Gérard Klein : préfaces et postfaces
John Brunner : Tous à Zanzibar
Livre de poche nº 7180, novembre 1995
Science-Fiction et prospective
Apologue
La Science-Fiction et la Prospective sont des demi-sœurs ayant pour père commun le désir d'appréhender l'avenir et pour mères deux cousines un peu éloignées, l'Imagination et la Méthode. Curieusement, il y a toujours eu un peu de mésentente dans cette famille, à savoir que l'aînée, la Fiction, manifestait volontiers de la révérence pour sa cadette tandis que celle-ci, un rien parvenue, s'affichant à la table des grands et s'efforçant de paraître bonne élève et sérieuse, affectait souvent d'ignorer cette parenté, ou, ramenée à elle, de la mépriser. Certains prétendent que la Prospective, jalouse de la séduction de la mère de l'autre, alléguait son peu de vertu et mettait en avant la qualité de l'éducation que la Méthode lui avait, quant à elle, donnée. Peut-être les temps sont-ils venus d'une réconciliation permettant aux deux sœurs d'occuper chacune la place qui lui revient et de se conforter mutuellement dans la poursuite passionnante et fort nécessaire de cette chimère, la maîtrise du futur.
Contexte
Dès le siècle dernier, les écrivains qui se sont souciés de passer la tête par-dessus le mur du présent, balancent entre fiction et essai et lorsqu'ils affectent de préférer la forme romanesque, l'adoptent souvent par habitude ou pour mieux retenir le chaland, et ne se soucient pas toujours de l'exploiter vraiment. Un exemple exceptionnel en est donné par Émile Souvestre (1805-1854). Ce polygraphe assez quelconque dans le reste de sa prose toute hérissée de bons sentiments, mais ici inspiré, publie en 1846 le Monde tel qu'il sera (1), faux roman, ou plutôt récit convenu, mais véritable essai prospectif. Souvestre place sa cible en l'an 3000, mais c'est en réalité notre siècle qu'il vise, et les effets probables du machinisme sur la société. Pour les condamner évidemment. Avec une pertinence surprenante dans le détail, il inaugure de la sorte plusieurs genres à la fois, le roman d'anticipation, la réflexion prospective, la déploration du progrès sous forme de dystopie et, de façon plus générale, il introduit la fascination horrifiée, quasiment morbide, à l'endroit de la technique, qui demeurera pendant un siècle et demi, en attendant la suite, le trait dominant de la Science-Fiction française.
H.G. Wells choisit très vite de pratiquer le roman et l'essai et on peut voir en lui, à mes yeux, le véritable inventeur de la prospective moderne. C'est sans doute le succès de ses anticipations qui l'a conduit à entreprendre de réfléchir posément sur l'avenir, non pas sous la forme d'une fresque sociale et prophétique comme en étaient friands les penseurs socialistes, mais à partir d'un socle historique et d'un germe du présent ou du proche avenir, comme l'aviation ou les chars d'assaut, voire la bombe atomique. On dirait aujourd'hui un fait porteur d'avenir.
Il inaugure même une division des tâches : au roman reviennent les thèmes limites, à l'éventualité très improbable bien que demeurant dans le cadre de la conjecture rationnelle, comme le voyage dans le temps, la guerre des mondes, la chirurgie plastique du Docteur Moreau ; l'essai aborde des éventualités vraisemblables données comme certaines, voire comme inéluctables, ainsi la guerre aérienne, et explore leurs conséquences. On perçoit aisément qu'au travers de ses romans, cet auteur explore des sujets spéculatifs à caractère philosophique ou moral, tandis que ses essais ont une tournure plus pratique, celui d'une recommandation ou d'une mise en garde concernant le proche avenir de la société.
Wells représente un idéal, peut-être inabouti, qui ne se retrouvera plus : la réunion dans le même homme d'un romancier exceptionnel et d'un chercheur qui essaie d'être, avec lucidité, le Professeur d'avenir (2), pour reprendre le titre d'un essai légèrement fictionné de Philippe Girardet (1928). Ce dernier met en scène un professionnel de la conjecture rationnelle qui est clairement ce que nous appellerions un prospectiviste et qui exclut tout romanesque.
Le monde en marche
Si la réunion du romancier et du prospectiviste ne se reproduit plus après Wells, c'est peut-être que les objectifs des deux professions sont par nature ou deviennent à l'usage trop éloignés.
Même si l'on met de côté cette majeure partie de la Science-Fiction qui n'a guère de valeur prospective, ainsi les histoires d'extraterrestres ou de voyages interstellaires, le romancier soucieux de prospective choisit ses sujets en fonction de sa fantaisie, en tout cas de ses préoccupations personnelles, craintes ou espoirs, de façon plutôt arbitraire, même s'il tient sans doute quelque compte des attentes de ses lecteurs supposés. Il peut se donner les coudées très franches, ce qui ne restreint pas nécessairement sa pertinence.
À l'inverse, des prospectivistes comme Jacques Lesourne, Michel Godet ou Hugues de Jouvenel, pour citer quelques-uns des professionnels les plus éminents, lorsqu'ils entreprennent d'éclairer l'horizon stratégique d'une entreprise ou d'une branche, se donnent des cadres d'information et de réflexion qui ne leur appartiennent pas, et qui ont une certaine objectivité.
Le romancier sera naturellement porté à exploiter des situations extrêmes, assez peu probables mais illustratives et stimulantes par leur singularité même, et à adopter des scénarios sinueux qui n'en simulent, du reste, que mieux le cours de l'histoire : il doit d'abord éveiller un intérêt. Le prospectiviste professionnel cherchera plutôt à réduire le nombre de scénarios possibles issus du croisement des variables, en leur affectant des probabilités au moyen de procédures éventuellement formalisées et en éliminant les moins vraisemblables : il cherche à répondre à une question et à orienter une décision.
Enfin, on pourrait opposer les formes. L'écrivain use du roman avec ses descriptions, ses dialogues, ses caractères, ses rebondissements. La prospective, elle, s'exprime le plus souvent sous la forme de rapports plus ou moins rébarbatifs, hérissés de tableaux de chiffres.
Jalons et portraits
Cependant, si l'on y regarde de plus près, ces oppositions ont dans certains cas tendance à s'estomper.
Lorsque le prospectiviste le plus rigoureux est consulté sur des sujets un peu généraux comme l'emploi, l'avenir des villes, les conséquences de la démographie ou l'aménagement du territoire, ou lorsqu'il cherche à se faire entendre du prince ou du peuple, et se trouve conduit à adopter une position un tant soit peu prophétique quoi qu'il lui en coûte, sa subjectivité jusque-là si bien dissimulée, réapparaît. Au reste, il est possible de percevoir, et peut-être de dégager de façon critique, des styles de prospectivistes qui individualisent nettement par exemple les trois experts précités.
De même, sous l'opposition formelle entre roman et rapport transparaît un même choix d'expression, celui du récit, généralement baptisé scénario en prospective. À cet égard, le projet Interfuturs (3), dirigé par Jacques Lesourne durant les années 1970 sous l'égide de l'O.C.D.E., le plus impressionnant effort qui ait jamais été tenté pour sonder l'avenir de nos sociétés, peut s'analyser comme un ensemble de récits dont les règles d'évolution, à partir d'une situation initiale, sont exposées de façon aussi claires que possible.
Le récit retrace un itinéraire, avec points de départ et d'arrivée et description des étapes, et relate un déplacement comme s'il avait réellement déjà eu lieu : il se veut précisément un rapport. Le roman, lui, présenterait des situations et des antagonismes dans un contexte où la feinte de l'auteur serait de prétendre qu'il ne sait pas où il mène son lecteur, simulant la liberté.
La Science-Fiction, bien entendu, mêle récit et roman. Mais contrairement au roman contemporain, elle ne peut jamais se passer de la dimension du récit parce qu'elle traduit toujours un voyage dans le temps au cours duquel le héros, si acteur qu'il soit, est toujours aussi un spectateur du changement. Et par là elle rejoint le rapport, côté rébarbatif en moins, espérons-le. Il est caractéristique qu'il soit toujours possible d'extraire d'une œuvre de Science-Fiction le cheminement d'une idée, l'évolution d'une conjecture, qui sous cette forme résumée pourrait trouver place dans un rapport ; les amateurs de cette littérature ont même tendance à débattre entre eux surtout de cet aspect de leurs œuvres favorites, sous une forme codifiée, comme si le reste (l'anecdote, le style) leur importait peu, ou moins, était en somme superflu.
Contexte
Il est jusqu'à la prétention commune de la Science-Fiction et de la prospective, permettre d'entrevoir l'avenir, qui les relie à un niveau plus profond dans une absurdité apparente mais aussi dans une pertinence incontournable.
Les contempteurs de la Science-Fiction ont beau jeu de faire valoir qu'elle traite d'événements qui n'ont pas eu lieu et qui n'auront jamais lieu dans le détail qu'elle en donne, et qui seraient en somme aussi inessentiels que les contes de fées.
Les praticiens de la prospective savent très bien qu'ils ne décrivent pas le futur et que l'histoire est précisément tissée des inattendus, des accidents qu'ils ne sauraient prédire. L'auteur de Science-Fiction, au contraire, peut explorer avec jubilation les imprévus, les ruptures, les inattendus les plus extrêmes, sous prétexte d'étonner et de distraire, sans se soucier de la vraisemblance d'aujourd'hui : c'est ce qui lui donne, parfois et même souvent, dans l'après-coup, des allures de précurseur avisé ou de prophète inspiré. On ne vous félicite jamais d'avoir prévu que l'imprévisible.
Mais c'est justement là que l'utilité profonde des deux approches, l'une plutôt esthétique, l'autre plutôt rationnelle, se manifeste. Il ne s'agit pas de dresser une carte du futur, qui permettrait à son détenteur de s'orienter à coup sûr et de décider sans risque, en tout cas mieux que l'inaverti. Il s'agit de développer un sens de l'avenir, de sa pluralité, de faire saisir que la croyance en la pérennité de l'actuel est la plus sûre voie de l'égarement.
Il s'agit de se préparer à l'avance non seulement à des éventualités plus ou moins probables, mais du même coup à l'inattendu, de lui ménager une place dans les représentations et dans la stratégie, qui ne soit pas celle de l'improvisation hâtive.
Le monde en marche
Un exemple aujourd'hui assez banal, et limité encore que conséquent, permettra d'illustrer ce propos et de bien marquer la distinction entre prévision et prospective. Il est bien connu aujourd'hui que le taux de CO2 dans l'atmosphère a considérablement augmenté depuis plus d'un siècle et il est possible de prévoir qu'il continuera certainement à le faire. C'est de la prévision, fondée sur l'extrapolation de séries observées. En revanche, les scientifiques compétents ne peuvent pas s'accorder aujourd'hui sur les effets de cette augmentation et encore moins sur les conséquences de ces effets.
C'est là qu'intervient la démarche prospective. En conduisant à s'interroger sur des possibles qui en découlent, assurément incertains mais redoutables, elle conteste la pertinence de l'indifférence. Même si la catastrophe ne peut pas être aujourd'hui rigoureusement prévue, elle ne peut plus non plus être négligée, car il serait trop tard pour y remédier lorsqu'elle se produirait, compte tenu des constantes de temps. Sur ce thème, entre autres, qui a alimenté nombre d'œuvres de fiction et de travaux de prospective climatique, voire économique, la Science-Fiction et la prospective ont partie liée quant à l'évitement du pire, voire quant à l'avènement, plus problématique, du souhaitable. Elles partagent un caractère de prescription normative. On pourrait en dire autant, pour rester dans la veine catastrophisante, sur la dissuasion nucléaire.
Au reste, dans sa monumentale Histoire des futurs (4), Bernard Cazes n'hésite pas à présenter en parallèle Science-Fiction et prospective, pour démontrer qu'elles utilisent les mêmes mécanismes intellectuels, non sans parfois quelque intention ironique, tant il considère l'aperception de l'avenir comme une tâche à la fois impossible et indispensable. En les réunissant ainsi, voire en les confrontant, il met un terme à la longue méfiance ou à l'ignorance un peu dégoûtée que les prospectivistes avaient le plus souvent manifesté à l'endroit de la fiction. Peut-être avaient-ils d'autant plus besoin de marquer cette distance qu'ils ne se sentaient pas eux-mêmes très assurés face au scepticisme de leurs collègues des sciences sociales : comme la Science-Fiction par rapport à la littérature générale, c'est toujours dans les marges des institutions universitaires, ou de recherche, ou de pouvoir, que se sont développées les antennes de prospective, ainsi au Conservatoire National des Arts et Métiers. Si l'O.C.D.E. a montré tant d'intérêt pour la prospective, c'est peut-être parce qu'elle est une instance de réflexion, privée de tout pouvoir réel.
Jalons et portraits
Si elles sont nées à peu près en même temps, il y a un peu plus d'un siècle, et si, comme je l'ai suggéré à mes risques et périls, l'une, la sage prospective, est venue après l'autre et un peu de l'autre, la fiction un peu folle, et des mêmes sources, c'est que précisément les constantes de temps sociales ont visiblement changé. Nous vivons dans un monde en transformation permanente, en grande partie par l'efficacité de la science. L'activité humaine introduit des changements incessants et difficilement prévisibles, à court, moyen et long, voire très long, termes, dans son propre exercice et dans son environnement.
La seule certitude est désormais celle de l'instabilité des structures elles-mêmes, même si elle est limitée par des tendances lourdes plus ou moins aisément repérables. Il s'ensuit que l'affût d'un avenir différent, et changeant, est désormais la démarche raisonnable alors qu'elle contrevient au conservatisme ancestral des humains.
Il convient que les sociétés dans leur ensemble, et non seulement leurs décideurs, développent un certain sens de l'avenir, empreint de méfiance et d'enthousiasme, de calcul et d'imagination. À l'incertitude, on ne peut opposer que l'exploration, et la recherche de la mobilité. La Science-Fiction répond à la curiosité portant sur un avenir qui sera nécessairement différent, la prospective à la nécessité d'élaborer des stratégies.
Parenté ne signifie toutefois pas confusion. L'une et l'autre ne proposent pas la même réponse à la même interrogation sur le sens du changement. Mais les deux approches peuvent à l'occasion se conforter dans cette pédagogie du sens de l'avenir. Les prospectivistes eux-mêmes peuvent trouver dans la fréquentation de la Science-Fiction une mine de réflexions, un sauvage laboratoire d'idées, une stimulation permanente. C'est ce qu'a vérifié l'équipe de Thierry Gaudin dans un curieux ouvrage de prospective destiné au grand public, 2100, récit du prochain siècle (5), qui allie l'analyse systémique aux ressources de l'imagination débridée. Cette somme prend des allures de roman, illustré de surcroît, et elle a beaucoup emprunté à la Science-Fiction, même si elle l'avoue peu. Elle représente assez bien, sur le versant de la prospective, ce qu'avait entrepris plus de vingt ans plus tôt, sur celui de la Science-Fiction, John Brunner dans une série de quatre romans dont le plus fameux est Tous à Zanzibar : une description à la fois détaillée et globalisante du futur qui est notre destination.
Continuité
La Science-Fiction délibérément prospective n'est pas, on l'a déjà dit, si fréquente, même si presque toute Science-Fiction contient une part de réflexion prospective, parfois a contrario.
À ce titre, l'entreprise de John Brunner est exemplaire et, dans une large mesure, unique. En quatre romans, entre 1968 et 1975, il dresse une fresque de l'avenir proche, celui du début du XXIe siècle, celui qui intéresse précisément aussi le prospectiviste parce qu'il lui fournit un horizon, une toile de fond pour des prévisions intermédiaires, et aussi parce qu'il est suffisamment éloigné pour que les choses aient vraiment changé, que les ruptures annoncées se soient produites, et suffisamment proche pour que sa prédiction fournisse un cadre pertinent à l'action. Ni myope, ni hypermétrope.
Brunner comprend probablement assez vite, peut-être intuitivement, qu'une description globale du début du XXIe siècle serait une entreprise démesurée qui, par sa complexité même, rendrait illisible les lignes de force de l'avenir.
Aussi divise-t-il son propos entre quatre volets qui correspondent à quatre thèmes : la démographie, c'est-à-dire la surpopulation, dans Tous à Zanzibar (Stand on Zanzibar, 1968 (6)) ; la fracture sociale et la désagrégation des villes dans l'Orbite déchiquetée (7) (the Jagged orbit, 1969) ; la destruction de l'environnement dans le Troupeau aveugle (8) (the Sheep look up, 1972) ; les effets sociaux de l'informatique et des réseaux télématiques dans Sur l'onde de choc (9) (the Shockwave rider, 1975). Il est peu vraisemblable qu'il ait eu cette intention dès le départ, mais il est probable que la documentation et les réflexions accumulées pour Tous à Zanzibar, qu'il n'a pu entièrement exploiter bien que ce premier roman soit le plus englobant de tous, lui ont donné l'idée et l'envie de poursuivre de plus en plus systématiquement son voyage dans l'avenir proche.
Car Brunner a travaillé comme un prospectiviste, ou comme un bon journaliste, un disciple d'Alvin Toffler. Il a réuni, pendant des mois, une large documentation et l'a assimilée. La qualité de cette documentation, à la trace parfois un rien pédante, et surtout la réflexion et l'imagination de l'auteur, expliquent l'acuité prédictive de certaines de ses inventions, notamment dans Sur l'onde de choc où il décrit, de l'avis même d'informaticiens, des structures de réseaux et des interventions logicielles qui n'existaient pas et qui sont apparues depuis. Il aurait ainsi inventé le virus. Les lacunes, comme celle du micro-ordinateur dans l'ouvrage précité, sont tout aussi parlantes. Soucieux de son information, Brunner s'est parfois ainsi laissé enfermer par elle.
Puis il a écrit comme un forcené, rédigeant Tous à Zanzibar en six mois, dans un état d'élation voisin de la transe, selon ce qu'il en disait.
Le monde en marche
Il ne peut être question d'analyser ici Tous à Zanzibar que ce soit sous l'angle prospectif ou sous l'angle littéraire. Mais on peut se risquer à en faire ressortir quelques singularités.
D'abord Brunner adopte une position originale, même s'il n'en est sans doute pas tout à fait conscient. La plupart de ses prédécesseurs dans la description d'un avenir, comme le Huxley du Meilleur des mondes, ou le George Orwell de 1984, se sont posés en moralistes sociaux condamnant une conception totalitaire de la société qui leur paraissait intolérable, dans la tradition des anti-utopistes.
Brunner se pose en observateur. Certes, il n'aime pas ce qu'il voit et il ne l'envoie pas dire. Mais ce qu'il imagine, ce n'est pas la réalisation inhumaine d'un principe abstrait, c'est un avenir concret, dans maintes de ses dimensions et en particulier au travers d'images. Cet avenir n'est le produit d'aucune intention idéologique particulière, mais d'une multiplicité de processus, d'une histoire qui est déjà la nôtre et qui serait lisible de notre temps. Très intentionnellement, Brunner se donne pour porte-parole un sociologue, Chad C. Mulligan, qui a été un prophète, non pas en tant qu'il aurait dit le futur que parce qu'il a condamné les errements du passé tant qu'il en était encore temps. Brunner-Mulligan dans ce livre, comme dans les suivants, n'est pas un prophète au sens moderne du terme, mais au sens de l'Ancien Testament, il est un prophète qui fustige les débordements des puissants et annonce la chute. C'est un prophète normatif de l'action, un Cassandre aux prises avec l'histoire, comme risque de l'être tout prospectiviste qui annonce la chute de Troie.
À la conception totalitaire, principielle, de l'avenir d'Huxley, d'Orwell et de tant d'autres, Brunner substitue une représentation totale de processus qui défie évidemment les capacités d'imagination de tout écrivain. D'où l'adoption d'une description éclatée qu'il dit avoir empruntée au roman de John Dos Passos, U.S.A. (1930-1936) qui décrivait déjà les approches d'une crise. Certes, l'avenir est au moins aussi vaste que l'Amérique. Certes, la technique narrative, le découpage cinématographique et la structure en sections croisées évoquent bien les inventions de son inspirateur. Certes enfin les préoccupations sociales, et jusqu'au pessimisme contestataire, sont visiblement comparables. Mais les inventions sémantiques, stylistiques et lexicologiques de Brunner débordent de loin son modèle. Sans même parler de leur contenu prospectif.
Continuité
Brunner brandit un peu trop l'étendard de son prédécesseur, ce que font rarement les écrivains d'ordinaire soucieux de proclamer leur originalité, pour qu'on ne soit pas tenté de prêter à cette référence un autre usage : en 1966, il sait d'une part qu'il se lance dans un projet si ambitieux qu'il se place à la limite de ses capacités, et d'autre part que le public de la Science-Fiction n'est pas prêt, même dans sa minorité avancée, à le suivre dans son intention prospective. La référence à Dos Passos lui permet d'un côté de fournir à ce public une source de la légitimité culturelle dont il est toujours friand, et de l'autre d'espérer déborder sur le lectorat supposé plus littéraire qu'il voudrait désespérément atteindre.
En d'autres termes, la mention d'U.S.A. lui sert de passeport. De surcroît, Brunner, sujet britannique, vise explicitement le public américain, de préférence cultivé.
Deux observations a posteriori viennent soutenir ces hypothèses. La première, c'est que l'originalité formelle surtout de T.A.Z. a été relevée en son temps, au détriment de son contenu prospectif, alors même que Brunner essayait de la minimiser en l'attribuant à son supposé maître ; la seconde, c'est que T.A.Z. fut, malgré un succès d'estime conforté par trois prix, le Prix Hugo (1969), celui de la British Science-Fiction Association (1970) et en France le Prix Apollo (1973), un échec commercial, dont son auteur a mis quelque temps à se remettre (10). Sauf, il faut l'ajouter, en France, terre de prospective inquiète, où son audience a été rapidement notable, dépassant plusieurs années durant celle de Dune, pourtant best-seller incontesté.
Ainsi, la précaution prise par Brunner n'a pas suffi. Au-delà d'une minorité éclairée, il n'a pas réussi à toucher le gros du public de la Science-Fiction, notamment américain, rétif à la représentation d'un futur inquiétant en totale rupture avec le grandiose avenir qu'il affectionne, et tout autant à des innovations littéraires qui le déroutent. T.A.Z. est aussitôt classé, non sans apparence de raison, dans la catégorie des bizarreries littéraires publiées par un groupuscule dans New Worlds, la revue britannique reprise en main par Michael Moorcock, vouée par lui à l'expérimentation et qui a failli transformer durablement la Science-Fiction. La même mésaventure est arrivée à l'autre grand texte prospectif de la fin des années 1960, Jack Barron et l'éternité (11), de Norman Spinrad, qui se borne à traiter, lui, de l'avenir de la télévision, mais avec un tel bonheur qu'on le lit aujourd'hui comme s'il avait été écrit de la veille et traitait de notre présent.
Brunner (et Spinrad) n'ont pas réussi non plus à éveiller l'intérêt de l'intelligentsia, sauf en France pour une minorité. Ils se trouvent pénalisés à la foi par leur appartenance à un genre littéraire décrié, la Science-Fiction, par leurs audaces d'expression (notamment sexuelles pour Spinrad), et par le vérisme de leur description de l'avenir.
Le monde en marche
Sans minimiser les inventions littéraires de Brunner qui servent du reste à merveille son exploration prospective, le lecteur d'aujourd'hui ne peut qu'être impressionné par l'intelligence de cette dernière. Certes, il ne convient pas d'interroger T.A.Z. comme un oracle, ni comme un rapport de prospective, et encore moins comme un guide de voyage pour l'an 2000 et après. Il ne s'agit d'y lire ni notre avenir relativement proche, ni même l'avenir d'il y a trente ans, voisin de notre présent. Il ne faut jamais oublier qu'il s'agit d'un roman ni qu'il a été écrit en 1966.
Mais on ne peut manquer d'être frappé, aujourd'hui, par la pertinence de la lecture subjective par John Brunner des événements et des informations de son temps. Une étude détaillée serait indispensable pour mettre en évidence le nombre de ses prédictions depuis vérifiées, mais aussi de ses erreurs et de ses lacunes (par exemple, le micro-ordinateur). On peut juste tenter ici de faire ressortir quelques grands traits.
Premier trait : l'avenir est perçu comme un mur d'images, de représentations imagées, ou plutôt comme une cacophonie d'images. On peut voir là l'influence, signalée, de Marshall MacLuhan, voire d'Andy Warhol. En tout cas nous y sommes.
Deuxième trait : un univers géopolitique éclaté, peu lisible en l'absence de grandes lignes de force politiques ou idéologiques, des sociétés fracturées plutôt que divisées. À noter parce qu'elle est surprenante dans le contexte de l'époque, la quasi absence de l'Union Soviétique, à de rares mentions près, et donc de l'affrontement Est-Ouest, qui nous paraît aujourd'hui, mais depuis si peu de temps, aller de soi, et qui contribue à la dimension étrangement actuelle de ce texte.
Troisième trait : un avenir mondial, globalisé pour reprendre l'expression de Jacques Lesourne, où tout influe sur tout, du fait notamment du rôle des sociétés transnationales.
Quatrième trait : une vie quotidienne et des paysages urbains déjantés, caractérisés par les sans-abri dans les métropoles, les émeutes urbaines, le terrorisme absurde voire ludique, le tout étant devenu spectacle. On s'y croirait.
Cinquième trait : les effets de la surpopulation. Certes, ceux-ci sont peut-être exagérés par Brunner en tant qu'explication principale, encore que non unique, du désordre futur du monde, et l'accent qu'il met sur ce problème participe d'un malthusianisme à la fois ancien et répandu. Mais il est difficile, aujourd'hui, de ne pas voir, à l'origine de troubles régionaux qui ont des conséquences mondiales, des déséquilibres démographiques et des phénomènes de surpopulation, ainsi en Iran et en Irak, dans le Maghreb, dans une bonne partie de l'Afrique sub-saharienne, notamment au Ruanda-Burundi, dans maintes régions de l'Inde et de la Chine, etc.
On pourrait multiplier ces traits, et bien entendu, mettre en regard des taches aveugles.
Contexte
La comparaison entre T.A.Z. et l'An 2000 (12), paru exactement en même temps, ouvrage réputé sérieux de “futurologie”, signé de deux augures alors adulés, Hermann Kahn et Anthony Wiener, et issu des travaux d'une foule de comités d'experts richement dotés en sources documentaires et en financement, est accablante pour le second.
Il n'en reste peu à près rien de valable, et il en était déjà de même moins de dix ans après sa parution. On y chercherait en vain une réflexion sur les transnationales et sur l'environnement. On se prend à penser que l'administration américaine et les autres États qui firent appel aux gourous précités, dont la France, auraient mieux fait de donner quelques dizaines de milliers de dollars à John Brunner pour suivre à son loisir sa réflexion, et de l'écouter.
Jalons et portraits
Actuel aujourd'hui encore, T.A.Z. l'est aussi parce qu'il a introduit dans la Science-Fiction, ce qui est évidemment passé à l'époque à peu près inaperçu, une leçon critique des faits porteurs d'avenir. L'avenir décrit par Brunner est en continuité directe avec son présent. En cela, il rompt, à peu près seul, avec l'exaltation générale du grandiose avenir, optimiste ou pessimiste du reste, en rupture avec le présent, caractérisant presque toute la Science-Fiction. Il annonce de ce fait la tendance relancée par William Gibson notamment dans les années 1980 et abusivement réduite au soi-disant courant cyberpunk. Cette tendance décrit un avenir désenchanté en continuité avec notre présent, en fait déjà là dans notre temps.
Ce qu'a remarquablement perçu Sylvie Denis notamment dans son article "Cyberspace ou l'envers des choses" (13). À propos du roman tout récent de Maurice Dantec, les Racines du mal (14), elle écrit ceci : « Désormais, notre passé nous condamne à ne jamais franchir la porte de l'avenir, celle qui nous libérerait à la fois du mal et de son souvenir. » Et encore, « il y a aujourd'hui… deux façons d'écrire de la Science-Fiction : l'une est l'option “réaliste”… Dans cette vision rien ne change radicalement et l'auteur ne peut que constater le pire. C'est raisonnable, étant donné l'état du monde, mais frustrant : l'émotion science-fictive vient justement de ce qu'on décrit le différent, le nouveau, et non le même, d'où la nécessité de la deuxième option, selon laquelle “quelque chose s'est passé” — la nanotechologie, le cyberspace, la conquête de Mars et où, au prix d'un petit saut quantique, on s'extrait de la bulle de présent pour entrer dans le grandiose avenir. » (15).
Le seul reproche que je lui ferai, c'est de n'avoir pas dit, ou vu, que l'entrée anxieuse dans cette bulle de présent, c'est John Brunner, dans Tous à Zanzibar, qui l'a le premier réussie et qui a introduit une rupture dans l'histoire même du genre en l'annulant dans la continuité du temps imaginé.
Continuité
L'importance de Tous à Zanzibar, à la fois pour la réflexion prospective et pour l'évolution de la littérature de Science-Fiction, ne peut pas conduire à négliger ses défauts littéraires et doit même porter à les désigner pour qu'ils ne servent pas de prétexte à l'écarter abusivement.
T.A.Z. n'est pas le chef-d'œuvre du siècle qu'il aurait pu être. Le meilleur usage qu'on puisse en faire, étant donné ce qu'il est, c'est de le lire comme une collection de fragments, du coin de l'œil, en portant plus d'attention aux détails, aux illustrations d'une invention prodigieuse, qu'à l'intrigue principale. Celle-ci, la Continuité, pour être passionnante, ne se situe guère au-dessus du niveau d'un bon thriller. Cela peut s'expliquer par la hâte avec laquelle Brunner a écrit son chef-d'œuvre, et aussi par la nécessité où il se trouvait de retenir un public aussi large que possible.
De même l'heureux dénouement obéit aux règles imprescriptibles du best-seller, et paraît si outrageusement téléphoné qu'il est manifeste que l'auteur ne souhaite pas que le lecteur y attache la moindre importance.
C'est dommage pour lui, et aussi pour nous. Mais cela condamne, plus peut-être que les limites de son talent, l'incapacité où s'est trouvée une société riche, comme la nôtre, de profiter de sa lucidité et de lui donner les moyens, et simplement le temps, d'épanouir son génie.
Ce n'est pas faire injure à cet homme, c'est au contraire lui rendre hommage, que de dire qu'il a été gaspillé. Qu'il en ait conçu quelque amertume, qui a assombri la fin de sa vie, est compréhensible.
Contexte
Cette inventivité féconde dans les marges, et dans la forme qui les sert, a rendu de prime abord l'accès à ce texte et par la suite sa traduction, délicates. Il faut rendre ici hommage à Didier Pemerle, écrivain et poète, qui a fait preuve d'une créativité digne de tous les éloges pour restituer en français un texte qui était souvent un défi presque insoutenable. J'ai conservé des longs mois où nous avons travaillé ensemble un souvenir émerveillé de sa capacité à forcer le vocabulaire parce qu'il était poète. Et j'espère surtout qu'il ne m'en voudra pas si je rappelle qu'il a triomphé aisément (?) des pires embûches alors qu'il lui arrivait de trébucher sur les tournures les plus simples. De celles-là, je pouvais me charger.
En français, Tous à Zanzibar est une création de Didier Pemerle.
Discontinuité radicale
John Brunner est mort le 25 août 1995 lors de la Convention Mondiale de Science-Fiction de Glasgow, parmi les siens, en quelque sorte sur la scène, d'une apoplexie. Il était né le 24 septembre 1934. Son arrière grand-père avait été le créateur d'une entreprise d'industrie chimique qui devint en 1927 partie intégrante d'I.C.I., l'une des plus puissantes multinationales d'origine britannique.
Enfant probablement surdoué, mais de complexion fragile et souvent malade, lecteur compulsif, Brunner reçut une bonne éducation mais décida d'abandonner à dix-sept ans tout enseignement institutionnel pour écrire. Il vendit la première année son premier roman. Il en publia par la suite quatre-vingt-quatorze, si mes comptes sont bons, fort inégaux, quelques-uns excellents. Il lui fallait en vivre.
Brunner, de par sa volonté, était un autodidacte. Pour ce qui touche à l'avenir, c'est ce que nous sommes tous, à moins que nous n'en soyons simplement ignorants, ce qui est le lot le plus commun.
Il parlait et écrivait fort bien le français et l'allemand. Son humour était discutable dans les trois langues, mais c'était ce qui le rendait comique. Il n'aimait pas la Communauté Européenne malgré l'admiration que lui prodiguèrent les Continentaux qu'il fréquenta assidûment, goûtant leurs vins et leurs bières, ainsi que leurs cuisines.
En 1958, il épousa Marjorie Sauer qui veilla sur lui comme une mère jusqu'à ce qu'elle mourût en 1986. Il en fut si atteint qu'il se remaria avec Li-Yi, jeune immigrante chinoise, en 1991. Ce fut lui qui mourut.
Jusque dans son accent anglais un peu apprêté, John Brunner manifestait son désir d'être un gentleman, et sa crainte de ne pas le paraître. Je pense qu'il l'était. Le reste est dans les livres.
Notes
(1) Édité par W. Coquebert, Paris.
(2) Berger-Levrault, 1928.
(3) Voir Face aux futurs : pour une maîtrise du raisonnable et une gestion de l'imprévisible, O.C.D.E., 1978. Voir aussi les Mille sentiers de l'avenir, Seghers, 1981.
(4) Seghers, 1986.
(5) Payot, 1990.
(6) Les dates indiquées sont celles de l'édition originale en anglais.
(7) Denoël.
(8) Robert Laffont, Le Livre de Poche.
(9) Le Livre de Poche.
(10) Écrit en 1966, T.A.Z. est d'abord refusé par l'éditeur auquel il était destiné par contrat, Penguin, puis assez vite retenu par Doubleday pour une avance symbolique, 1 500 $ (soit moins de 20 000 francs 1995, compte tenu des dérives monétaires intervenues depuis). Voir à ce sujet Locus nº 417, octobre 1995.
(11) Le Livre de Poche.
(12) the Year 2000, Hudson Institute Inc., 1967. Édition française, Robert Laffont, 1968. J'ai eu à l'époque l'occasion d'écrire, à peu près seul, tout le mal que j'en pensais, et j'ai la vanité de le rappeler ici.
(13) Publié dans le premier numéro de la revue CyberDreams, éditions …Car rien n'a d'importance, 1995.
(14) Série noire, Gallimard, 1995.
(15) In CyberDreams nº 4, p 112.