Chroniques de Philippe Curval

Bernard Blanc : Pourquoi j'ai tué Jules Verne : la Science-Fiction française

essai, 1978

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :
Faut-il tuer Jules Verne ?
Y a-t-il une école française ?

Le livre de Bernard Blanc, Pourquoi j'ai tué Jules Verne, pose pour la première fois une question nécessaire : existe-t-il une école de Science-Fiction française spécifique ? Ou bien la soixantaine d'auteurs contemporains recensés par Igor et Grichka Bogdanoff, dans Clefs pour la Science-Fiction, ne représentent-ils qu'un ensemble de tendances confuses, de factions éphémères et contradictoires ? Depuis 1970, tantôt ce genre littéraire est poussé au premier plan de l'actualité, tantôt il tombe en sommeil. Le nombre de collections sur le marché s'est considérablement accru, entraînant la prolifération des jeunes auteurs et un regain d'activité chez leurs aînés. Mais, parallèlement, la disparition des principales revues de réflexion semble freiner cette expansion. En invoquant la mort de Jules Verne, considéré comme le promoteur d'une littérature axée sur le fait scientifique et ses répercussions, Bernard Blanc s'interroge sur l'avenir de toute une génération. Le livre ne se présente pas comme une exégèse de la jeune Science-Fiction française et de ses tendances, mais comme un ouvrage de combat, qui mêle réflexions, anecdotes, nouvelles, extraits de tables rondes ou d'entretiens. Selon l'auteur, la Science-Fiction française aurait pris une orientation nettement politique depuis l'apparition de Jean-Pierre Andrevon et Daniel Walther dans les colonnes de la revue Fiction. S'est-elle résolue à tuer Jules Verne autant qu'il le prétend ? Certes, et Bernard Blanc a raison de le souligner, elle souhaite se débarrasser de la pacotille scientifique, mais, plus encore, elle voudrait proposer une littérature différente qui sache parler d'ici et de maintenant en termes d'ailleurs et de demain. Bernard Blanc oppose « la Science-Fiction-usine-à-rêves, avec ses fantasmes réactionnaires et ses putasseries d'amuseuse publique », telle qu'il la définit globalement dans son histoire, à « une SF qui casse les mythes et incendie les fusées, qui parle aujourd'hui des flics et de l'armée et explique qu'ils sont du mauvais côté des exploiteurs et des tyrans. Une SF qui explore minutieusement l'horizon 80 : gros plan sur les cendres nucléaires, les camps militaires et les prisons secrètes. ». L'alternative n'est pas si simple. Jean-Pierre Hubert, qui fait partie des auteurs de tous bords que Bernard Blanc tente de rassembler autour de lui, répond, dans Pourquoi j'ai tué Jules Verne, que « l'imagination est déjà, par elle-même, un acte politique ; c'est l'approfondissement d'une situation donnée, c'est un voyage plus effrayant que rassurant ». À son avis, l'imagination n'est donc pas démobilisante ; ce qui s'oppose à la définition d'une SF militante, axée exclusivement sur le réel et travaillant à court terme. Interrogé à plusieurs reprises dans le livre, Jean-Pierre Andrevon assure, pour sa part, que l'impact de la Science-Fiction sur la société « est nul ou quasi nul ». Sans doute est-ce cela qui l'incite à écrire des ouvrages comme le Désert du monde ou Paysages de mort, révélant une misanthropie bien définitive pour un auteur qui expose ailleurs si nettement ses intentions politiques.

Voyons d'ailleurs ce qui résulte du combat où Bernard Blanc veut entraîner la Science-Fiction dans la collection qu'il anime chez Kesselring : "Ici et maintenant". À son actif, trois anthologies collectives : Ciel lourd, béton froid, Planète socialiste, Quatre milliards de soldats ; un recueil d'Yves Frémion, Octobre, octobres ; et une revue, Alerte !.

Les écrivains qui composent ces collectifs appartiennent à des tranches d'âge disparates, qu'ils soient de la première vague comme Michel Jeury, de la seconde comme Jean-Pierre Andrevon, de la troisième comme Pierre Pelot, Dominique Douay, fassent partie de la jeune vague, comme Daniel Martinange ou René Durand. Ils ne se regroupent pas non plus suivant un même idéal politique : certains appartiennent aux partis en place, d'autres sont anarchistes ou représentent diverses nuances du gauchisme, quelques-uns sont écologistes bon teint. Un seul est devenu “punk”. Cette tolérance est extrêmement stimulante, mais où est l'unité ? Ces auteurs n'adhèrent pas tous à une Science-Fiction axée sur la contestation, en prise directe sur la réalité. Là aussi, les tendances sont diverses : si un petit nombre joue la carte du manifeste politique, beaucoup restent attachés, soit par leur exploration formelle, soit par leur travail conjectural, à une Science-Fiction littéraire. Le seul point commun, c'est leur vision catastrophique de l'avenir, le paradoxe voulant que l'anthologie intitulée Planète socialiste, qui décrit en direct l'après-révolution, soit la plus pessimiste de toutes.

S'agit-il, comme l'écrit Gérard Klein, d'un groupe social d'origine petite-bourgeoise qui, menacé, ne peut raconter que sa mort ?

Cette vision séduisante d'une classe sacrifiée transposant son holocauste en une poignée de nouvelles et de romans d'un noir pessimisme paraît un peu facile. Le malaise dans la Science-Fiction provient d'abord des mutations de la société elle-même et correspond à une réaction générale des consciences face au développement trop rapide de la technologie. La Science-Fiction a eu pour vocation de prévoir les changements que le progrès scientifique entraînait dans les mentalités. Si dans les premiers temps, elle a servi la cause de la science, c'est qu'elle répondait au désir inconscient de tout un peuple d'assumer son avenir. Si les héritiers des pionniers dénoncent maintenant l'excessive pression du pouvoir technologique, c'est qu'après avoir pris le pouls de la société ils en perçoivent l'inquiétude collective sous le vernis de l'euphorie.

À la question : existe-t-il une école de Science-Fiction française ? on peut répondre non. Contrairement à ce que tend à établir le livre de Bernard Blanc, celle-ci révèle un foisonnement de pensées peu compatible avec la définition d'une ligne commune. En témoignant de ses contradictions, la Science-Fiction française souligne ses idées-force. En cette année de commémoration, l'assassinat de Jules Verne relève plus du meurtre symbolique du père que d'un attentat philosophique. Sans qu'elle ait eu besoin de se libérer, la Science-Fiction française exprime depuis longtemps sa vigueur par la qualité de ses productions.

Philippe Curval → le Monde, nº 10334, vendredi 21 avril 1978, p. 16
Cette chronique a été en partie reprise dans la préface "l'Expérience du vivant"