Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Gérard Klein préfaces et postfaces Limbo

Gérard Klein : préfaces et postfaces

Bernard Wolfe : Limbo

Livre de poche nº 7230, mars 2001

Attention au rouleau compresseur

Attention au rouleau compresseur

Attention au rouleau compresseur

Lorsqu'on demande à un Anglo-Saxon de citer les quatre ou cinq meilleurs livres de Science-Fiction — à son avis — parus depuis la Seconde Guerre mondiale, on l'entend presque [Couverture du volume]invariablement citer le livre de Bernard Wolfe, Limbo. Les autres titres changent. Mais neuf fois sur dix, Limbo émerge. Et souvent en première place.

Limbo a été publié initialement aux États-Unis en 1952 par Random House. Une année intéressante. Celle où, sans doute par hasard, Kurt Vonnegut faisait paraître chez Charles Scribner's Sons son Player piano (1) qui reste, vingt ans plus tard (2), l'un des ouvrages les plus actuels, les plus intelligemment prospectifs, sur les conséquences possibles, sinon probables, de l'automation.

Ceux qui professent, en France et même aux États-Unis, que l'engagement et la sensibilité aux problèmes sociaux sont, dans le domaine de la Science-Fiction, des apports spécifiques de la nouvelle vague ont dû apprendre à lire après 1952.

La traduction française de Limbo parut en France en 1952. Victime d'un malentendu, elle passa pratiquement inaperçue. Elle sortit en effet dans une collection de littérature étrangère où elle rejoignit les œuvres de Graham Greene, de Henry James et de Hans Helmut Kirst. Les amateurs de Science-Fiction, qui sont parfois un peu polarisés, n'eurent dans leur grande majorité pas même connaissance de l'existence de ce livre. Quant aux admirateurs de "Ce que savait Maisie" ou du "Rocher de Brighton", ils durent se noyer dans leur tasse de thé dès les premières pages.

Néanmoins, le livre atteignit quelques-uns des lecteurs auxquels il était naturellement destiné. Une société secrète fut constituée et un serment terrible échangé, à une date qu'il m'est interdit de révéler, au cours d'une réunion mystérieuse qui se tint sous la voûte étoilée du Planétarium : les membres de la société auraient le droit de révéler oralement à quelques catéchumènes qui leur paraîtraient suffisamment initiés aux secrets de l'avenir et de la Science-Fiction l'existence de Limbo. Le but évident des fondateurs de cette société était de rire sous cape quand ils entendraient dire de la bouche de critiques éminents que la Science-Fiction ne comptait pas un seul écrivain d'envergure. Moyennant quoi, le livre poursuivit avec une sage lenteur sa carrière hésitante.

C'est en pleine possession de mes moyens physiques et intellectuels et en pleine conscience des risques auxquels je m'expose que j'ai décidé de rompre le sceau du secret et de briser le monopole de la société. J'espère rendre Limbo, après dix-sept ans de purgatoire, aux lecteurs auxquels ce roman a été indûment soustrait.

----==ooOoo==----

Un mot sur un mot.

Prognose.

Le mot prognose revient fréquemment dans Limbo. Il est l'équivalent à peu près exact du terme anglais "prognosis" qui est toutefois dans sa langue beaucoup plus usité que ne l'est prognose en français. Le terme de prognose appartient au vocabulaire médical archaïque où il signifiait l'idée que se faisait un médecin de l'évolution probable d'une maladie. De nos jours, on parle plutôt de pronostic. Ce dernier terme a cependant acquis actuellement une telle connotation sportive qu'il a paru préférable de déterrer et de refourbir le mot prognose.

----==ooOoo==----

Limbo est en effet une très inquiétante prognose sur l'évolution de notre monde. Cependant, pas plus qu'aucun romancier de Science-Fiction, Bernard Wolfe ne peut prétendre — et ne prétend — écrire à l'avance l'histoire de l'avenir. Les événements qu'il décrit se déroulent en 1990. Ils sont postérieurs à une troisième guerre mondiale qui fait rage en 1972. Au moment où j'écris ces lignes, il y a peu de chance pour que cette guerre éclate à temps pour donner à la prévision supposée de Bernard Wolfe un commencement de justification. D'autres détails de moindre importance se sont également trouvés infirmés par le cours réel des événements. Wolfe accorde par exemple une très large place à une technique neurochirurgicale, la lobotomie préfrontale, sur laquelle on fondait de grandes espérances au début des années cinquante pour le traitement des agités et des grands anxieux. Cette technique qui revient purement et simplement à mutiler irréversiblement un patient d'une partie de ses centres cérébraux supérieurs a été presque complètement abandonnée avant même la fin de la décennie. Peut-être parce que certains la dénonçaient comme criminelle. Beaucoup plus sûrement parce que ses résultats demeuraient incertains et qu'elle a été rendue complètement caduque par la découverte puis la multiplication des neuroleptiques de synthèse. Le chlorpromazine a remplacé le bistouri. Il est d'ailleurs intéressant de savoir que ce produit, préparé en 1951, a été souvent défini comme assurant une lobotomie pharmacologique et que son emploi a très vite, dans de tristes circonstances, largement dépassé le cadre strictement psychiatrique. En bref, si Bernard Wolfe a commis une erreur bien excusable sur le choix de la technique, il ne s'est pas trompé sur le champ de son exercice. Il en va de même pour de nombreux aspects de son livre. Si bien que si Limbo a subi — encore que fort peu et d'une façon qui ne sera vraiment sensible qu'au lecteur doté d'une solide culture scientifique — les injures du temps sur le terrain des détails, il rend pour l'essentiel, dans le fond comme dans la forme, un son crûment sinon cruellement actuel. Peut-être, bizarrement, plus actuel qu'au moment où il parut.

----==ooOoo==----

Bernard Wolfe avait plusieurs longueurs d'avance.

Par exemple sur le docteur Marshall McLuhan.

Celui-ci finissait à peine de désapprendre à lire au jardin d'enfants pour étudiants avancés que Wolfe parsemait son roman des astuces typographiques, des gimmicks, qui ont contribué à assurer la notoriété du bon docteur. À l'époque, on considéra, semble-t-il, la chose comme un moyen baroque de se singulariser à peu de frais. Depuis McLuhan, tout le monde sait qu'il s'agit d'une dimension nouvelle, visuelle, anti-intellectuelle, de l'expression imprimée. D'un moyen d'atteindre le cerveau directement à travers l'œil, en faisant l'économie de toute une chaîne d'interprétations.

N'EST-CE PAS ?

Simple rencontre ? Voire. Ce que Wolfe appelle le sentiment de l'océanique et sur quoi il s'étend longuement, correspond presque trait pour trait, parfois presque mot pour mot, à certaines des intuitions du funambulesque docteur. Et aussi bien d'ailleurs à toute une partie de l'idéologie convoyée par une bonne fraction de la musique pop. Le pacifisme, le fanatisme de la non-violence poussés par les adeptes d'Immob jusqu'aux plus effarantes mutilations peuvent apparaître comme les petits-cousins de la passivité des hippies. Les événements ont suivi un autre cours que celui indiqué dans le roman de Wolfe, mais les significations sont demeurées intactes.

Je n'insisterai pas de crainte de paraphraser fort mal ce que Bernard Wolfe a fort bien exposé et de gâcher le plaisir du lecteur. Mieux vaut lui laisser découvrir les innombrables domaines où ce futur d'un passé déjà presque majeur possède des homologues dans notre présent. Et ceux aussi où l'homologie n'existe pas.

En 1952, Limbo était un roman trop neuf, trop déroutant, pour avoir une postérité immédiate. Mais la voie défrichée n'a pas été oubliée. Dans une large mesure, Tous à Zanzibar de John Brunner est un écho, peut-être amplifié, de Limbo. Je crois bien que ce livre étonnant n'aurait pas été ce qu'il est si Bernard Wolfe n'avait pas indiqué la direction.

----==ooOoo==----

Il me reste à couper les pattes à deux erreurs possibles que pourrait commettre le lecteur soucieux de classifications hâtives. Ou encore à compliquer un peu la tâche du critique qui ne pourra pas retomber dans l'une de ses ornières favorites ou du moins prétendre qu'il n'a pas été prévenu. Limbo n'est ni un roman de politique-fiction, ni une anti-utopie. Limbo n'a grand-chose à voir ni avec le Meilleur des mondes, ni avec 1984.

Un roman de politique-fiction part de notre monde exactement tel qu'il est ou exactement tel que son auteur croit qu'il sera dans très peu d'années sans avoir à forcer son imagination. Il exploite les conséquences dans ce contexte bien connu d'une et d'une seule variable, au reste déjà contenue dans les possibilités explicites de ce présent. Par exemple, que se passe-t-il si un Noir est porté à la Maison-Blanche, ou si le président des États-Unis devient fou, ou si le commandant d'une base de fusées à têtes nucléaires prend sur lui d'entamer le processus qui doit conduire à la Paix Universelle et Définitive ? Le roman de politique-fiction explore les conditions et les modalités de fonctionnement de nos institutions. Il demeure très proche du reportage. Il n'implique aucune réflexion sur l'état, l'évolution, la finalité de nos sociétés.

Limbo est beaucoup trop riche d'inventions et de réflexions pour être un roman de politique-fiction.

Limbo n'est pas non plus une anti-utopie.

L'anti-utopie est un genre bien particulier qui tend à montrer que la réalisation effective d'objectifs utopiques conduirait à une catastrophe, que, par exemple, l'éradication des maladies, de la faim, de l'injustice, l'élimination de la guerre et la généralisation de l'abondance conduiraient à la disparition des valeurs humaines les plus chères au cœur de ceux qui n'ont pas l'habitude de souffrir ni de la maladie, ni de la faim, ni de l'injustice, ni de la guerre, ni de la pauvreté. Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley reste l'illustration la plus classique et peut-être la plus brillante de cette tendance. Comme tous les ouvrages fondamentalement réactionnaires, le Meilleur des mondes est un livre faux parce qu'il se situe à côté de la vraie question. Quoique des millions de gens, de par le globe, persistent à penser que nous sommes menacés par le Meilleur des mondes, et par la déshumanisation dans la suavité technologique, il est parfaitement clair que nous ne risquons dans aucun avenir humainement prévisible de pâtir d'un excès d'harmonie. À lire simplement les journaux, il semblerait plutôt que les contradictions s'exagèrent, que les projets utopiques les mieux enracinés dans le passé s'étiolent ou s'auto-ajournent avec ponctualité. Plutôt que par un ordre étouffant, nous sommes assaillis par un désordre envahissant auquel contribuent pour leur modeste part les mainteneurs professionnels de l'ordre par ailleurs habiles à se parer des vertus des bâtisseurs d'utopies. Et si la réalisation de l'utopie signifie la fin de l'Histoire, elle semble avoir quelque chance d'être devancée par une conclusion plus brutale.

Bien loin d'être une anti-utopie, Limbo serait plutôt une anti-anti-utopie, sans que cette accumulation des négations nous ramène aucunement à l'utopie. Bernard Wolfe croit d'autant moins que nous sommes menacés par la réalisation d'une utopie, quelle qu'elle soit, qu'il indique clairement qu'aucun projet utopique n'a de chance d'aboutir, au moins dans le futur proche, et plus précisément encore, que toute idéologie qui porte en elle les germes d'une utopie se trouve détournée en cours de route. Le livre de Wolfe est dirigé en grande partie contre les idéologies qui se parent indûment des couleurs de la raison et de la science et qui se révèlent bientôt comme fondées sur l'ignorance, le préjugé ou le malentendu. Si les bonnes intentions sont dangereuses, pour Bernard Wolfe, ce n'est pas en raison des objectifs qu'elles visent puisqu'ils ne seront jamais atteints, mais simplement parce qu'elles existent, parce qu'elles conduisent à mettre en œuvre des moyens qui obéissent ensuite à leur propre dynamique sans aucun égard aux nobles projets ou même au simple sens de l'humour des Pères Fondateurs. Limbo ramène l'intention utopique, et par suite l'anti-utopie, au niveau de la farce. Farce terrifiante dont les acteurs ou les victimes ne prennent conscience qu'un peu trop tard pour en rire, mais farce tout de même. En un sens, Limbo est un des rares livres — peut-être le seul — qui étende l'humour noir au domaine sociologique, et qui lui donne une dimension planétaire. Je ne connais guère que l'admirable film de Stanley Kubrick, Docteur Folamour, qui puisse lui faire pendant sur ce terrain.

Limbo me paraît pour cette raison à la fois plus subtil et plus pessimiste que le justement célèbre 1984 de George Orwell. 1984 fait référence à une crise historique particulière, le stalinisme, dont il dénonce et redoute la perpétuation et l'extension dans l'avenir. Il décrit la lutte inégale entre deux valeurs humaines menacées d'abolition et un Pouvoir supérieurement efficace conscient de vouloir et de pouvoir cette abolition. En un sens, Orwell égale Big Brother à un dieu malveillant et jaloux. Wolfe, pour sa part, renvoie les dieux humains au dérisoire : leurs contradictions internes les détruiront plus sûrement et plus rapidement qu'aucune révolte au nom de l'humain.

Au messianisme négatif de Big Brother, Bernard Wolfe oppose l'absurdité et finalement l'inefficacité de tout messianisme.

Mais reste-t-il alors une chance aux êtres humains, aux valeurs qu'ils produisent dans leur vie quotidienne ? Pour Orwell, la réponse est claire : si le Big Brotherisme est une erreur historique qui abolit les valeurs humaines, c'est que ces valeurs ont une réalité ; et cette erreur peut être évitée. Pour Wolfe, les choses sont beaucoup moins nettes : il n'est pas sûr que les hommes puissent sortir de l'enchaînement de leurs erreurs. Orwell propose comme ennemi à l'homme une idéologie, sans beaucoup s'inquiéter des circonstances historiques de son apparition puis de son succès. Il la donne comme extérieure à l'homme, en tout cas à la plupart des hommes qu'elle broie et qui sont donc innocents. Wolfe s'attache au contraire à montrer que les idéologies sont les produits de situations historiques, les effets secondaires des activités des hommes eux-mêmes, et aussi les expressions de leurs tendances profondes comme l'agressivité qui s'affirme notamment dans l'usage inconsidéré de la machine, du rouleau compresseur.

Les hommes ont-ils dès lors la possibilité d'entraver la marche du rouleur compresseur sans lancer contre lui un autre rouleau compresseur qui ne fera que prendre sa relève ? La science et la technique étant neutres, les hommes trouveront-ils le moyen de se maîtriser eux-mêmes suffisamment pour parvenir à contrôler leur usage ? Et à temps ?

Peut-être.

En 1952, Bernard Wolfe semblait vouloir entrebâiller une porte sur un espoir ténu. Il est permis de douter, en 1972, que l'île des Mandunji, promesse d'un recommencement, ait échappé au rouleur compresseur.

La prognose n'est pas fameuse.

Notes

(1) le Pianiste déchaîné, Casterman, 1975.

(2) Cette préface provient de la réédition de Limbo dans la collection "Ailleurs et demain/classiques", 1972.