Préfaces et postfaces de Gérard Klein

Vernor Vinge : la Captive du temps perdu

(Marooned in realtime, 1986)

roman de Science-Fiction dans l'univers de la Temporalité

préface de Gérard Klein, 2000

par ailleurs :

Vernor Vinge,(1) dans la Captive du temps perdu, explore une forme originale et tragique de voyage dans le temps, l'aller simple.

La plupart des voyageurs, après la Machine à explorer le temps de Wells (1895), font dans le temps des allers et retours et manifestent un vif attachement, pour ainsi dire casanier, à leur époque d'origine. Même si l'avenir paraît intensément plus désirable que le présent aux yeux d'un techno-progressiste, même si le passé abrite les idéaux intimes d'un nostalgique rétrograde, ils continuent de s'accrocher à leur petit pays d'années. Visiter le passé et l'avenir, certes, mais revenir en son petit Liré vivre le reste de son âge. Le Voyageur du temps wellsien, s'il retourne dans le lointain avenir, semble bien s'y aventurer dans l'espoir d'arracher Weena aux Morlocks et de la ramener dans ce qui fut son présent.(2)

Certes, une improbable technologie leur permet ce chauvinisme au risque du paradoxe. Mais est-il tellement plus simple de descendre le temps sans espoir de retour ? C'est en tout cas plus ancien.

Le Voyageur immobile d'Alain Saint-Ogan et Camille Ducray (1941-42) préfigure peut-être le mieux le roman de Vernor Vinge : un Atlante, Owha, surgi du passé dans notre présent à bord d'une machine, découvre soudain, en conséquence d'une surprenante distraction, qu'il ne peut regagner son époque puisqu'il ne saurait « franchir l'année qu'il vient de passer » sous peine d'y être présent deux fois. Il poursuivra donc vers l'avenir.

Sous la forme la plus primitive, il y a l'animation suspendue ou l'hibernation. S'inspirant des marmottes et de quelques prédécesseurs, Louis-Sébastien Mercier s'endort spontanément pour sept cents ans en 1771 et se réveille en l'An 2440. Charles Nodier, dès 1833, s'en remet à un sommeil cette fois artificiel pour faire traverser les millénaires à son héros d'"Hurlubleu".(3) Edmond About fait en 1862 confiance à la déshydratation pour expédier l'Homme à l'oreille cassée directement du Premier au Second Empire, tel un distingué tardigrade. H.G. Wells livre son héros au coma dans Quand le dormeur s'éveillera (1899) pour lui permettre de franchir deux cents ans.

Dès lors l'hibernation devient une convention commode pour explorer l'avenir ou encore pour remédier à la durée des voyages interstellaires relativistes ou non. On la retrouve dans la Sphère d'or d'Earl Cox (1927) comme dans son remake signé de René Barjavel, la Nuit des temps (1968), où elle permet de surgir du passé le plus lointain au terme d'une profonde sieste. Le sommeil artificiel est traité comme une suspension de la vie hors du temps, comme une métaphore de la mort réversible. Il n'est donc pas surprenant qu'on le retrouve dans les mausolées pharaoniques d'Oblique de Greg Bear(4) où des vieillards richissimes attendent de l'avenir une résurrection dans un monde sinistrement purifié. Ni qu'il fasse partie du décor des astronefs de l'avenir aussi bien dans le cycle d'Hypérion de Dan Simmons que dans celui de la Culture d'Iain M. Banks, ou que dans celui enfin de Rupture dans le réel de Peter F. Hamilton.(5)

Mais dormir, même profondément, n'est pas tout. Encore faut-il éviter la détérioration, ce qui ne va pas de soi. Assez curieusement, René Barjavel détourne dans son chef-d'œuvre, le Voyageur imprudent (1943), la machine à voyager dans le temps pour en faire une sorte de garde-manger idéal où règne un constant présent, souci bien compréhensible en temps de guerre et de restrictions. On retrouvera la même idée dans l'univers de Dune avec les récipients à entropie nulle. Mais pour dépasser la convention purement linguistique et s'assurer d'un minimum de vraisemblance, les auteurs doivent se tourner vers la physique.

Celle-ci leur offre un premier moyen de conservation avec le froid. Non pas celui des congélateurs ordinaires mais celui qui s'approche du zéro absolu, aux alentours de moins 273,15 degrés Celsius, ou encore 0 degré Kelvin. Le zéro absolu est une limite suffisamment peu intuitive pour que quelques auteurs de Science-Fiction et bien plus d'illuminés aient cru pouvoir la transgresser au même titre que la vitesse de la lumière par exemple et faire une place à des températures plus basses. Peut-être s'en est-il même trouvé pour s'imaginer que le temps s'inversait au-dessous de cette limite : on a lu des choses plus étranges.

La température n'est que l'agitation des constituants d'un corps, qui se frottent quand il est solide, se pivotent comme sur un gond lorsqu'il est liquide et s'entrechoquent au hasard de leurs trajectoires dans l'espace à l'état gazeux. On conçoit que toutes ces secousses nuisent à son bon état. Que rien ne bouge est la recette du conservatisme, et elle assure, là aussi, la conservation.

Abaisser la température revient à réduire cette agitation. Si cette dernière devenait nulle, on ne pourrait pas descendre plus bas. D'où l'absolutisme du zéro.

Toutefois, cette limite est difficile, voire plus précisément impossible, à atteindre. Une fois réduite, voire abolie, l'agitation des molécules, demeure celle des atomes. À supposer celle-ci maîtrisée, ce qui peut s'approcher, subsiste le tourbillon des électrons. Au cœur du noyau atomique, persiste la danse des protons et des neutrons, et dans chacun de ces petits sacs celle des quarks, sans même faire allusion à l'énergie du vide et aux particules virtuelles. Et parviendrait-on à discipliner ce petit monde que résisterait l'incertitude quantique : s'il était possible d'immobiliser absolument une particule, alors il serait possible de connaître à la fois avec une précision arbitraire sa position et sa quantité de mouvement, ce que précisément la mécanique quantique ne permet pas. C'est pourtant peut-être ce que promettent les cuves à tau zéro de Peter F. Hamilton, qui semblent absolument suspendre le temps et toute agitation, même celle des revenants.(6)

Il n'est pas certain du reste qu'il soit nécessaire de descendre si bas dans l'échelle des températures, à quelques milliardièmes de degré de l'inaccessible zéro absolu, pour conserver sans altération regrettable des organismes en état d'animation suspendue. Si la continuité de notre activité mentale et même de notre conscience était menacée par l'agitation moléculaire à la température du corps, ou par la décohérence quantique, cela se saurait. Au travers d'un infâme tohu-bohu thermique, nous parvenons tant bien que mal à maintenir une certaine permanence qui s'appelle la vie. La difficulté serait plutôt en sens inverse : dans l'état actuel des connaissances au moins, si l'on peut imaginer de congeler et de conserver en bon état des organismes complexes, on n'a pas la moindre idée de comment les faire repartir. Bref, le froid intégral ne semble pas une bonne idée.

C'est pourquoi certains auteurs font appel à des champs mystérieux pour geler le temps en négligeant gaillardement qu'à tout champ est associée une particule dont le mouvement garantit le champ. C'est le cas de Vernor Vinge avec ses bulles de stase dans la Captive du temps perdu. Mais bien qu'il enseigne les mathématiques et l'informatique dans une université californienne, il ne suggère aucune recette pratique.

Cependant, si la physique quantique interdit toute suspension du mouvement et donc du temps pour la raison qu'on a dite, elle autorise dans certains cas une élongation des processus physiques si surprenante qu'elle semble introduire presque au même résultat.

Dès 1909, une expérience remarquable publiée par un jeune chercheur de vingt-trois ans, G.I. Taylor, de l'université de Cambridge, en fournit une frappante illustration.(7) Tout le monde connaît l'expérience de Thomas Young qui établit en 1801 contre une théorie de Newton la nature ondulatoire de la lumière en faisant interférer deux faisceaux lumineux issus d'une même source mais empruntant deux fentes parallèles et rapprochées. Sur un écran placé devant les deux fentes apparaissent nettement des bandes alternées de lumière et d'obscurité, les franges d'interférence. L'invention ultérieure de la photographie devait leur permettre de laisser une trace durable.

Mais en 1905, Albert Einstein, faisant retour à l'idée de Newton, avait démontré que la lumière était composée de paquets d'énergie indivisibles aux caractéristiques bien définies, des quanta de lumière, les photons.(8) S'il était encore admissible que ces photons interfèrent entre eux quand ils franchissaient en même temps les fentes de Young, qu'en serait-il s'ils les passaient un à un ? Il était bien connu que lorsque l'une ou l'autre des deux fentes était obturée, les franges disparaissaient pour faire place à une concentration des impacts en face de l'une ou l'autre fente, en parfait accord avec la théorie photonique d'Einstein. N'allait-on pas se retrouver dans ce cas de figure ? Les photons atteignant successivement l'une ou l'autre fente n'allaient-ils pas se comporter comme si l'autre était obturée puisqu'aucun ne la passait simultanément ?

La lumière de référence était fournie par un bec de gaz. Afin d'obtenir son goutte-à-goutte photonique, Taylor utilisa comme filtres des plaques de verre obscurcies au noir de fumée. Le plus sombre de ses quatre filtres calibrés laissait passer si peu de lumière qu'il fallait trois mois d'exposition d'une plaque photographique pour obtenir le même effet que sur une plaque en exposition directe. Il put ainsi estimer qu'un photon entrait dans le champ du générateur d'interférence(9) en moyenne tous les dixièmes de seconde ce qui est une durée considérable par rapport au milliardième de seconde que le photon met ensuite pour venir impressionner la plaque photographique. Le rapport est à peu près le même que celui d'une vie humaine à l'âge de l'univers.

Et cependant, les franges d'interférences étaient là, aussi nettes que s'il n'avait interposé aucun filtre. Le processus donnait le même résultat, étalé sur douze semaines, que s'il avait été obtenu en quelques minutes. Et rien n'interdit dans le principe d'imaginer un filtre tel que les photons soient séparés dans le temps par des heures, des années, voire des millénaires. C'est le dispositif expérimental dans son ensemble qui produit les interférences, indépendamment de la quantité de temps.

N'est-ce pas là un splendide exemple de dilatation temporelle ? Cette expérience est aussi remarquable en cela qu'elle a coûté moins de cent francs de fournitures si l'on fait abstraction du temps et de l'ingéniosité de son auteur, qu'elle sondait les profondeurs d'une théorie quantique encore à naître, et qu'elle semble passée inaperçue à l'époque. En ce temps-là, les chercheurs ressemblaient encore à des héros de Science-Fiction.

La relativité générale nous fournit un autre cas de dilatation temporelle qu'exploite Gregory Benford, lui-même physicien, dans sa nouvelle "Effets relativistes".(10) Un astronef interstellaire relativiste dont la machine s'est bloquée ne cesse d'accélérer. À mesure qu'il approche de la vitesse de la lumière, le temps semble se dilater à l'intérieur du navire relativement aux corps célestes extérieurs si bien que ses occupants atteindront la fin de l'univers : ils l'attendent avec la curiosité scientifique qu'on imagine.

Projetés sans retour vers l'avenir, les héros de Vinge ne sont pas obligés d'aller aussi loin quoique l'un de ses protagonistes envisage sérieusement de faire du tourisme pour l'éternité et d'accompagner l'évolution de tout l'univers. Mais peut-être faut-il s'intéresser un moment à la victime de cet étrange roman policier, Marta Korolev, naufragée de la temporalité. Marta est une femme, elle est sans doute le personnage du roman qui se soucie le plus de l'avenir menacé de l'espèce humaine, de sa reproduction, et pour cette raison même Marta est assassinée, de la façon la plus étrange qui soit. Marta est une victime du temps comme nous le devenons tous, mais de façon plus radicale, plus effrayante et plus horrible. Et si Vernor Vinge a choisi une femme pour être sa victime du temps, c'est peut-être qu'il a senti, et même voulu dire, que le rapport des femmes au temps, et surtout à l'avenir, n'est pas celui des hommes.

C'est une idée à laquelle sont confrontés tous les auteurs et même tous les amateurs de Science-Fiction. Ils savent en effet que la très grande majorité des lecteurs de Science-Fiction ne sont pas des lectrices. Bien que les données fiables soient peu nombreuses en la matière, on estime en général que quatre-vingts pour cent des amateurs, voire plus, sont des hommes. Ce qui est surprenant, c'est que cette proportion a peu varié dans le temps, au moins au cours des cinquante dernières années, et qu'elle semble à peu près similaire dans tous les pays qui produisent et consomment de la Science-Fiction de façon significative. Pour grossir le trait, on peut dire qu'un homme sur dix environ est un lecteur au moins occasionnel de Science-Fiction tandis qu'une femme sur cent seulement s'y risque. C'est un rapport moins considérable que celui des temps évoqué plus haut, mais il n'en est pas moins impressionnant. Il suffit de s'aventurer dans une convention pour s'en convaincre : elle évoque tristement le public d'un match de football, en moins hystérique.

Ces proportions contreviennent par ailleurs à la distribution des consommations culturelles en général, en particulier à celles du livre et plus spécifiquement du roman, toutes catégories confondues, pour lequel on estime à 60 % environ la part des lectrices. Dans les littératures dites de l'imaginaire, les femmes semblent majoritaires dans la lecture de Fantastique et de Fantasy. Il y a donc bien ici un problème spécifique à la littérature de Science-Fiction.(11)

La permanence à travers le temps et l'étendue de cette distribution conduit à écarter, ou du moins à relativiser, les explications traditionnelles. Dans les années cinquante, au moment de la renaissance en France de la Science-Fiction faisant suite à la multiplication des publications anglo-saxonnes, on supposait que le très petit nombre de lectrices était lié au rôle traditionnel dévolu aux femmes, à l'éducation donnée aux filles en ces temps reculés ainsi qu'à leur faible familiarité avec les machines — hormis la machine à coudre — et la technologie en général. La mixité de l'enseignement et de l'éducation, la généralisation de l'emploi de machines de plus en plus complexes allaient y remédier en une ou deux générations.

Comme un demi-siècle plus tard il n'en a rien été, il est devenu nécessaire de se réinterroger. Soulignons au passage que les femmes ont adopté sans difficulté l'ordinateur personnel, technologie qui n'existe que depuis une vingtaine d'années, et qu'elles sont probablement aujourd'hui plus nombreuses que les hommes à en utiliser. Parmi les graphistes travaillant sur micro-ordinateurs, elles seraient majoritaires. Et si pendant un temps leur fréquentation de l'internet est demeurée minoritaire, les choses semblent devoir se rééquilibrer. L'explication par le rapport à la technologie ne tient guère.

Entendons-nous bien. Il y a des femmes passionnées par la Science-Fiction, et il y a, depuis Mary Shelley au moins, un nombre impressionnant d'auteurs féminins même si certaines d'entre elles ont dû recourir, jadis, à des pseudonymes masculins. Il n'y a donc pas de destin féminin qui les exclurait de la production et de la consommation de Science-Fiction comme elles le sont par Rome de la prêtrise et par les convenances des clubs londoniens. Des femmes sont devenues astronautes, pilotes de ligne, polytechniciennes et même énarques, mais les femmes persistent cependant pour la plupart d'entre elles à rechigner aux délices de la Science-Fiction.

Mon sentiment est que cet écart considérable ne peut correspondre à un phénomène purement culturel, ni même à une relation différente à la technologie que rien ne confirme, mais qu'il exprime une autre relation à l'avenir comme objet de jouissance, dans une perspective pour ainsi dire anthropologique. C'est du côté de la jouissance, d'une différence de jouissance, qu'il faut chercher.(12)

Ce n'est pas, à mon point de vue, la dimension de spéculation technique ou scientifique ni de conjecture rationnelle de la Science-Fiction qui en écarte la plupart des femmes, mais sa dimension d'anticipation. La Science-Fiction moderne se réfère en effet presque exclusivement à l'avenir, et le plus souvent à un avenir qui n'est pas proche, qui se situe au-delà de l'espérance de vie présente d'un être humain. Je me risquerai à dire, avec la prudence que nécessite toute généralisation aussi massive, que les femmes éprouvent une méfiance, d'autant mieux ancrée qu'elle est en grande partie inconsciente, à l'endroit de l'avenir parce qu'elles savent au plus profond qu'il n'épargnera pas leur apparence, et donc leur séduction, ni, plus radicalement, de leur vivant leur capacité d'avoir des enfants, les deux aspects étant intrinsèquement liés. L'angoisse narcissique associée à ce devenir hypothèque, sans toutefois l'interdire, la jouissance de toute représentation de l'avenir. Cette méfiance des femmes à l'endroit de l'avenir est du reste depuis longtemps un lieu commun qu'Émile Henriot, entre mille autres, exprime avec la superficialité habituelle : « Les femmes n'aiment pas l'avenir qui le leur rend bien, à voir ce qu'il fait d'elles et de nous. ».(13)

Au lieu de quoi les hommes, par une sorte de déni que supporte mieux leur physiologie, vivent leur âge comme un déclin indéfiniment repoussé. D'un point de vue psychanalytique, parce qu'ils s'éprouvent comme porteurs d'un phallus symbolique, ils se ressentent dans leur inconscient immortels, autant que ce phallus pourra fantasmatiquement s'enfoncer dans les profondeurs de l'avenir. L'expérience des hommes est que le phallus disparaît et reparaît, qu'il meurt et qu'il renaît, et ils espèrent inconsciemment qu'il en sera toujours ainsi. Ils se projettent donc plus aisément dans une époque dont ils admettent par ailleurs qu'ils y seront morts depuis longtemps. Le futur est au bout du phallus et devient même pour certains le garant symbolique de sa pérennité : la jouissance narcissique protège alors de l'angoisse de l'avenir et de la mort.

Les femmes ne participent pas aisément de cette illusion. Leur perception de la vie et de ce qui peut advenir est plus concrète, plus réaliste.

Or un tel réalisme concret fait toujours défaut à la Science-Fiction, même et peut-être surtout quand elle prétend respecter la vraisemblance et les connaissances empiriques, expérimentales et théoriques, accumulées par les sciences. Lorsque nous imaginons des voyages interstellaires et des empires galactiques, des machines à explorer le temps et des intelligences artificielles, des extraterrestres et des humanités au-delà de la nôtre, et que nous en jouissons, nous savons très bien que rien de tel ne se manifestera jamais sous cette forme, et en même temps nous refusons de le savoir non par une décision consciente qui vaudrait renonciation à la jouissance, mais par un processus inconscient incomparablement plus puissant afin de ne pas avoir à renoncer à cette jouissance proprement phallique.

Je ne prétends pas que les femmes ne peuvent pas ressentir cette jouissance puisqu'elles participent par le truchement de la culture comme les hommes — mais autrement — de la puissance symbolique du phallus, mais que cela est plus compliqué pour elles. Suffisamment plus compliqué pour qu'une grande majorité d'entre elles ne s'y retrouve pas. Et cela peut aider à penser pourquoi la plupart d'entre elles — et certains hommes, reconnaissons-le — disent ne pas comprendre, au sens strict, ce que nous trouvons dans la Science-Fiction. Il ne s'agit pas pour elles de la simple dénonciation d'une fantaisie sans consistance — car rien ou presque de la culture n'y résisterait —, mais d'une incapacité bien plus radicale à se représenter l'objet même de la jouissance.

La Science-Fiction se glisse, comme bien d'autres aspects de la créativité et des comportements humains, dans un défaut de la castration symbolique, voire dans son déni. Plus précisément, elle se situe dans un “comme si…”, comme si la castration symbolique n'avait jamais eu lieu, comme si elle pouvait être réparée, comme si presque tout dans l'avenir était possible, au moins en rêve éveillé. Cette position ambiguë, entre l'exaltation de la puissance phallique et la reconnaissance qu'elle ne produit là que de la fiction et que donc la castration a tout de même eu lieu, rend aussi, au moins en partie, compte du malaise et de la fascination mêlés qu'éprouvent certains scientifiques à l'endroit de la Science-Fiction. Ils sentent, sans pouvoir tout à fait se l'expliquer, qu'elle participe à la fois de l'ambition démesurée qui est aussi celle de leur science, et d'un déni des limitations — de la castration — qui font la difficulté et la solidité de leur entreprise de pénétration du réel. Si la Science-Fiction ne leur apparaissait que comme une collection de fantasmes, ils n'auraient pas besoin de s'en démarquer voire de la condamner avec la vigueur qu'on leur voit parfois : il leur suffirait de s'en détourner ou d'en rire. Mais ils sentent bien qu'elle porte aussi quelque chose qui est à la première origine de leur démarche, ce même déni de la castration, cette folie provisoire et créatrice. Pour viser le réel, il faut pouvoir vivre le déni de la réalité commune et quotidienne.

La Science-Fiction serait donc une littérature foncièrement masculine parce que liée au phallus, au sens psychanalytique du terme, et en particulier à son expression typiquement moderne, la rationalité pratique. Mais en retour on peut se demander si, de même que son accès serait rendu plus difficile aux femmes de par leur expérience de la castration, toujours au sens analytique, elle ne soulignerait pas chez les hommes un manque tout aussi radical, celui de pouvoir fabriquer des enfants. Auquel cas, l'avenir serait l'enfant fantasmatique des hommes. Au moins de certains. La Science-Fiction serait alors, dans le symbolique, un des remèdes possibles à la castration des hommes, et, dans le déni provisoire de celle-ci, porterait l'affirmation d'être dans l'avenir, par-delà la discontinuité des temps, soi-même son propre enfant. Je crois, pense le lecteur de Science-Fiction, que je peux regarder dans l'avenir où je ne vivrai plus comme si j'étais mon propre enfant, ou un enfant de mes enfants.

Si ces hypothèses ne sont qu'un château de cartes, on admettra que dans l'avenir précisément la proportion de lectrices devrait tendre à égaler celle des lecteurs de Science-Fiction. Elles peuvent donc être réfutées avec un peu de patience, ce qui fera sûrement plaisir à Karl Popper.

Eh bien, allons y voir, sans l'aide des bulles de stase de Vernor Vinge, et au petit pas lent et résolu que nous adoptons chaque matin — chaque nuit aussi — pour avancer vers le Futur.

Gérard Klein → la Captive du temps perdu par Vernor Vinge
Librairie Générale Française › le Livre de poche › Science-Fiction, [2e série], nº 7228, novembre 2000


  1. Au moment où j'écris ces lignes, Vernor Vinge vient de remporter, pour la seconde fois, le prix Hugo pour son roman Au tréfonds du ciel (a Deepness in the sky, 1999). Il l'avait déjà obtenu en 1993 pour un Feu sur l'abîme (a Fire upon the deep, 1992).
  2. Même s'il emporte avec lui du matériel destiné à faciliter son installation au moins provisoire. Sur la suite de son voyage, consulter les Vaisseaux du temps de Stephen Baxter (the Time ships, 1995).
  3. On trouvera ce texte dans les Maîtres de l'étrange et de la peur, anthologie de Francis Lacassin (Laffont › Bouquins, 2000). On regrettera toutefois dans cette réédition une coquille qui situe la date de départ du dormeur en 1833 et non en 1933 comme l'atteste Versins et le demande clairement le contexte, et qui lui ôte autant de sa dimension anticipative.
  4. Slant, 1997.
  5. the Reality dysfunction, 1996.
  6. Cf. Rupture dans le réel, déjà cité. Cette expression de “tau zéro” peut signifier température nulle, mais il est aussi vraisemblable qu'elle rende hommage au roman Tau Zero (1970) de Poul Anderson où il correspond au temps zéro d'un big bang, de la création d'un univers.
  7. Ce bref exposé résume celui de Philip et Phylis Morrison dans leur passionnant article "Time exposures" (rubrique Wonders dans le numéro de juillet 2000 du Scientific American).
  8. Voir notamment l'article d'Alfred Kastler, "Einstein et le concept de photon", dans Einstein : le livre du centenaire (sous la direction d'A.P. French, Hier et demain, 1979).
  9. Taylor avait employé un dispositif interférentiel techniquement différent des fentes de Young, sous la forme de la pointe d'une aiguille que les ondes lumineuses devaient en quelque sorte contourner par la droite ou par la gauche avant de se rejoindre comme, par exemple, des ondes à la surface d'une mare interfèrent après avoir rencontré un piquet planté dans le fond. Ce dispositif est dans son principe identique à celui des fentes de Young.
  10. "Relativistic effects", 1982, à lire dans le recueil En chair étrangère (In alien flesh, 1986). Ce texte reprend partiellement le thème du roman Tau Zéro de Poul Anderson, cité dans une note précédente.
  11. Voir ma préface au roman de Pamela Sargent, le Rivage des femmes.
  12. Ce qui introduit à la question, presque jamais traitée mais qu'il faudrait bien aborder, du plaisir de la lecture.
  13. Dans Au bord du temps, 1958. Cité sans autre précision par Jean Delacour dans Tout l'esprit français (Albin Michel, 1974).