains : il est en quelque sorte l'anti-Disney par excellence, et aussi l'anti-humaniste, en tout cas l'anti-Rousseauiste.

Ses univers ne sont pas pour autant manichéens. Si chacun est chasseur et proie, disparaissent les notions de mal et de bien, la distinction entre les bons et les méchants. Peut-être Herbert appartient-il à cette espèce rare, l'authentique nietzschéen, éventuellement sans le savoir.

Dans le plus paranoïaque peut-être de tous ses romans, la Ruche d'Hellstrom, les fondateurs d'une secte née quelque part en Allemagne au dix-septième siècle, sont convaincus que l'humanité ne survivra pas telle qu'elle est à ses propres excès et contradictions. Ils entreprennent donc d'en réformer un groupe pour qu'il s'enterre et adopte les mœurs, et jusqu'aux modes de reproduction, des insectes sociaux qui ont fait la preuve, pour leur part, de leur capacité de survie sur des millions d'années. La secte souhaite à la fois se fondre dans le paysage, devenir invisible, et être capable de rivaliser avec les grands États modernes, ces fameux monstres froids. Le tour de force de l'écrivain est ici de parvenir à nous rendre relativement sympathiques les dirigeants totalement cyniques de cette termitière humaine. C'est que leur cynisme même trouve sa limite dans leur foi en leur communauté, en sa capacité de survie, foi qui peut aller jusqu'au sacrifice de leur personne. Contrairement à la plupart des dictateurs de l'histoire qui furent hantés par leur intérêt personnel, celui de leur dynastie ou de leur groupe, ou par une confiance insensée en une idéologie fumeuse, toutes illusions qui les condamnèrent à l'échec, les héros de Herbert, entièrement habités par leur cause, au-delà du cynisme, sont des réalistes suprêmes. C'est cette foi indomptable en la vie qui nous les rend, dans une certaine mesure, moralement acceptables.

Mais voilà donc un univers glacial, féroce, sanglant, calculateur, impitoyable. La mystique est matérialiste, la religion une illusion fabriquée, les motivations des sujets individuels ou collectifs strictement égoïstes, l'écologie un tissu de conflits éventuellement manipulés au service d'une fin qui la maltraite.

Il se manifeste toutefois, dans cette lutte darwinienne généralisée, dans cette obsession omniprésente de la survie à tout prix, une ouverturerare, comme un luxe extravagant. Le courage de l'éthique qui contredit les intérêts tactiques, la générosité qui déborde l'instinct de conservation, et l'amour qui excède les nécessités de la reproduction se trouvent réunis dans la tradition des Atreides. Le personnage du Duc Leto, père du futur Paul Muad'Dib, est caractéristique. Aristocrate raffiné, il sert les valeurs de sa lignée, honneur, intégrité, désintéressement, respect de l'autre et tout spécialement de ses inférieurs. Sa force tient à sa sincérité : il dit ce qu'il est et il est ce qu'il dit ; même s'il ne dit pas toujours ce qu'il fait, secret oblige, il fait toujours ce qu'il dit. Il n'est pas un naïf. C'est un homme dur et qui sait se faire obéir et intriguer, même s'il n'aime pas ça. Mais sa confiance en autrui constitue aussi un talon d'Achille : parce qu'il refuse de faire de la méfiance une stratégie universelle, il est vulnérable à la trahison. Il le paiera de sa vie. Longtemps après les morts de Leto et de Paul, un autre Leto, l'Empereur-Dieu de Dune, incarnera les mêmes valeurs.

C'est par amour que Jessica donne un fils à son duc, là où les Bene Gesserit qu'elle trahit de la sorte avaient prescrit la naissance d'une fille, avant-dernière étape de leur grand projet. Dans le déterminisme et malgré la détermination, fut-elle celle de ses adversaires, l'amour, comme l'honneur, comme la loyauté, introduit de l'inattendu puisque la décision naît d'une subjectivité, du choix d'un sujet unique entre des possibles qu'il est seul à mesurer, et dont le sentiment ou la pulsion peuvent surmonter tous les conditionnements.

La Maison des Atreides n'est pas seule à représenter ces valeurs dans le milieu corrompu de l'Imperium galactique. À leur manière, les Fremen privilégient les mêmes valeurs dans un registre plus féroce : ils adoptent Paul, parce qu'il verse l'eau de son corps, des larmes, sur un mort. Pardot Kynes, l'écologiste de l'Empereur, qui suscitera leur rêve d'un monde vert, est susceptible, au nom de sa science et à partir de son expérience des hommes et du terrain, d'un engagement opiniâtre et désintéressé. D'autres hommes, venus de tous les horizons, se trouvent aimantés par les Atreides parce qu'ils savent pouvoir leur faire confiance. Ils ont souvent été victimes de la Maison concurrente des Harkonnen qui représente de son côté un sommet de la perversité.

Drame ou tragédie ?

L'écriture de Frank Herbert et son sens de la composition des scènes se montrent extrêmement efficaces à convoyer une impression de noblesse des attitudes et convictions sans pour autant tomber dans le sentimentalisme. Peut-être une partie de la séduction de Dune et donc une possible raison de son succès tiennent-elles à la droiture des Atreides, à leur propension à servir avant de se servir, à leur sens aigu et durable de la responsabilité, à leur conviction que le pouvoir est d'abord une charge. Des héros positifs en somme, même si cela ne leur réussit pas toujours. Le roi Arthur, la Table Ronde et Camelot ont exercé une fascination durable pour les mêmes raisons. Un de mes proches amis qui a longtemps tenu une fonction de haute responsabilité dans un groupe transnational d'extension planétaire me disait relire Dune chaque année. Je crois qu'il y trouvait un antidote contre la tentation du cynisme qui tend à imprégner ces sphères olympiennes, et un certain réconfort. Il avait la stature d'un Leto. Mais avait-il pour autant tout à fait compris le message de Dune ?

Car dans la lutte pour la vie selon Frank Herbert, l'intégrité même devient la ruse ultime, ou, pour ainsi dire, une ruse sincère. L'indomptable sincérité de Leto lui assure, dans un monde féodal où dominent les relations interpersonnelles, la loyauté là où d'autres, comme les Harkonnen ou l'Empereur Padishah lui-même, doivent fonder ce lien sur la peur qu'ils inspirent. Dans la perspective de l'évolution darwinienne du vivant qui semble commander l'œuvre de Herbert, la loyauté établit une forme de symbiose où chacun des partenaires trouve son compte, où l'ensemble résiste mieux que chacune de ses parties. La coopération, la générosité réciproque ne sont des vertus qu'en apparence. Elles servent l'unique but qui n'est pas une fin : durer, persister, survivre [18]. Et pour cela, changer, demeurer insaisissable. L'univers de Dune, c'est aussi celui des danseurs-visages du Tleilax, ces simulateurs parfaits. Au vingtième siècle, John Kennedy, président des Etats-Unis et cynique accompli, se plaît à jouer les rois Arthur avant d'être assassiné en 1963 au moment où Dune commence à paraître. Nous avons eu, nous aussi, les nôtres. Cela s'appelle la politique.

La dimension proprement évolutionniste de la pensée de Herbert n'est nulle part aussi manifeste que dans les changements profonds qui affectent l'humanité au fil des quelques millénaires que couvre le cycle. Dans le dernier volume, le Bashar Teg, commandant en chef de l'armée qui affronte les Honorées Matriarches, a acquis sans qu'il le comprenne lui-même des pouvoirs extravagants : une rapidité physique sans pareille et la capacité de voir les non-vaisseaux autrement indétectables ; il les attribue aux manipulations de son héritage génétique. Ses adversaires, les Honorées Matriarches, appartenant à une branche pervertie du Bene Gesserit, ont développé à l'extrême pouvoir de séduction et capacité orgastique. Dans un univers conflictuel, ne pas changer, c'est disparaître. Et changer, c'est une autre façon de disparaître, au moins au regard du passé, de ce que l'on a été.

Ainsi, comme je l'ai déjà signalé, ce n'est ni dans une mystique absente, ni dans une religiosité dénoncée comme une imposture, ni dans une écologie qui vise à remanier un monde, ni dans une rectitude morale qui sert au fond un projet sans fin ni fins, ni dans un idéalisme sans cesse renié au bénéfice du réalisme que l'on pourrait trouver dans l'œuvre de Frank Herbert et en particulier dans Dune, les moyens de la séduction qui auraient conquis la génération du Flower Power, des baba cools et autre chantres d'un retour lyrique à la nature et à la simplicité, puis les générations de leurs descendants intellectuels, sauf à imaginer qu'ils se soient laissés abuser avec opiniâtreté. Rien là qui explique le succès de Dune, voire l'espèce de vénération qui nimbe ce texte pour beaucoup de lecteurs.

Une pensée peu saisissable

Peut-être y a-t-il autre chose qui ait pu retenir sur près d'un demi-siècle des esprits plus subtils. Et ce pourrait être l'insaisissabilité.

La pensée de Herbert est insaisissable. Et c'est là qu'elle est à la fois moderne, voire post-moderne si le terme a vraiment un sens, et fascinante. À peine ce diable d'homme a-t-il posé un principe, et dieu sait s'il en pose dans le texte ou dans ses exergues, qu'il en produit un autre qui annule le premier. Une proposition en chasse une autre tout en lui répondant. Ou plus précisément la plupart des sentences visent à exclure une illusion qui a pu être tenue dans le passé pour un principe. Rien n'est absolu. Il n'y a pas d'ontologie sous-jacente, et j'y reviendrai.

Cela est particulièrement manifeste dans l'ensemble des épigraphes qui introduisent les chapitres, non seulement dans Dune et ses suites mais dans la plupart des autres romans de Herbert. Il est caractéristique que la première édition de l'Étoile et le fouet en soit dépourvue puis que dans la réédition de 1977 [19], le seul remaniement et la seule augmentation concernent l'ajout d'exergues. Dans l'intervalle, Herbert a clairement compris que ce qui n'avait été au départ dans Dune qu'une astuce destinée à donner de la profondeur de champ à l'action, ouvrait en fait la voie à une véritable innovation littéraire : l'épitexte. À ma connaissance, il est le seul écrivain à en avoir fait systématiquement usage. Si j'introduis ici un néologisme, celui d'épitexte, c'est que, considérées séparément du texte principal, ces collections de citations inventées ne sont pas seulement des apéritifs mais forment des ensembles cohérents, comme les noyaux des développements narratifs. J'ai longtemps rêvé de réunir tous ces épigraphes en un seul livre qui pourrait s'intituler par exemple Sagesses de Dune même s'il empruntait aux autres cycles et romans. Il y a largement matière à un volume.

Cet épitexte a deux propriétés : d'abord il ancre l'intrigue narrée dans un passé historique parfois presque sans fond ; il révèle au moins partiellement le décor culturel sur lequel se meuvent les personnages, qui est leur fond de décor. Ensuite, et peut-être surtout, à travers les innombrables œuvres et auteurs prétendument cités, il nous dit quelque chose de la pensée de leur créateur, du créateur de l'œuvre. Refusant d'affirmer quoi que ce soit, et même de faire de ses personnages ses porte-parole, Frank Herbert s'exprime masqué, travesti, derrière une multitude de traditions supposées. En quoi il se distingue tout à fait d'A.E. Van Vogt à qui il a peut-être emprunté ce gimmick mais qui, lui, l'a toujours utilisé pour transmettre directement, non sans y insister, ses propres convictions [20].

Que peut-on cerner de cette pensée ? C'est en général une pensée négative, en ce sens qu'elle indique le plus souvent ce que l'univers n'est pas, ce qu'il vaut mieux ne pas croire sous peine de mourir naïf. Elle traduit le plus souvent la perte, ou plutôt la tombée, des illusions. Le monde humain est pour les truchements d'Herbert une panoplie d'illusions dont il faut se défaire. Mais cette pensée est aussi dialectique en ce sens qu'elle porte fréquemment sa propre contradiction. Il ne suffit pas de découvrir que le réel n'est pas ceci ou cela ; il n'est pas non plus ce que suggère cette découverte. Nous sommes prisonniers de nos perceptions et de nos métaphores, de notre place dans l'évolution et du provincialisme de nos cultures.

Il convient de remarquer que cette pensée progresse avec le développement de l'épitexte. Dans le premier volume de Dune, celui-ci sert souvent à fournir un arrière-plan historique et anecdotique et il est assertif. Puis de plus en plus, il va devenir problématique et en quelque sorte philosophique, et donner de plus en plus d'importance à la négation de la négation. Ainsi Herbert devient dans le même mouvement un dissipateur et, comme artiste, un créateur d'illusions, ce qui lui permet d'en cultiver comme on cultive des fleurs. Chacun peut choisir la sienne. Et c'est peut-être dans cette insaisissabilité que réside la plus puissante séduction de son œuvre. Chacun y trouve son bien. Comme il l'écrit en exergue du dernier texte de la Maison des mères, texte qui est lui-même un métagraphe :

« les couples opposés définissent vos aspirations et ces aspirations vous emprisonnent (le Fouet Zensunni). »

Sagesse de Dune

D'où vient cette sagesse de Dune ? Il est difficile de ne pas y trouver un écho de la voie du Tao (qu'aux dernières nouvelles il faut désormais écrire et prononcer Dao) et que je me refuse à nommer Taoïsme tant elle est exempte de généralité théorisante. Mais rien dans les écrits de Frank Herbert ni dans ce que j'ai pu entendre de sa bouche ne le laisse supposer. À côté du Tao, il y a la tradition Zen et le Soufisme (qui ne mérite pas non plus son "isme"). Et de fait, il les réunit peut-être dans l'enseignement Zensunni qui émerge un peu partout dans l'épitexte de Dune : Zen et Islam Sunnite puisque le Soufisme est la variété mystique de la tradition sunnite. Mystique, avez-vous dit ? Mais comment cela correspondrait-il à l'absence de tout mysticisme avéré selon vous chez Herbert ?

Dans l'avenir très éloigné atteint dans Dune (quelque vingt millénaires après notre présent), les traditions religieuses qui ont survécu ont été fondues dans d'étonnantes, sinon improbables, synthèses dont celle, parfaitement dérisoire, qui parachève le tout, la Bible Catholique Orange. Il semble qu'elles aient cessé, pour l'essentiel, de prétendre procéder de révélations pour devenir, fondamentalement, des expériences psychologiques. La théologie est devenue ainsi un précurseur de la psychologie de l'inconscient, comme du reste Jacques Lacan invitait ses disciples à le reconnaître, et la religion, dans sa phase mystique non plus seulement comme j'ai dit, une invention de l'humain, mais, proprement, une découverte de l'humain, de ses étendues insoupçonnées et de ses limites toujours repoussées et toujours infranchissables. Non pas une révélation directe du réel, mais une exploration de l'interface incertaine entre l'humain et le réel.

Une psychologie ? Frank Herbert se réclamait en effet de la psychanalyse et sa biographie éditoriale rapporte qu'il a exercé la profession de psychanalyste, ce dont je doute un peu pour dire le moins ; en tout cas d'une psychanalyse ou d'une métapsychologie jungienne, ce qui explique peut-être ses dérives du côté de l'inconscient collectif du Bene Gesserit et du réveil de la mémoire des Gholas clonés.

Il y a aussi dans le scepticisme et l'ironie de Herbert, en particulier à l'endroit des religions, comme un écho à l'œuvre de Samuel Butler, l'un des plus grands romanciers et penseurs britanniques du dix-neuvième siècle. Avec Erewhon, Butler s'inscrit dans la tradition de Swift, celle du voyage extraordinaire destiné à dénoncer les absurdités de nos sociétés. Mais il y a aussi chez Butler, au-delà du refus de tout dogmatisme moral et cognitif, une sorte de vitalisme téléologique, en tout cas une téléologie de l'esprit, qui pourrait bien avoir influencé, directement ou indirectement, Frank Herbert [21]. Je ferai volontiers l'hypothèse que c'est ce Butler là qui a fourni son nom au Jihad Butlerien.

Et enfin sans doute cette pensée est imprégnée des sciences modernes et des interdits qu'elles ont lancés contre le déterminisme mécaniste de la physique du dix-neuvième siècle, ébranlé une première fois par l'approche statistique de Maxwell et Boltzmann puis plus radicalement encore par la mécanique quantique du début du vingtième siècle.

Savoirs, sciences ou techniques ?

Précisément, de science proprement dite, il n'est jamais question sous la plume de Frank Herbert, mais toujours de techniques, ou, comme on dit aujourd'hui, de technologies. Il ne peut pas être question de sciences puisqu'il n'y a pas de place dans cette pensée pour une vérité définitive. Le projet de la science, au moins scientiste, objet toujours reculé, a été de découvrir une vérité certaine, ultime, dure comme le roc, ce à quoi elle a jusqu'ici échoué avec élégance dans la succession des théories. En quoi elle a chaussé non sans naïveté la prétention à la certitude des religions qu'elle rêvait selon certains de remplacer. Mais comme pour Herbert, il n'y a pas dans l'éternité de vérité définitive qui puisse être atteinte par l'humain, il n'y a place dans son histoire que pour des techniques, c'est-à-dire des savoir-faire inlassablement perfectionnés et de plus en plus efficaces mais qui n'ont pas de prétention soutenable à accéder au réel en dehors de l'expérience sensible.

Dans notre réalité, la plupart des sciences sont des technologies systématisées. L'idée même de la continuité entre techniques et sciences, illustrée par l'expression technosciences, est toute récente : jusqu'à la fin du vingtième siècle, techniques et sciences proprement dites ont évolué séparément jusqu'à ce que leurs méthodes et instruments coïncident à peu près. La technologie demeurait empirique, fondée sur des tours de main transmis par l'exemple ; seule la science s'armait de théories. Les traces de ce clivage originel demeurent profondes. À peu près seule la physique, parce qu'elle est largement mathématisée, manifeste encore l'aspiration d'atteindre un jour à une Théorie du Tout, à une ontologie. L'avenir dira si elle est fondée.

L'univers mental de Frank Herbert n'est pas un univers d'objets identifiables mais un univers de relations qui ne peuvent elles-mêmes être perçues qu'à partir d'un point de vue particulier, singulier, subjectif. Tissé de trames, cet univers ne nous offre à considérer que des effets de moiré. Ce que nous croyons savoir de solide sur le monde ne procède, certes parfois avec une précision considérable, que d'une subjectivité partagée ou encore d'une intersubjectivité efficiente dans l'approche d'un réel voilé. Je connais plus d'un physicien qui partage cet avis.

Mais le doute herbertien va plus loin encore. L'insaisissable réel n'est lui-même qu'une écume. C'est ce qu'exprime Leto II à la fin de l'Empereur-dieu de Dune dans un épigraphe emprunté aux Mémoires volés :

« Dans tout mon univers, je n'ai rencontré aucune loi de la nature, immuable et inexorable. Cet univers ne nous offre que des relations changeantes qui sont parfois perçues comme des lois par des consciences à courte vie. Ces ensembles de sens charnels que nous dénommons le soi sont des éphémères flétris par l'éclat de l'infinité, fugacement conscients de certaines conditions provisoires qui confinent nos activités et changent en même temps que celles-ci. S'il faut que vous donniez un nom à l'absolu, utilisez son nom propre : Provisoire. »

Or ce doute sur la possibilité même d'une ontologie rejoint un clivage de plus en plus apparent dans la science moderne elle-même, en tout cas dans la seule science qui ait de longue date une prétention ontologique, la physique. Dans sa version classique, les deux relativités incluses, la physique considérait l'univers comme globalement intelligible et au moins localement descriptible et, à terme plus ou moins éloigné, une Théorie du Tout paraissait envisageable. L'Intelligence suprême de Laplace demeure opérante.

En revanche, la théorie quantique, en particulier dans ses développements des dernières décennies, a bouleversé la donne. Entendons-nous bien : je ne soutiens ici en aucune manière que les prétendues incertitude et indétermination quantiques ouvrent la porte à des obscurantismes et à des relativismes culturels façon New Age. Rien n'est moins incertain ni indéterminé que la mécanique quantique pourvu qu'on se mette d'accord sur les mots : toutes les prédictions présentement réfutables que la théorie quantique a permis de proposer ont été validées, y compris les plus surprenantes [22] ; et la précision des mesures dans ce domaine dépasse de plusieurs ordres de grandeur celle à laquelle nous sommes habitués en physique classique. La théorie quantique est probablement la meilleure approche que l'humanité ait jamais établie de ce que serait, en provisoire instance, l'univers.

Mais par exemple, l'interprétation de la théorie quantique la plus couramment acceptée aujourd'hui, celle de la décohérence, implique que l'univers n'est pas globalement intelligible et qu'il n'est même pas, en général, localement descriptible. Selon cette interprétation, ce n'est que dans des cas très particuliers soumis à des conditions très strictes d'isolement (disons pour employer un terme à la mode, un condensat de Bose-Einstein) qu'une description quantique complète est possible. Mais dès que cette région entre en contact avec son environnement, notamment à l'occasion d'une mesure, il faudrait, pour soutenir la description, inclure les situations quantiques (les fonctions d'onde de probabilité) de milliards de “particules” ce qui dépasse évidemment nos capacités même si nous disposions d'un ordinateur quantique [23].

Mais il y a pire. C'est que d'un strict point de vue quantique, les particules que j'ai placées à dessein entre guillemets n'ont pas d'autre consistance que des interférences de phase de champs de jauge. Certes les champs de jauge ne sont pas a priori plus abstraits pour le commun des mortels que les susdites particules, et donc plus éloignés d'une ontologie hypothétique. Mais dans leur représentation commune au moins, les particules sont locales alors que les champs de jauge peuvent s'étendre et interférer à l'infini. Les particules conservent un certain statut d'objet, d'observable, alors que les champs n'en ont plus dès qu'on s'éloigne un peu du champ de l'expérience. Les champs de jauge ne sont que des moyens commodes de description, sans caractère fondamental, et leur extension uniforme, hors événements, en principe à l'infini, soulève le problème du continu et ne consolide pas les notions de localité et de séparabilité.

Tout se passe comme si la possibilité même d'une représentation complète du réel s'éloignait à mesure que nos instruments techniques et nos outils de pensée s'affinent. Par représentation, je n'entends évidemment pas ici une cartographie mais la disposition d'un jeu complet de règles.

Du coup, la Théorie du Tout (dont l'acronyme en anglais est T.O.E., Theory of Everything [24]) n'a fait que reculer, d'une façon particulièrement perverse. Ce n'est pas qu'il n'y ait pas de place pour une telle théorie, ce serait plutôt qu'il y en a trop. Il en existe présentement des milliers de variantes mathématiquement équivalentes et il semble pour le moins vraisemblable qu'elles continueront à proliférer de plus belle à mesure qu'on mettra au point des tests permettant de les trier. La possible mise en évidence expérimentale, dans les décennies qui viennent, du boson de Higgs supposé expliquer l'inertie des choses, sauf en politique, soulèvera probablement plus de problèmes qu'elle n'en tranchera, si l'on en croit l'expérience passée. De même l'éventuelle convergence de différents modèles en microphysique vers la Théorie M risque davantage de déboucher sur une aporie que sur une réponse ontologiquement définitive. La physique théorique est de plus en plus en train de ressembler à une métaphysique avec ses invérifiables.

Nous nous trouvons dans une situation exactement opposée à celle qui prévalait à la fin du dix-neuvième siècle lorsque quelques très bons esprits estimaient que quelques décimales supplémentaires dans les mesures concluraient la physique. Aujourd'hui, chaque décimale supplémentaire (métaphoriquement) fait naître une nouvelle cohorte d'hypothèses et les incertitudes qui vont avec.

Si l'on regarde du côté du cosmos tout entier plutôt que de celui de ses supposés très petits constituants, les choses ne vont pas mieux. Dans les années quatre-vingt du vingtième siècle, on pouvait, en schématisant beaucoup, s'en tenir à une version assez simple et satisfaisante de l'histoire de notre univers : issu d'une fluctuation quantique, il aurait connu plusieurs phases bien décrites après avoir toutefois traversé une période assez énigmatique mais commode d'inflation extrême. Aujourd'hui, tant pour des raisons liées à des observations qu'aux raffinements de la — ou plutôt des théories, les choses sont devenues nettement moins claires. Les dimensions se sont multipliées, ou plutôt certaines d'entre elles, faisant l'objet d'hypothèses de longue date, sont revenues au goût du jour. Des concepts nouveaux, ainsi les branes [25], sont venus étendre les champs de la spéculation bien au-delà des limites temporelles et spatiales de notre univers soudain étréci, et cela au-delà même des idées relativement timides d'un Linde sur la création d'univers arborescents. La théorie du Big Bang a été plus ou moins sérieusement remise en question par celle du choc “ekpyrotique” entre branes dans un méta-univers, nouveauté qui a au moins le mérite de faire l'économie de la mystérieuse phase d'inflation [26]. Et il n'y a pratiquement aucune chance de réaliser jamais des dispositifs observationnels ou expérimentaux qui permettent de faire définitivement le tri dans cette profusion théorique.

Je me suis déjà trop longuement étendu sur un domaine qui n'est pas le mien [27]. Ce que j'ai simplement voulu faire ressortir, ce n'est certainement pas que plus nous en savons, moins nous en savons, bien au contraire. Mais que plus nous en savons, plus nous découvrons que peut-être nous sommes trop petits pour comprendre l'univers où nous sommes apparus, que la prétention ontologique de la physique pourrait se dissoudre comme une illusion, apparaître finalement comme un moment transitoire de ses ambitions et de son développement, et qu'elle pourrait se résorber dans un ensemble de techniques indéfiniment (pourquoi pas ?) améliorées. Il se peut que l'on aille à l'autre bout de la Galaxie, et au delà, sans connaître le Fond des choses.

Certes, une telle attitude prospective peut relever de la pose (je vois plus loin que vous et je vous dis que vous n'irez pas loin), du découragement (quand on aura tout essayé, on en sera encore au même point), voire de la lâcheté intellectuelle (on peut vivre sans se poser de telles questions), mais un spécialiste de l'envergure de Bernard d'Espagnat choisit de ne pas la négliger au détour d'une de ses pages dans l'ouvrage cité.

Les différences philosophiques entre physique classique et théorie quantique me paraissent de ce point de vue plus profondes encore que la difficulté technique, certes très grande, à faire se rejoindre dans une théorie unifiée la gravitation et les autres forces. Il me semble que beaucoup de physiciens, tout en utilisant sans peine le formalisme quantique, continuent à penser dans les termes de la physique classique, c'est-à-dire à croire au surgissement miraculeux d'une explication ultime. Cette attente qui comporte une contradiction interne, n'a guère de validité.

S'il en est ainsi, alors l'absence totale, dans l'avenir très éloigné que décrit Frank Herbert dans Dune, d'une physique à nos yeux transcendante, même (et forcément) très hypothétique dans une fiction, prend une signification particulière, celle d'un agnosticisme de principe que j'ai déjà souligné sur d'autres sujets, et qui ne laisse de place qu'à des technologies. C'est un choix. Loin de moi l'idée que Herbert ait prévu de quelque manière que ce soit les difficultés présentes de la physique : elles ne sont venues à la connaissance du public cultivé que bien après sa mort. Mais cette excursion suggère au moins de situer sa philosophie, si le terme n'est pas excessif, à l'opposé de tout réalisme ontologique, et de faire ressortir le caractère implacable de son insaisissabilité.

Autres interprétations singulières

Une telle insaisissabilité, un tel moiré de la pensée, autorisent bien des interprétations curieuses dans de multiples domaines qui n'ont rien à voir avec la physique ni avec l'ontologie.

Peu de temps après la parution de Dune, j'ai reçu la visite d'une très jolie jeune femme qui m'annonça qu'elle avait découvert ce que signifiaient la science-fiction en général et Dune en particulier : le processus primaire, rien de moins. Deleuze et Guattari étaient récemment passés par là. Bien que déjà curieux de psychanalyse freudienne, je demeurai perplexe. Je n'avais pas alors une idée très précise de ce qu'est le processus primaire et je n'en ai guère plus aujourd'hui après des années d'expérience de cette technique. Disons pour faire simple que le processus primaire selon Freud est à l'œuvre dans l'inconscient et qu'il se manifeste notamment dans le rêve à travers l'exclusion de la non-contradiction. En bref, tout ce qui est désirable est à ce niveau compatible.

S'y superpose et s'y oppose le processus secondaire qui fait place au principe de réalité et ne supporte pas la contradiction. On peut se risquer à dire que, par définition, le processus primaire est inaccessible et impossible à maîtriser, comme un Réel, et que son fonctionnement ne peut faire l'objet d'hypothèses qu'à partir de l'écoute des rêves et des associations. S'il y a quelque chose de fondé dans l'idée que le désir est puissamment à l'œuvre dans toute littérature et sans doute tout spécialement dans les espèces littéraires non mimétiques, la science-fiction ne m'en a pas moins toujours semblé éminemment secondarisée, c'est-à-dire en termes plus clairs, procéder d'une rationalisation éperdue du désir. Je veux voyager dans l'espace : je pose qu'il existe des vaisseaux ; je veux voyager dans le temps : je suppose une machine. Etc. Et chaque fois, j'essaie d'éviter, autant que faire se peut, les plus apparentes des contradictions.

Mon unique regret est que ma perplexité muette m'empêcha d'engager avec cette jeune femme un entretien d'une autre nature.

Il y eut plus étrange. Un peu plus tard, un homme cette fois vint m'interroger sur Dune et Frank Herbert. Au bout d'un moment, il m'expliqua longuement qu'il savait qui étaient les Fremen. D'après lui, c'étaient les Juifs qui, dans cet avenir, à nouveau chassés de leur pays, avaient fondé sur Arrakis un nouvel Israël, après de longues tribulations dont neuf générations d'esclavage sur la planète Salusa Secundus, ce qui faisait en effet écho à l'esclavage des Juifs en Égypte et à Babylone. C'était la thèse qu'il désirait soutenir dans son article destiné à un périodique confessionnel, qui éclairait pour lui d'un jour nouveau le roman de Herbert et qui assurerait à ce dernier, quoiqu'Irlandais, une gloire éternelle.

Après l'avoir longuement écouté et ayant observé un moment de silence, je lui fis doucement remarquer que quelques indices dans le texte n'allaient pas dans le sens de cette thèse et qu'on pouvait tout aussi bien considérer que le peuple longtemps demeuré sans terre des Fremen pouvait représenter les descendants des Palestiniens, qu'entre les deux possibilités je ne me risquais pas à choisir mais que les vocables prêtés par Herbert aux Fremen semblaient dériver de l'arabe plus que l'hébreu, qu'il y avait, dans le livre, un autre peuple redoutable, ayant subi des tribulations et perdu sa terre, qui fournissait à l'Empereur les Sardaukar de sa garde, et que si l'on tenait absolument à projeter dans un aussi loin avenir les conflits de notre temps à travers l'imagination d'un écrivain, les Fremen pouvaient être les descendants des Palestiniens et les Sardaukar ceux des Israéliens. Le jeune homme me sembla froissé, voire quelque peu dépité, et, après quelques tentatives maladroites pour défendre sa thèse ébranlée jusque dans son esprit, me quitta assez brusquement.

Je ne sais pas du tout si Frank Herbert a voulu attribuer de tels rôles à ses créations. Je ne me souviens pas de lui avoir jamais posé la question et, si je l'ai fait, sa réponse a dû être évasive. Ce qui m'a le plus frappé dans cette histoire, c'est que ce roman avait à ce point paru à ce jeune homme un livre prophétique qu'il lui fallait absolument le plier à ses propres préoccupations, même contre l'évidence.

Quant à Frank Herbert, il évoque avec sympathie, le peuple juif et sa tradition dans la Maison des mères [28]où ils sont devenus l'Israël secret et l'allié occasionnel du Bene Gesserit qui les a souvent soutenus lors de pogroms. Pourquoi les introduit-il explicitement dans le dernier volet du cycle ? Peut-être précisément parce qu'il a entendu qu'on pouvait lui faire le reproche de réserver une part trop belle à la tradition arabe à travers les Fremen et qu'il a souhaité rétablir un équilibre tout en justifiant, bien à sa manière, l'invisibilité des Juifs jusque-là dans son œuvre.

Mais du côté arabe, ou islamique, ce qui n'est pas la même chose, les manifestations dans le cycle ne sont ni simples ni univoques. En gros, on peut distinguer trois rameaux : celui du Zensunni qui n'apparaît guère que dans l'épitexte, celui des Fremen dont on a déjà beaucoup parlé, et enfin celui du Bene Tleilax qui parle le langage de l'Islamiyat. On sait que Frank Herbert fait grand cas du soufisme à travers le Zensunni. Il semble évident qu'il admire les Fremen en raison de leur capacité à survivre à l'hostilité de la nature et des hommes. Il y a certes plus inquiétant : les Fremen n'hésitent pas à sacrifier leur vie pour leur groupe dans des attaques suicide. Cela ne vous rappelle pas quelque chose ?

Reste le cas des Tleilaxu. Énigmatiques au départ [29]et peu présents dans Dune, ils prennent de la consistance dans les deux derniers volumes du cycle. Ils parlent la langue de l'Islamiyat, c'est-à-dire de la connaissance de l'Islam au sens le plus général, ce qui les rattache plus directement à cette culture et à la langue arabe que ne le sont Fremen et Zensunni. Il faut bien dire qu'ils sont peu ragoûtants : formateurs des Mentats “tordus” sur leur unique planète, Thalim, hermétiquement interdite à tous ceux qui ne partagent pas leur foi et leur initiation, ils produisent également dans leurs cuves axlotl les Gholas, clones de morts, ce qui semble peu apprécié dans l'Imperium. Émérites en ruses et en mensonges, ils fabriquent aussi grâce à leur maîtrise du vivant les Danseurs-Visages qui peuvent imiter jusqu'à prendre sa place n'importe quel personnage, tout en leur demeurant inféodés. Mais le pire réside peut-être dans leur stricte exclusion du féminin, leur relégation des femmes dans le seul rôle de la reproduction qui va de pair avec leur obsession de la collection des gènes de tous ceux qu'ils pourraient recréer afin de les utiliser.

Personne n'a jamais vu aucune de leurs femmes. Et pour cause. Au sens le plus instrumental, les femmes ne sont pour eux que des vases, comme le découvrira à son dégoût Odrade la Bene Gesserit après sa négociation avec Waff, le Tleilaxu. Ainsi Frank Herbert exprime-t-il tantôt son estime tantôt sa répulsion à l'endroit des diverses virtualités de l'Islam, la sainteté, le fanatisme, le refus de l'égalité des sexes voire tout simplement du sexuel.

De l'importance des femmes

Cette répugnance extrême de Frank Herbert à l'endroit de toute misogynie, de toute relégation des femmes dans un rôle subalterne, dans une position d'infériorité, est d'autant plus nette dans son œuvre qu'il leur a toujours conféré non seulement une importance particulière mais une place centrale. On pourrait presque affirmer, et je n'y ai pas assez insisté jusqu'ici, que pour lui, les hommes sont en quelque sorte les compléments des femmes, à l'inverse de l'idée reçue, et des compléments souvent assez ridicules, mus par leurs gonades, leur goût du risque, du défi, de l'affrontement, du pouvoir, la plupart du temps inconscients des motivations hormonales de leurs actes [30].

Bien entendu, la raison la plus apparente, et qui pourrait sembler banale, de cette importance conférée aux femmes tient à leur capacité de créer la vie.

Toutefois dans la perspective évolutionniste, darwinienne, qui me semble prédominante chez Herbert, cette capacité de donner la vie revêt une signification particulière : toutes les femmes peuvent enfanter alors que la reproduction est pour les mâles, dans toutes les espèces et pourquoi pas dans l'espèce humaine, une éventualité très incertaine. Depuis que la reproduction sexuée, avec sexes bien différenciés, existe, la sélection des mâles par l'environnement, par leurs affrontements et par le choix qu'en font les femelles, en dernière instance décisif, est la donne essentielle de l'évolution. Les mâles sont sacrifiables à merci : il suffit qu'il en demeure un pour féconder mille femmes et plus. Ils sont le sexe fragile et donc celui dont la sélection fait progresser le plus rapidement une espèce. Du coup, le mâle est porteur d'avenir (et volontiers fasciné par lui). Mais sans les femmes, le sexe durable dans le présent, il n'y a plus d'espèce.

C'est évidemment la leçon, rudement administrée, de la Mort blanche, dont j'ai déjà dit un mot : on peut imaginer une continuité du monde presque sans hommes, mais pas presque sans femmes.

L'importance conférée aux femmes par Frank Herbert va assurément bien au-delà de cette considération physiologique et démographique. Il suffit de s'attacher un moment à des personnages individuels tels que Jessica, la femme forte de la Bible [31], ou que l'étoile Calibane (ô combien féminine dans son désir de transmettre et dans son masochisme en quelque sorte innocent puisqu'il ne s'agit que de faire plaisir), et dans le temps historique à des sujets collectifs tels que le Bene Gesserit, pour comprendre que les femmes sont capables plus que les hommes, pour Herbert, de générosité, de maturité, de longueur de vue, de sens de l'avenir pour leur progéniture, mais aussi et par conséquent de dureté, de réalisme : les femmes sont. Et c'est précisément pourquoi elles ne sont pas toute, prises entre le géniteur et la progéniture, péniblement capables de s'évader de cette parenthèse au contraire des hommes inconséquents et hypnotisés par un avenir phallico-fantasmatique qu'ils ne portent pas dans la durée au sens le plus strict du terme.

Aux yeux de Frank Herbert, le sexe sentimental est donc le sexe masculin. Les femmes portent l'amour à un autre niveau : le choix du géniteur, la survie de la progéniture. La haine aussi. Leur avenir n'est pas celui des hommes. Il est dans le corps, dans ce que j'ai appelé l'enthèse, et non pas, comme pour les hommes, dans la prothèse. Il y a là, peut-être, quelque chose qui serait mieux compris en Afrique ou en Extrême-Orient (au moins par les femmes elles-mêmes) que dans notre Occident. Quelque chose en tout cas qui me semble étrangement étranger au féminisme juridique qui tente de l'emporter dans notre civilisation et de faire des femmes non pas les égales, mais les équivalentes des hommes ; et quelque chose qui est évidemment totalement antinomique du statut des femmes dans le monde arabo-islamique, réduites à l'état de moyens invisibles.

Est-il vraiment besoin de souligner à quel point la perspective de Frank Herbert est diamétralement éloignée de celle qui domine superficiellement mais non absolument [32], dans la science-fiction ?

J'aurais aimé m'étendre davantage sur le sujet féminin. Mais il y a autre chose.

De l'Empire Galactique à la néoféodalité post-contemporaine

Il y a autre chose. Supposons sans avoir besoin d'y croire que les Sardaukar soient, dans l'intention de Frank Herbert, les descendants de certains Israéliens. Leur fonction de gardes de l'Empereur évoque la position parfois attribuée à l'État d'Israël aux portes de l'Orient compliqué, d'un point de vue américain. Ce qui attire notre attention sur un point très singulier : la présence dans cet avenir lointain d'un système d'apparence féodal et d'un Empire qui n'est pas sans évoquer l'Empire Romain Germanique. Quel sens cela peut-ilavoir ?

Féodalité et empire peuvent paraître des conventions de la littérature de science-fiction de cette époque. On les rencontre, entre autres, chez Isaac Asimov (Fondations) et dans plusieurs œuvres d'A.E. Van Vogt. Elles seront reprises vingt à trente ans plus tard, telles quelles, au cinéma dans la Guerre des étoiles. Cette convention, qui projette dans l'avenir celles du roman historique et du film “à costumes”, présente l'avantage de donner à petit prix un ton épique aux péripéties relatées, de permettre l'usage de titres ronflants et de justifier jusqu'à un certain point l'usage d'armes blanches. Asimov la soutient d'une référence à la réflexion d'Arnold Toynbee sur la succession des civilisations [33]. Mais Asimov a-t-il vraiment lu alors les douze tomes de l'œuvre de Toynbee, ou en a-t-il vaguement entendu parler au cours de ses études ? Né en 1920, il publie la première nouvelle des Fondation en 1942 et n'a alors que vingt-deux ans. On peut penser qu'il a été séduit par l'idée de planter sur une scène galactique une déclinaison futuriste de l'Empire romain et de sa chute. S'il n'est pas le premier à le faire, il donne corps à la métaphore et propose à ses pairs un exemple. Mais Robert Heinlein et James Blish qui, entre autres, proposeront une histoire du futur, ne font aucunement appel à un tel folklore et s'inspireront plutôt de la société américaine destinée selon eux à rayonner sur tout l'avenir.

Le cas de Frank Herbert est tout différent. Né lui aussi en 1920, il a plus de quarante ans lorsqu'il ouvre le cycle de Dune en 1963. Il dispose d'une culture beaucoup plus étendue même si elle est celle d'un autodidacte et si elle est éclectique, voire quelque peu hétéroclite. Mais surtout, il a manifestement réfléchi à l'avenir des sociétés humaines. Il est donc permis de déceler avec le choix d'une société néoféodale dans Dune, au-delà d'une convention esthétiquement séduisante, une intention politique et prospective. Qu'est-ce qui aurait pu conduire Herbert à tirer un trait, au moins pour le lointain avenir, sur la société libérale bourgeoise et la démocratie représentative ?

On notera tout d'abord que la société décrite dans Dune est capitaliste et marchande. Mais le pouvoir se trouve concentré entre les mains d'un petit nombre de familles qui se le transmettent sur le mode héréditaire dans le cadre de la Chom, acronyme pour le Combinat des Honnêtes Ober Marchands, Compagnie universelle contrôlée par l'Empereur et les Grandes Maisons, avec la Guilde et le Bene Gesserit comme associés sans droit de vote. Cette néoféodalité représente donc pour Herbert l'avenir du capitalisme. On remarquera que contrairement à la féodalité médiévale, elle ne cherche à se justifier d'aucun substrat religieux.

La prévision, et souvent la dénonciation, d'une telle évolution est ancienne. dès le dix-neuvième siècle, pour de nombreux économistes et sociologues, si l'on n'y prend garde, la concentration progressive et inéluctable du capital conduira à l'émergence de monopoles et à la formation d'une oligarchie qui détiendra à la fois les pouvoirs économique et politique. Peut-être certains d'entre eux lisent-ils l'avenir dans le rétroviseur et redoutent-ils le retour aux inégalités juridiques de l'Ancien Régime. Pour quelques-uns, cette évolution est inéluctable : le libéralisme bourgeois, caractérisé par une relative égalité juridique et politique, par une assez large répartition des fortunes et une décentralisation concomitante des décisions, par la liberté d'entreprendre, par une démocratie représentative et par le règne de la loi résultant d'une convention commune, le tout cimenté par une idéologie rationaliste voire progressiste, n'aura été qu'un intermède fragile et bref dans l'histoire humaine. Pour d'autres, une législation antitrust permettra de contenir la tendance à la concentration du capital et des centres de décisions. Pour Marx enfin, plus optimiste, plus radical et à nos yeux le plus naïf de tous, la concentration ultime du capital en un monopole unique le fera tomber comme un fruit mûr entre les mains communistes du prolétariat.

On retrouve en tout cas un écho de cette inquiétude aussi bien chez Wells (à la fois dans la différenciation biologique de l'humanité entre Elois et Morlocks dans la Machine à explorer le temps, et dans le produit des intérêts composés dans Quand le dormeur s'éveillera) que chez Jack London (le Talon de fer, 1907) et plus tard dans Métropolis chez Thea von Harbou (le roman) et Fritz Lang (le film). En fait, ce thème est si répandu dans la science-fiction et la dystopie qu'il est impossible d'en relever ici toutes les occurrences.

Durant presque tout le vingtième siècle, la société libérale bourgeoise, prise en étau entre les totalitarismes nazi et soviétique et la concentration du capital dans le monde libre, a de fait semblé plusieurs fois menacée de périr sans retour. L'intention des nazis de créer une oligarchie pseudo-aristocratique était explicitement inscrite dans leur idéologie. La pratique plus discrète et plus sournoise des lénino-staliniens conduisait au même résultat à travers la constitution d'une nomenklatura hiérarchisée, échappant à tout contrôle électif, dotée de privilèges et couronnée par une aristocratie politique, le KGB. La société libérale bourgeoise a cependant non seulement survécu à ses adversaires mais réussi à limiter efficacement en son sein la concentration des pouvoirs.

Dans son lointain avenir, Herbert va plus loin que la plupart de ses collègues romanciers puisqu'il fait coexister un système capitaliste latifundiaire (chaque planète est une immense propriété gérée et exploitée par une Famille) et une aristocratie néoféodale caractérisée par l'intensité des liens interpersonnels, la féalité. On entrevoit là en passant une des dimensions de la séduction exercée sur les écrivains et sur beaucoup d'intellectuels par une telle néoféodalité. Dans la société libérale, composée d'homines économici atque rationales, les relations humaines, appauvries, tendent à se borner à un morne marchandage au lieu que dans une société féodale ou néoféodale, le lien fondamental est interpersonnel et autorise des variations puissamment émouvantes sur les thèmes de l'amour, de l'amitié, de la loyauté, de la trahison, etc., et sur toutes les combinaisons et conflits entre ces thèmes qui en découlent. Au demeurant, durant presque tout les dix-neuvième et vingtième siècles, innombrables ont été les idéologues et littérateurs, même parmi les plus progressistes, qui n'ont cessé de se lamenter à propos de la perte de sentiment, voire d'humanité, qu'aurait provoqué l'ascension de la bourgeoisie porteuse d'abstraction ; ils manifestaient ainsi une surprenante nostalgie à l'endroit de structures sociales dont ils avaient déjà oublié les tares naguère par eux dénoncées. C'est ce qu'on appelle le romantisme. On pourrait sans doute trouver là une des explications de leur fascination répétée pour les totalitarismes de toute obédience qui en appellent toujours à la “vraie humanité”, celle du charisme et du culte de la personnalité, de la souffrance des opprimés (chacun a les siens) et du sang.

Il ne semble pas que Frank Herbert ait jamais cédé à cette fascination. Comme écrivain, il apprécie certainement la tonalité shakespearienne que confère à ses intrigues l'intensité des relations interpersonnelles, qu'elles soient fondées sur la peur ou sur la loyauté. Mais ce retour de l'Histoire sur elle-même, cette résurgence d'une féodalité aristocratique correspondent d'abord pour lui, comme intellectuel, à une évolution historique dont la nécessité est quasi biologique ; la société libérale a été un luxe temporaire. La néoféodalité n'est donc pas seulement une facilité littéraire, mais elle est bien le fruit d'une réflexion qui n'a cessé de s'approfondir. J'en vois des indices dans ses romans ultérieurs, ainsi dans Dosadi où la rareté dans une ville surpeuplée et misérable conduit à un équilibre des pouvoirs de type mafieux ; ainsi surtout peut-être dans la Ruche d'Hellstrom où le véritable conflit s'établit entre un monstre froid, l'État ici hypostasié en ses services secrets, et une secte parfaitement totalitaire, le seulobjectif de ces deux entités collectives étant la survie à tout prix. Le plus étonnant est que dans les univers herbertiens, y compris les plus extrêmes qu'on croirait régis par la pure nécessité, subsistent toujours des valeurs humaines dont au premier plan l'honnêteté et ses conséquences, le désintéressement et l'altruisme. Pour Herbert, il y a quelque chose dans la conscience humaine qui est susceptible de résister dans certains cas à toutes les tentations et à toutes les circonstances. Mais quelque chose de rare.

Trois époques des relations sociales

L'enchaînement de ces livres et de ces thèses suggère une anthropologie évolutionniste des relations sociales. Sans tomber dans un délire à la Auguste Comte de périodisation des âges de l'humanité, on peut schématiquement distinguer entre trois époques.

Dans les sociétés qu'il est convenu assez abusivement aujourd'hui d'appeler premières, le lien social doit être retissé en permanence entre les familles, les tribus, les clans, ce qui nous les rend étranges et parfois politiquement incompréhensibles. Faute d'accord formalisé entre des groupes qui ignorent l'écrit, les alliances, les pactes de non-agression, les protocoles d'échanges doivent être rappelés sans cesse par des émissaires spécialisés capables d'évoquer les généalogies, les parentés et les mariages, les dettes et les dons, afin d'aplanir les différends, parfois liés à des affrontements violents, ou de confirmer les alliances en cas de guerres locales. Ces émissaires sont aussi des interprètes, souvent les seuls à connaître les différents dialectes locaux là où il n'existe pas de langue véhiculaire ou encore où les palabres ne se tiennent que dans les langues vernaculaires. Les chefs n'ont dans ces sociétés très peu hiérarchisées qu'une autorité limitée aux fonctions de dire le groupe et sa tradition et de redistribuer les biens [34]. L'extrême variété des langues qui rend la communication difficile voire impossible entre les membres ordinaires de groupes différents n'est nullement un héritage aberrant du passé mais procède du système politique lui-même : une langue bien déterminée est la propriété d'un groupe et de lui seul.

J'ai eu l'occasion d'observer de telles situations dans le Maghreb sous des formes atténuées et sous une forme plus nette en Nouvelle-Calédonie ; dans la Grande Île, plus d'une vingtaine de langues différentes sont parlées par des populations réduites parfois à quelques milliers d'âmes et qui ne se comprennent pas entre elles, sinon en français. La coutume, une offrande ritualisée, et la palabre qui peut comporter une énumération des ancêtres et de leurs hauts faits sont des préalables indispensables à tout échange, à toute visite. La loi n'est pas intériorisée et encore moins formalisée, mais doit être dite et redite. Les farouches Fremen de Herbert correspondent assez bien à ce stade. Il faut toute l'autorité naturelle de Kynes et le rêve de la terraformation d'Arrakis, puis le charisme de Paul Muad'Dib pour les unir [35].

Dans les sociétés féodales, terme au demeurant tardif, fortement hiérarchisées, l'accent est placé sur la relation interpersonnelle, le lien de fidélité réciproque qui unit le féal à son suzerain, la Foi en l'autre. Ce lien ainsi que les titres qui le fondent est généralement matérialisé par des écrits et des contrats qui n'ont de valeur que locale mais qui s'imposent, en principe, aux générations successives. Ces sociétés sont profondément imprégnées de juridisme, et les trésors des châteaux n'étaient le plus souvent qu'un amoncellement de parchemins, des chartes, conservés dans la pièce la mieux protégée.

Mais aux sociétés féodales manque l'universalité : les liens et les autorités s'enchevêtrent en des réseaux inextricables, déterritorialisés malgré l'importance des fiefs, qui font évidemment le lit des conflits et des guerres. Ici, la relation interpersonnelle entre facilement en contradiction avec l'intérêt du domaine. Les Grandes Familles de l'Imperium Galactique selon Herbert procèdent à l'évidence d'une telle organisation sociale. Plus occupées à maintenir entre elles des équilibres instables qu'à gérer l'avenir, elles ne font pas le poids devant le Jihad universaliste que Paul Muad'Dib va déchaîner sur elles et que l'Empereur-Dieu de Dune va confirmer.

Les sociétés modernes, et en particulier les sociétés au moins formellement démocratiques, sont caractérisées par la loi, une loi abstraite, universelle dans son application, par essence conventionnelle, formalisée et fortement intériorisée. Liens interpersonnels et contrats entre individus et groupes sont assujettis à la loi et lui sont inférieurs en toutes circonstances. Le conflit classique entre Cléon et Antigone illustre parfaitement le passage difficile d'une société féodale à une société de droit, Antigone défendant la fidélité et Cléon la loi et la paix de la cité : on s'interrogera en passant sur les résurgences contemporaines du thème et sur la nostalgie qu'elles convoient. L'autorité de l'État et le champ d'application de la loi sont intégralement territorialisés : il n'y a pas, en principe, sur un territoire national, de zones de non-droit, tout au plus de droits atténués par des exemptions fiscales et sociales. Il n'y a pas d'exemple de telles sociétés dans l'univers de Dune, sauf à supposer que le Sentier d'or de l'Empereur-Dieu implique une telle organisation.

Ainsi, nous pouvons voir se succéder trois modes politiques, le mode du Dit, celui de la Foi, et enfin celui de la Loi

La question posée par Frank Herbert et plus ou moins implicitement par d'autres écrivains [36], comme on l'a vu, est de savoir si les sociétés modernes de la Loi, économiquement libérales et politiquement démocratiques, sont durables ou si elles céderont un jour la place à une néoféodalité capitaliste, si le libéralisme économique et politique de bourgeoisies progressistes n'aura été, en fin de compte, qu'un bref intermède dans l'histoire du monde humain.

Le monde industrialisé contemporain contient indéniablement certains ferments de la néoféodalité : les transnationales exercent à l'échelle du globe des pouvoirs déterritorialisés ayant pour principal objectif le profit et laissant subsister d'immenses lacunes qu'elles ne se soucient aucunement de contrôler, contrairement aux États ; elles peuvent tenir tête à la plupart des États et savent exercer partie au moins de leurs activités en dehors des zones de contrôle de ceux-ci ; elles sont souvent dirigées par des élites quasi héréditaires au moins du point de vue du recrutement et de la formation ; à l'intérieur de ces organisations, les relations interpersonnelles l'emportent souvent sur les relations purement contractuelles ; et comme dans Dune, elles ne cherchent pas, au moins pour l'instant, à se conforter d'une théologie.

Lorsque j'ai été amené vers 1974, comme économiste, à réfléchir sur ces questions [37], je ne cache pas avoir été influencé par l'œuvre de Frank Herbert et par celle de Philip K.Dick. L'évolution vers une société de type néoféodal me semblait peu évitable.

Un quart de siècle plus tard, bien que cette crainte typiquement liée à mon habitus social [38]continue de m'habiter, je serai plus nuancé. Après tout, la société libérale bourgeoise a surmonté bien des épreuves. Elle s'est montrée plus ductile que fragile. Elle a défait ou converti ses adversaires extérieurs. En son sein, elle a connu d'extraordinaires concentrations financières ou industrielles, ainsi sur la fin du dix-neuvième siècle, durant les années 1920, puis durant les années 1950 et 1960 au moment où précisément Dune est composé. Mais ces concentrations se sont toujours dispersées, à la suite d'une crise économique, de l'éclatement d'une bulle financière, de la disparition d'un gestionnaire exceptionnel, de l'application des lois antitrust et surtout du progrès technologique qui ne fait pas de cadeau. Vers 1960, il n'était question que de l'Empire I.B.M. et de la dimension tentaculaire du couple I.T.T. et A.T.T., de la montée inexorable des zaibatsu japonais. Les romans et nouvelles de Philip K.Dick puis plus tard ceux de William Gibson et de Greg Bear donnent à entrevoir une société néoféodale glauque où un pouvoir secret est concentré entre les mains des dirigeants de quelques gigantesques conglomérats. Mais I.B.M. tout en demeurant une entreprise puissante a été ravalée à un second rang. I.T.T. et A.T.T ont disparu et l'économie japonaise avec ses kereitsu inquiète plus par sa fragilité que par son hégémonisme. Aujourd'hui alors que la globalisation inquiète tant de monde, que Microsoft semble avoir remplacé dans l'imaginaire I.B.M. et Bill Gates, Vanderbilt, sommes-nous dans la réalité une nouvelle fois sur le chemin qui conduirait à la domination effective du monde par une oligarchie portée à se transformer en néoféodalité ?

J'en dirai que je le crains toujours mais que, à vue humaine, je ne le crois pas. Dans le monde industrialisé, d'immenses contre-pouvoirs sont à l'œuvre :

Les États n'ont pas cessé d'étendre leur emprise sauf dans les pays anciennement communistes où ils ont fait faillite ; et c'est peut-être de leur côté que les alarmes devraient être les plus grandes : non seulement, ils ne se laisseront pas détrôner par les monopoles transnationaux mais ils contrôlent jusque dans les pays les plus libéraux plus d'un tiers de l'économie. Les législations anti-concentrations ont prouvé sur le long terme leur efficacité, plus prononcée au demeurant dans le monde libéral anglo-saxon que dans les autres pays industrialisés dont l'Union Européenne qui doit encore faire ses preuves dans ce domaine. Enfin et surtout, le progrès technique a régulièrement détrôné les prétendants à la domination mondiale. Après I.B.M., Microsoft certes, mais pour combien de temps ? Provisoirement au moins, dans notre monde de bouleversements technologiques accélérés, sauf arrêt brusque et assez peu prévisible de ces développements, un maître du monde chasse l'autre.

Frank Herbert a du reste bien vu qu'une société féodale est faiblement compatible avec un progrès technologique constant : durant les millénaires sur lesquels s'étire le cycle, les techniques sont pratiquement figées et tout laisse entendre qu'elles le sont restées, à très peu près, depuis la grande révolte contre les Machines et le Jihad Butlérien. La seule innovation notable tient à l'invention des non-vaisseaux, indétectables, et elle a surtout un intérêt militaire.

En d'autres termes, la modernité, libérale et caractérisée par une prodigieuse expansion technologique, représente à ses yeux une improbable césure dans le temps de l'humanité.

Et comme il est possible que ce sentiment soit largement partagé même s'il demeure le plus souvent peu conscient, on est en droit de se demander si l'immense succès de Dune et celui d'autres œuvres mettant en scène elles aussi avec plus ou moins d'habileté des néoféodalités, ne sont pas dus à cette prévision implicite. Là, crainte et fascination sont étroitement mêlés.

Le véritable problème aujourd'hui me semble être que la plus grande partie de l'humanité n'est pas encore sortie du féodalisme, qu'il soit traditionnel ou hérité du communisme.

Reste une question : Dune a-t-il été un projet, ou bien une aventure ?

La genèse du Cycle

Le cycle de Dune n'avait pas été conçu dès le départ pour devenir une série. Cela transparaît clairement dans l'échelonnement de sa composition et de sa parution et cela m'a été confirmé par Frank Herbert lui-même.

Au départ, Herbert publie une série de nouvelles dans Astounding science fiction en 1963 et 1964 sous le titre World of Dune, puis the Prophet of Dune dans la même revue en 1965. Il les réunit sous forme de roman intitulé Dune la même année, ce qui conduit à relativiser la tragique histoire des refus innombrables mais c'est bien une petite maison d'édition qui le publie. Ce roman obtient aussitôt le Prix Hugo et le Prix Nebula qui vient d'être créé. En 1969, Herbert pense parachever son œuvre en bouclant le destin de Paul Muad'Dib dans the Messiah of Dune (le Messie de Dune). C'est pourquoi dans l'édition française d'"Ailleurs et demain", je les réunis lors d'une réédition. C'est cette réunion qui donne au livre son véritable coup d'envoi en France.

Mais après avoir écrit plusieurs autres romans, Herbert revient à l'univers de Dune et publie en 1976 the Children of Dune (les Enfants de Dune) qui s'établit dans la continuité immédiate des précédents. Quoiqu'il y reprenne et développe les thèmes philosophiques des volets précédents, ce livre plein de rebondissements suggère quelque peu ce qu'Alexandre Dumas aurait pu tirer de la science-fiction s'il l'avait connue. L'ensemble aujourd'hui réuni en un seul volume forme donc la première trilogie de Dune qui apparaît une nouvelle fois complète.

Cinq années passent encore et Frank Herbert publie en 1981 God emperor of Dune (l'Empereur-dieu de Dune). Les événements qui y sont relatés se situent plus de trois mille ans après ceux décrits dans la première trilogie. Ils sont supposés portés à la connaissance du lecteur dans un avenir encore beaucoup plus éloigné grâce à la découverte de manuscrits de Leto II, l'Empereur-Dieu, dans une cache souterraine. Pendant ces trois millénaires, l'humanité a connu la paix forcée du Sentier d'Or sous la férule de Leto II, devenu pratiquement immortel depuis sa fusion avec les truites des sables. Pour celui qu'on surnommera le Tyran, cette paix était indispensable à la survie de l'humanité. Elle a correspondu à une prodigieuse expansion de celle-ci puisque Leto II fait allusion à son empire multigalactique et à la Grande Dispersion de l'humanité dans l'univers.

C'est le volume du cycle qui a ma préférence de par la réelle profondeur des concepts qui y sont exprimés notamment dans le domaine historico-politique.

Mille cinq cents ans encore ont passé dans l'univers de Dune après la mort de l'Empereur-Dieu, et trois seulement dans le nôtre lorsque paraissent en 1984 the Heretics of Dune (les Hérétiques de Dune) puis en 1985 Chapter House Dune (la Maison des mères) dont les actions se suivent immédiatement. Un emploi excessif de l'ellipse les rend quelque peu décousus : il faut être très attentif lorsqu'on passe de l'un à l'autre ; ainsi à l'occasion de la destruction d'Arrakis par les Honorées Matriarches, expédiée en deux phrases, des personnages se succèdent sans beaucoup de justification, comme les Tleilaxu Waff et Scytale. Frank Herbert a peut-être abusé ici de sa technique d'écriture qui consiste à laisser des vides que le lecteur est chargé de combler. Mais après tout, Goethe, dans le second Faust, ne s'est pas non plus exagérément soucié de cohérence. Et il y a au moins un autre point commun entre les œuvres des deux maîtres vieillissants : c'est l'introduction en force de la sexualité jusque-là presque absente.

Il serait inexact de parler d'une seconde trilogie de Dune à propos des trois romans réunis dans le second volume de la présente édition. On peut imaginer que Frank Herbert entendait écrire en effet une seconde trilogie séparée de la première par l'entracte de l'Empereur-dieu. Il me semble en effet me souvenir qu'il m'avait assuré qu'il ne dépasserait pas sept volumes. Mais la mort l'a empêché de compléter cette seconde trilogie.

On peut risquer une hypothèse sur ce que le dernier volume aurait contenu : l'ordre de la société humaine légué par Leto II et en particulier le Bene Gesserit est ébranlé dans les deux derniers volets publiés par l'invasion des Honorées Matriarches revenues de la Dispersion et qui fuient elles-mêmes devant une menace jamais nommée, jamais précisée, jamais désignée.

Cette terrible menace pourrait être évidemment celle d'une civilisation non-humaine mais comme cela introduirait une nouveauté fondamentale dans l'univers très cohérent de Dune, comme une discordance dans une vaste symphonie, cela me semble peu vraisemblable. Il me paraît beaucoup plus probable que Frank Herbert avait dans l'esprit un retour offensif des Machines Intelligentes qui ont manqué de peu détruire l'humanité dix mille ans avant Dune (à en croire la chronologie assez incertaine qui transparaît dans les Appendices de Dune [39]) et qui furent elles-mêmes apparemment éliminées durant le Jihad Butlérien. Après ce terrible sursaut de l'humanité en voie d'être domestiquée et peut-être anéantie par les Intelligences Artificielles, une loi absolue fut promulguée qui interdit de fabriquer toute machine à l'image de l'homme, de son esprit s'entend. Mais on peut concevoir, soit que des Machines aient survécu et après plus de quinze mille ans soient remontées à l'assaut de l'humanité, soit que leur secret ait été redécouvert malencontreusement par une société humaine éloignée issue de la Grande Dispersion avec les atroces conséquences que l'on imagine.

Comme le Jihad Butlérien est lui-même situé d'après les Appendices de Dune dix mille ans après le début de la colonisation de l'espace par l'humanité, on peut estimer à environ vingt-cinq mille ans l'ampleur totale des événements décrits ou auxquels il est fait allusion dans le cycle. Il a fallu vingt-deux ans au moins à Frank Herbert pour l'écrire.

Notes

[1] Le titre anglais est : Scavengers.

[2] Question difficile que celle d'une définition du mysticisme à laquelle je ne m'affronterai pas ici. Dans la tradition artistique du Vingtième siècle, le surréalisme est ainsi une sorte de mysticisme athée, remplaçant le surnaturel par le surréel. Mais Herbert n'est nullement surréaliste. Le seul dualisme auquel il fasse appel est celui des scientifiques, qui s'établit, du moins pour les néo-kantiens et leurs successeurs, entre une réalité culturellement construite notamment par la science et un réel inaccessible dans sa totalité en dernière instance.

[3] Herbert a dû beaucoup s'amuser en dotant le Bene Gesserit d'une organisation hiérarchique largement inspirée par celle de l'Église Catholique mais exclusivement composée de femmes alors que l'on sait l'interdiction qui demeure opposée à ces dernières d'accéder à la prêtrise et par extension à toute fonction de pouvoir dans l'Église. Reste que l'objectif de cet ordre féminin demeure la production d'un homme, fût-il surhumain, voire une sorte de Christ. Pour Herbert aussi, la femme n'est pas toute.

[4] René Magritte exprime la même idée dans son auto-portrait la Clairvoyance (1936) : un homme peint une colombe avec pour modèle un œuf posé sur une table devant lui.

[5] Exergue d'un chapitre du Messie de Dune.

[6] Sur la notion de subjectivité collective, voir mon essai "Trames et moirés", in Science-Fiction et psychanalyse, Dunod, 1986.

[7] Cet art ravage son artiste. Il n'est pas tout à fait indifférent à ce propos que dans le bureau de la Révérende Mère dirigeant l'Ordre dans le dernier volume, figure un tableau de van Gogh, l'artiste ravagé par excellence.

[8] Herbert qui a dit avoir exercé la psychanalyse, ce dont je doute quelque peu au moins s'il est question d'un exercice professionnel, se réclamait à l'occasion certes de Jung plus que de Freud, mais je n'ai nulle part trouvé dans son œuvre de référence explicite aux théories Jungiennes.

[9] En ce sens, Lénine, Hitler, et peut-être Pol-Pot, furent de tels mystiques issus de groupuscules sectaires, à l'origine apparemment dérisoires. Le séminariste Staline était trop imprégné d'église pour devenir autre chose qu'un mystificateur hypocrite et rusé.

[10] La Mort blanche est aussi un roman exceptionnel sur le fanatisme, thème décidément courtisé par Herbert.

[11] C'est cet idéal de terraformation que combat à propos de la planète Mars, de façon convaincante, Brian Aldiss dans son roman Mars blanche, Métaillé, 2001.

[12] Il est surprenant qu'il existe bien parmi les mammifères une espèce au moins qui a développé une telle technique de survie : les rats-taupes d'Afrique du Sud (Heterocephalus Glaber, famille des Bathyergidés) qui constituent des ruches souterraines avec des reines qui seules se reproduisent. La longévité de ces rats, de l'ordre de vingt ans, est bien supérieure à celle des autres rongeurs, qui dépasse rarement quelques années. Ce qui justifie en quelque sorte a posteriori la spéculation de Frank Herbert. Mais leur découverte et en tout cas leur description sont récentes et Herbert ne pouvait pas les connaître.

[13] Bien que Frank Herbert ne l'indique jamais, on peut toutefois être tenté de voir là une sorte de mémoire mitochondriale, les mitochondries, ces organites cellulaires, étant transmis génétiquement uniquement par les femmes à travers les ovules, à quelques détails près. Ce qui justifierait le privilège des Sœurs du Bene Gesserit. L'exception apparente des Gholas, susceptibles de retrouver les mémoires, non de leurs ancêtres mais de leurs incarnations antérieures s'expliquerait par l'idée qu'ils sont des boutures de cellules entières cultivées dans les cuves axlotl et non des clones au sens récent du terme où seul le matériel génétique nucléaire est implanté. Les mitochondries dont la fonction dans la cellule est essentiellement d'ordre énergétique, ont fait l'objet, dans les années 1940 et 1950, de beaucoup de publications et de spéculations sur leur nature, leur origine et leurs fonctions.

[14] Même des personnages aussi parfaitement égoïstes et cyniques que le Baron Vladimir Harkonnen ou que l'Empereur Padishah se soucient de leurs héritiers et de la continuité de leurs pouvoirs politiques après leur disparition.

[15] Sur ce sujet, voir ma postace à Destination : vide dans la réédition de l'Incident Jésus ("Ailleurs et demain", Robert Laffont, 2003).

[16] Ceux qui douteraient de l'agnosticisme et de l'ironie de Frank Herbert sur le sujet des religions feront bien de se rapporter aux Appendices de Dune où l'on rencontre cette formule corrosive :

« Les regards des hommes se portèrent sur leurs dieux et leurs rites et ils y lurent la plus terrible des équations : la peur multipliée par l'ambition. »

[17] On a observé au vingtième siècle une exception historiquement notable, l'Empire soviétique qui a réuni en peu de décennies une mystique léniniste interprétant une religion marxiste fondée sur un texte, un État policier et un empire, à dire vrai hérité et déjà décadent. On sait ce qu'il en est advenu.

[18] En témoigne la réflexion de Kynes sur le Duc Leto :

« Un tel chef pourrait s'assurer des loyautés fanatiques. Il serait dur à abattre. »

[19] Cet ajout a été intégré à la réédition française dans "Ailleurs et demain" de 2002.

[20] L'emploi de citations, notamment d'Alfred Korzybski, créateur de la Sémantique Générale, en tête des chapitres du Monde du non-A, a beaucoup frappé ses lecteurs. Korzybski proclamait guérir tous les maux humains à travers une éthique du langage point si éloignée des réflexions du Cercle de Vienne et du premier Wittgenstein. On connaît l'antienne : « la carte n'est pas le territoire » (Science and sanity).

[21] Voir à ce sujet la Vie et l'habitude (Life and habit, 1877), un curieux essai quelque peu anti-darwinien où Butler fait intervenir la mémoire cellulaire comme un facteur de l'évolution. Herbert s'est-il souvenu de cette idée lors de l'invention de la mémoire collective des Bene Gesserit et de la mémoire issue du clonage des Gholas ? Butler va encore plus loin dans Dieu connu et dieu inconnu (God the known and God the unknown), traduction française Alba Nova, 1988, en suggérant un emboîtement de dieux collectifs. Je tiens ces textes pour aussi originaux et importants que l'Eureka de Poe.

[22] Comme celles d'Alain Aspect et de ses successeurs, qui, infirmant les inégalités de Bell, indiquent sans contestation possible, que la modification de l'état d'une particule, dans un couple, peut être instantanée quelle que soit la distance qui sépare les éléments du couple (satisfaction quantique), sans qu'aucune information soit transmise (satisfaction relativiste). On posera toutefois que l'adjectif "instantané" recouvre ici une mauvaise approximation.

[23] La décohérence, qui n'est certes qu'une interprétation, a l'immense avantage d'écarter les difficultés, voire les apories, liées à la notion d'effondrement de la fonction d'onde de probabilité au moment de la mesure. Elle dit, en gros, que nous ne savons pas et ne pouvons pas prétendre savoir, ce qui se passe entre l'espace de préparation de l'expérience et l'espace de mesure simplement parce que nous n'en sommes pas capables. Le Chat de Schrödinger vous dit merci.

[24] Voir à ce sujet le remarquable roman de Greg Egan, l'Énigme de l'univers, "Ailleurs et demain", Robert Laffont, 1997.

[25] Simple abréviation spécialisée du terme membrane, pour désigner de tels espaces à une (ce sont alors des cordes), deux, trois ou n-dimensions, se déplaçant dans un hyperunivers, le Fond, qui contiendrait le nôtre.

[26] Cette théorie, ou toute autre du même genre, éventuellement validée, ne modifierait pas substantiellement le scénario de l'expansion de l'univers (à partir d'un milieu dense, chaud et homogène), de la nucléosynthèse et de tout ce qui s'ensuit, scénario corroboré par une foule d'observations, de calculs et d'expérimentations.. Une nouvelle théorie, voire une nouvelle physique, permettrait de l'écrire différemment, c'est tout.

[27] Le lecteur intéressé trouvera un exposé, clair et destiné à un assez large public, de ces questions et de beaucoup d'autres dans l'ouvrage de Marc Lachièze-Rey, Au-delà de l'espace et du temps, la nouvelle physique, le Pommier, 2003. À un niveau plus difficile, il aura profit à lire de Bernard d'Espagnat le Traité de physique et de philosophie, Fayard, 2002 ; les deux livres de Michel Bitbol, Mécanique quantique, une introduction philosophique, Flammarion, 1996, et l'Aveuglante proximité du réel, Flammarion, 1998 ; et les Limites de la connaissance d'Hervé Zwirn, Odile Jacob, 2000. Ce sont pour moi des livres de chevet. Il est passionnant de relever les divergences minimes entre tous ces auteurs qualifiés qui sont d'accord sur l'essentiel. Toutes les erreurs conceptuelles et approximations injustifiées dans mon commentaire seraient strictement de mon fait.

[28] Explications d'Odrade à Lucille, toutes deux Sœurs du Bene Gesserit :

« Le peuple qui a retenu votre attention se nomme le peuple juif. Il y a bien longtemps de cela, il a été conduit à prendre une décision défensive. La solution aux pogroms répétés était de disparaître totalement de la scène publique… Ils se cachèrent sur d'innombrables planètes — leur propre version de la Dispersion — et il est à peu près certain qu'ils possèdent des mondes où ils sont seuls à vivre. Ce qui ne signifie nullement qu'ils aient abandonné des traditions millénaires où ils excellaient principalement pour des raisons de survie. L'ancienne religion demeure certainement très forte, même sous une forme sensiblement altérée. Il est probable qu'un rabbi des anciens temps ne se trouverait nullement déplacé devant la menorah du sabbat dans une maison juive de votre époque. Mais leur sens du secret est tel que vous pourriez travailler toute votre vie aux côtés d'un Juif sans jamais vous en rendre compte. Ils appellent ça “la clandestinité totale”, bien que les dangers d'une telle situation leur soient parfaitement apparents. »

[29] Une énigme supplémentaire est celle de leur nom. Contrairement à la plupart des noms propres ou communs utilisés par Herbert, je ne suis pas parvenu à lui trouver une origine dans la lexicographie. Il apparaît sur le Réseau un grand nombre de références mais elles renvoient toutes à Dune ou à ses dérivés.

[30] Beaucoup de héros masculins de Herbert perdent la vie pour des raisons absurdes. On aura avantage à relire, de ce point de vue, les scènes de combat.

[31] Personnage tragiquement trahi dans l'adaptation cinématographique de David Lynch (et de l'infâme producteur Dino de Laurentis) où il ne semble pas capable d'autre chose que de pleurnicher.

[32] Bien que je ne puisse pas y insister ici, la science-fiction dans son ensemble ne mérite pas sa réputation de misogynie. Celle réputation découle surtout du fait que cette espèce littéraire traite du sujet humain, toutes positions sexuelles confondues, face à l'univers, et non, comme l'essentiel de la littérature relativement moderne, du rapport problématique entre les sexes. Le héros de science-fiction se fiche au fond éperdument de savoir s'il est un garçon, une fille, un homosexuel ou une Intelligence Artificielle. Ce qu'il veut, c'est savoir, et, si possible, pouvoir. Ce qui est, certes, une position plutôt adolescente. La question du rapport très inégal selon les sexes de l'intérêt pour cette littérature est toute différente. Je l'ai abordée plusieurs fois ailleurs.

[33] L'Histoire, un essai d'interprétation, publié à partir de 1933.

[34] Le meilleur observateur et théoricien de ces sociétés demeure sans doute Pierre Clastres qui les qualifie à juste titre de hautement politiques.

[35] Des relations de ce genre sont du reste bien perceptibles dans l'Illiade d'Homère qui décrit dans toute sa férocité une société pré-féodale.

[36] J'ai montré ailleurs que la montée des monopoles était, dès le premier tiers du vingtième siècle, l'un des sens profonds sinon apparents de l'œuvre de H.P. Lovecraft par exemple (Voir "Trames et moirés" in Science-fiction et psychanalyse, Dunod, 1986).

[37] Pour l'article "l'Avenir d'une crise" → Analyse financière, quatrième trimestre 1974 (ISSN 0153-9841).

[38] Je veux dire par là qu'en tant qu'intellectuel petit-bourgeois, je suis personnellement attaché aux valeurs de la société libérale qui me permet de vivre et de travailler dans un espace appréciable de liberté et de confort mais que je ne considère par pour autant qu'elle constitue nécessairement le sommet ou la fin de l'Histoire.

[39] Les évènements relatés dans le premier volume de Dune se situent aux cent deuxième siècle de l'ère de la Guilde dont le point de départ se situe au beau milieu du Jihad Butlérien (201 avant la Guilde, 108 après) qui serait survenu lui-même cent dix siècles après le début de l'essor de l'humanité dans l'espace. Autant dire que ce n'est pas demain la veille.