Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Philippe Curval Petite chronique de nuit 21

La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 150, décembre 1976

Philip José Farmer : les Amants étrangers

Walter Carlos : Sonic seasoning

Vangelis Papathanassiou : Earth

Klaus Schulze : Moondawn

Fred M. Stewart : l'Enfant étoile

Charles Platt : Panik

Anthologie composée par Joël Houssin : Banlieues rouges

Igor & Grichka Bogdanoff : Clefs pour la Science-Fiction

Alfred Bester : les Clowns de l'Éden

Anthologie composée par Alain Dorémieux : Cauchemars au ralenti

J'étais en train d'écouter l'adaptation radiophonique des Amants étrangers, de Philip José Farmer, troisième livraison hebdomadaire de France Culture ; le poêle ronronnait, diffusant sur le carrelage, à travers sa chaleureuse petite fenêtre, des ondes rougeoyantes. Soudain, mon œil fut attiré par une splendide araignée, longue sur pattes, avec un corps trapu, bien galbé, sombre, qui s'approchait à pas lents de la chaise où se prélassait le chat que je n'ai pas. Jusqu'à présent, le Farmer ne bénéficiait pas d'une adaptation exceptionnelle, surtout dans la présentation de la civilisation terrestre en proie au néo-catholicisme. L'émission radiophonique semblait confuse, car il avait fallu amputer les explications d'une bonne part afin qu'elles s'adaptent à l'horaire (avez-vous remarqué ce goût forcené d'imposer une durée à ceux qui écrivent, qui filment ou qui composent, comme si une œuvre était une ligne de chemin de fer : un disque doit durer quarante minutes, un film quatre-vingt-dix, un roman trois cent cinquante mille signes. Si vous vous écartez de ces normes parce que vous jugez que chaque texte, chaque film, chaque musique a sa durée propre, vous travaillez dans le manque à gagner).

Puis la pièce radiophonique prit son rythme : la mise en onde était subtile, bien menée, les acteurs avaient pris ce ton de mystère et d'exaltation qui convient. L'araignée ne bougeait toujours pas. Au moment crucial, lorsqu'on explique à Hal ce qu'est une lalitha et comment la femme qu'il aime, Jeannette, est un arthropode qui va se transformer en tombe matricielle pour donner jour à leur enfant, l'araignée, mue par un ressort, fit un bond et traversa à toute vitesse les dix mètres qui la séparaient de la radio. Une fois arrivée au pied du meuble pseudo-chinois où est posé le poste, elle s'installa et écouta attentivement la fin. Lorsque Jeannette accouche de son rejeton, au prix de son sacrifice, et que les derniers accords de l'indicatif s'estompent, l'araignée alla se cacher sous le divan, à l'autre bout de la pièce. Était-elle sous le coup d'une émotion trop forte ? Depuis, je cherche partout dans la maison pour découvrir sa trace, ne serait-ce que son corps sec et vide. Sans aucun doute les Amants étrangers, de Farmer, est un terrible et superbe roman feuilleton pour arthropodes, ce qui est le meilleur compliment que je puisse lui faire.

Avant de passer aux livres du mois, je voudrais vous parler un peu de musique “géoramique” et, en particulier, de trois disques échelonnés dans le temps, Sonic seasoning, de Walter Carlos, Earth, de Vangelis Papathanassiou et Moondawn, de Klaus Schulze. La musique géoramique s'attache à décrire la Terre d'un point de vue cosmique, en mêlant à la partition des emprunts sonores comme ceux des rumeurs d'orages, de rivages où bat la mer, d'insectes dans les herbes, ou bien le silence de la montagne. Évidemment, on peut contester l'intérêt de ce mélange du son brut et artificiel ; je crois, au contraire, qu'il peut procurer de suaves délices — comme il est gastronomique, par exemple, de manger des œufs brouillés aux truffes sur des tartines de pain de campagne. Et puis, l'apport du synthétiseur crée une sorte de pont musical entre les deux, il lie l'insecte au violon, l'orage à la percussion, la clarinette au chant du vent dans les arbres.

Walter Carlos, lui, a voulu refaire les Quatre saisons. Se propulsant en orbite spatiale avec son synthétiseur, il enregistre, sélectionne les bruits qui montent de la Terre, au besoin, il les recompose. Avec tous ces éléments captifs, il tisse un fond sonore d'une rigueur presque mathématique. Puis, tel un Debussy de l'électronique, il se lance dans une longue improvisation autour des thèmes naturels, pluie sur l'herbe chaude, fleurs s'épanouissant, soleil sur les feuilles, lumières sur les vagues, varechs sur les galets, en remplaçant chaque note de la gamme par un son non-codé du synthétiseur, ce qui interdit la naissance d'une ligne mélodique. Son art, tout de sensibilité discrète, crée un relief sonore où se visualisent les grands rythmes des saisons. D'abord le printemps où grondent les orages, l'été qui chauffe les plaines blondes, l'automne où grincent les mouettes sur le rivage, dans un crescendo vertigineux jusqu'à l'hiver où s'amorce le thème final, ce chant de la maison des morts qui nous glace progressivement les os. Sonic seasoning est un disque somptueux, délicat, où Walter Carlos, poète du synthétiseur, sait évoquer pour nous les charmes cosmiques d'une planète trop oubliée, la Terre.

Vangelis Papathanassiou travaille plutôt dans la musique “pope”. Dieu concave, il caresse la Terre dans son giron mais contemple les humains d'un œil protubérant. Vision romanesque des premiers âges de l'homme, Earth, à l'inverse de Sonic seasoning, emprunte peu à l'électronique et peu à l'enregistrement de la nature. Une timide évocation de l'orage et de la pluie introduit notre planète dans son contexte climatique ; rapidement y répond une longue partition instrumentale et vocale. Humains traversant le désert, pêcheurs aux bords d'un golfe perdu, batailles et cris, sanglots. Ce disque, qui m'avait produit une forte impression à sa première écoute, s'est peu à peu délité au cours des mois. Bref, à la quinzième ou vingtième, il m'a paru un peu ridicule. Ce qui ne retire rien au plaisir éprouvé aux auditions précédentes.

Le Moondawn, de Klaus Schulze, est un disque ambigu, par son titre même : car un lever de lune ne se produit pas obligatoirement la nuit, contrairement à celui du soleil. Phébus et Séléné peuvent se rencontrer le jour, tandis que Séléné poursuit seule sa course nocturne. Ainsi, placé à mi-chemin entre le jour et la nuit, dans la zone indécise où se trament les aurores et les crépuscules, la musique de Moondawn emprunte une partie de ses rythmes vitaux au cache-cache des astres autour de la Terre. Klaus Schulze commence par une rêverie toute romantique sur les bruits des vagues et de la pluie. Puis, enfourchant son synthétiseur comme un balai de sorcière, il s'envole à la recherche de ce point géocyclique, au ras de l'horizon, que traversent obligatoirement les astres antagonistes au moment où ils se lèvent, cet underground de la mécanique céleste. Bientôt, il rencontre le vrai clair de lune, ses notes s'argentent et leur accumulation se gonfle dans un allegro furioso d'où s'élève le grand chant lyrique de la Terre prenant son bain de Lune. Moins naturel que les deux disques précédents, plus emprunté (effectivement, le divin Klaus emprunte inutilement l'idée déjà très vulgarisée de l'introduction des bruits naturels dans la musique, plus une petite suite de quatorze notes déjà entendue dans le Papathanassiou : hasard ?) Moondawn vaut surtout pour les grandes qualités d'ivresse musicale que Schulze sait nous faire savourer dans ses meilleurs moments.

En conclusion de ce petit panorama de la musique géoramique, on peut dire que l'avenir de la nouvelle muse, compte tenu de la décadence rapide du genre, se situe plutôt dans son passé que dans son présent.

Prélevant dans la formidable pile de romans parus chez Denoël durant ces derniers temps, j'en ai tiré l'Enfant étoile, de Fred M. Stewart, afin d'en faire le compte courant dans cette chronique. La fatalité fait bien les choses, Fred M. Stewart est un inconnu et j'ai un faible particulier pour la découverte d'auteurs nouveaux. Dès le premier chapitre, je n'ai pas regretté mon choix. On y voit un sacrifice humain fait au dieu Raymond (quel joli nom pour un dieu), décrit avec le ton candide et sensuel d'un étudiant en proie à ses fantasmes. Malheureusement, j'ai un peu déchanté par la suite, car ce ton candide ressemble un peu trop à celui que prend d'ordinaire Agatha Christie pour nous distiller ses histoires policières à l'eau de géranium. N'est-il d'ailleurs pas symbolique qu'un des personnages de l'Enfant étoile se prénomme Akroyd, comme le Meurtre de Roger… ? Mais revenons à Raymond.

Dans le roman de Fred M. Stewart se retrouvent un certain nombre de thèmes de SF classiques, comme celui du livre qui conditionne le futur, ou de l'implantation d'une nouvelle religion, que l'auteur sait renouveler avec intérêt. Il dépeint avec conviction cette gangrène qui va ravager l'existence heureuse et paisible d'une petite ville du Connecticut. Des cauchemars atroces qui pervertissent l'esprit des citoyens et les transforment en assassins démoniaques. Et le retournement final n'est pas plus mauvais qu'un autre. Malheureusement, la philosophie de Stewart me paraît simpliste. Malgré la délectation surannée qu'on éprouve à lire son roman, on ne peut s'empêcher de relever cette citation : « Comment était-il possible que cette race humaine qui avait construit les cathédrales médiévales ait pu produire un monde pervers, hideux et sordide tel qu'elle l'avait vu dans ses rêves ? » se demande Helen, la principale héroïne de l'Enfant étoile, à propos du futur. Fred M. Stewart lui répond — je résume — : la fin de la démocratie américaine, c'est la fin de tout. L'avenir n'a aucune chance de ressembler à ce passé si joli que vous aimez — il néglige l'inquisition, les guerres, l'obscurantisme, etc. — si nous ne parvenons pas à maintenir coûte que coûte nos grands principes.

Quel dommage que les idées de Fred M. Stewart soient aussi étriquées que son style, sinon l'Enfant étoile aurait pu figurer dignement au panthéon de la Science-Fiction intuitive.

Panik, de Charles Platt, aux éditions du Sagittaire, reprend le vieux thème de Ravage, de René Barjavel, sur le mythe pétainiste de la fin des villes et du retour à la terre. Platt, ancien maître à penser de la revue New Worlds, s'inquiète aussi de l'avenir des grandes cités américaines et conclut de façon extrêmement pessimiste. Mais, au lieu de monter son complot poliphobe comme une mécanique d'horlogerie, ainsi que l'avait fait Barjavel, en partant d'une cause précise et en l'extrapolant logiquement jusqu'au bout, il se contente de rêver à la mort future des villes, sans en donner véritablement la moindre justification scientifique. Heureusement qu'un certain talent de visionnaire lui permet de passer outre et de faire de Panik un roman qui se lit plutôt bien. En effet, tout ne suinte pas la convention dans ce récit naturaliste en quatre parties distinctes. Le contexte est légèrement décalé de la réalité, mais à peine ; puis, progressivement, cet “un peu plus que le supportable” se transforme en réellement odieux. Un odieux qui amène l'équilibre citadin à se rompre. Je ne saurais m'élever de manière partisane contre cette vision excessivement pessimiste de l'environnement urbain. Car Platt considère néanmoins la ville comme un grand facteur de libération individuelle, face à la sournoise répression tribale des communautés rurales. Il n'a pas de ces vapeurs comme Marie-Antoinette. Quand il rêve des bergeries, c'est pour les décrire comme un nouvel enfer.

Ainsi que le dit le défunt Heidegger : « Deux dangers mortels menacent l'humanité : l'ordre et le désordre. ». Les villes de Panik en sont l'illustration : d'un côté tout un peuple asservi par la jouissance et le confort, l'équilibre, de l'autre un prolétariat intellectuel de zonards qui trouve dans la débauche et le laisser-aller un exutoire à son trop-plein de liberté. Face au pourrissement de la situation sociale, culturelle, face aussi à la pollution qui menace, cet équilibre fragile ne saurait durer. Aussi les grandes cités éclatent-elles comme des bombes, sous la pression des gaz délétères qu'elles produisent, au réel comme au figuré.

Mais les personnages de Platt ne sont pas sauvés pour autant, car la ville les a traumatisés définitivement. Ce qu'ils recherchent d'instinct, c'est la solitude et non point des semblants de sociétés toujours plus castratrices. Le retour à la ferme est encore synonyme d'économie de marché. Ce que souhaitent les héros de Panik, c'est la marche inverse de l'humanité vers les âges préhistoriques où, hors des contraintes, l'homme loup-cervier s'épanouira librement. L'ordre, c'est l'individu solitaire face à son environnement, écologique ou pas. Le désordre, ce sont les sociétés étatisées. En somme, le roman de Charles Platt sonne l'alarme jusqu'à la fin de toute civilisation.

Je ne suis pas précisément un défenseur de la morale, mais je voudrais vous parler ici de pratiques qui s'instaurent dangereusement dans les mœurs de la SF. Depuis un certain nombre de volumes, la collection "Nébula" proposait la parution prochaine de Banlieues rouges, de Joël Houssin. L'autre jour, par hasard, je tombe sur le volume et m'en empare afin de vous en parler. Jusqu'à présent, tout semble normal, car n'est-il pas normal que le nom des auteurs figure à la devanture de leurs propres œuvres ? Les satisfactions qu'ils retirent du travail monumental que représente un livre sont si rares.

Pourtant, !a situation se dégrade quand vous prenez le livre en main. Car, contrairement à ce qu'annonce la couverture, ce n'est pas un auteur qui a écrit Banlieues rouges, mais treize. N'est-il pas alors un peu exorbitant, sous prétexte qu'on a demandé à quelques amis de vous envoyer une nouvelle, de se hisser ainsi au panneau d'affichage ? Il y a deux poids, deux mesures : ou bien tous les auteurs des œuvres figurent sur la couverture, ou bien ceux qui se considèrent comme les anthologistes l'indiquent bien clairement, en ramenant leur rôle aux modestes proportions qu'il mérite. Sinon pourquoi mettre les noms des autres ? Dans le processus entamé, il serait plus courageux de s'approprier tout l'ouvrage en s'attribuant aussi l'ensemble des textes. Voilà une attitude beaucoup plus claire.

Quant au livre proprement dit, je ne vous en parlerai pas dans cette chronique, pour la bonne raison que je ne l'ai pas encore lu. Il contient des nouvelles de J.-P. Hubert, D. Douay, J.-P. Andrevon, P. Goy, D. Walther, C. Léourier, S.A.R.L., J. Houssin, R. Gaillard, J.L.C. de La Herverie, C. Vilà, R. Durand et D. Roffet. Le dos de la couverture et la préface, d'un certain Romain Wlasikov, évoquent irrésistiblement la célèbre maxime de Kurt Steiner : « Il faut regretter le passé, fuir le présent et craindre l'avenir. ».

Un autre livre dont j'aurais voulu vous parler plus longuement, c'est le tome 1 de Clefs pour la Science-Fiction, d'Igor et Grichka Bogdanoff ; mais il contient 370 pages et je viens de le recevoir. Pourtant, j'ai fait plus que le parcourir et je souhaiterais modestement vous livrer mes premières impressions, Tout d'abord, et sans être pointilleux, il comporte un certain nombre d'erreurs (ce “certain” exprime l'indéterminé).

Par exemple qu'Albert Higon écrivit ses premiers romans au Fleuve Noir ou qu'André Ruellan est chirurgien-dentiste. À mon avis, face au travail que représente ce livre, compte tenu du pourcentage très élevé d'exactitudes, ces petits détails n'enlèvent rien à ses qualités. Et puis, il prouve que la SF est toujours vivante. Les œuvres sans fautes sont comme des tombeaux ; elles ne permettent pas à d'hypothétiques successeurs de faire un nouveau texte qui remet le précédent en question.

L'aspect le plus original du premier tome est sans conteste d'avoir considérablement allégé sa partie historique, laissant le soin aux lecteurs de consulter les nombreux ouvrages de référence sur le sujet. En revanche, l'analyse thématique a été largement développée sur 175 pages, ce qui n'avait jamais été entrepris à ma connaissance. Il n'y a pas moins de treize thèmes principaux et un grand nombre d'annexes. Voilà qui laisse encore une large part à l'imagination. Cette étude très exhaustive, largement illustrée d'exemples, me semble une alléchante introduction à la lecture de la SF. Plus que toute autre exégèse, elle constitue le stimulant le plus fin pour les néophytes ; car elle contient les redoutables germes qui transforment l'adversaire inconditionnel et non informé de la SF en un lecteur potentiel. Et je souhaite que chacun devienne un jour un lecteur de SF. Sinon, les hommes de notre temps ne liraient pas les œuvres de notre temps. Quel dommage ! Je le souhaite pour que ce microcosme, que Igor et Grichka Bogdanoff décrivent au début du volume avec une effroyable minutie ne se transforme pas en panier de crabes. La SF ne doit pas se contenter de faire des vagues dans la cuvette des W.-C. Il est temps que le genre déborde en raz-de-marée sur la pensée contemporaine.

Passons maintenant, si vous le voulez bien, à “l'un des très beaux livres de l'année”, les Clowns de l'Éden, d'Alfred Bester. Je hais cette formule passe-partout, mais que dire si l'on veut éviter le classement hiérarchique. Dans ce roman à composantes multiples, explosées, où passé, présent et futur se confondent, Bester imagine qu'à travers l'Histoire, des hommes moléculaires sont nés de grandes catastrophes. Après avoir failli y laisser leur peau, ils sont devenus immortels. La volonté, née chez ces hommes éternels, de s'identifier au cosmique, n'est pas précisément arrivée à terme ; ils constituent une sorte de mafia secrète à travers le monde, sans parvenir à une identité de vue. Ils savent simplement qu'ils vont dans la même direction ; mais comment ? Pourquoi ? Ils ne l'ont toujours pas découvert. De là surgissent un certain nombre de contradictions qui iront jusqu'à les opposer. Le Docteur Devine, le plus récent d'entre eux déclare : « L'essence même de la découverte est de trouver ce qu'on n'avait pas prévu. ». C'est bien ce que tend à prouver les Clowns de l'Éden.

Mais, plus que par ce nouveau traitement du thème de l'éternité, le roman de Bester vaut pour ses qualités littéraires et inventives. La richesse des notations annexes sur les personnages, sur l'intrigue elle-même, sur ses aspects parallèles, l'extraordinaire spontanéité et la clarté de l'invention verbale en font certainement un livre tout à fait à part dans la Science-Fiction contemporaine. Après dix-neuf ans de silence, Bester prouve qu'il ne s'est pas tu en vain. Son livre explosif, bourré d'intentions, nous décrit un futur comme personne n'en a jamais vu. Tout s'y mêle et se confond dans une énorme explosion de toutes les civilisations. Roman de réflexion sur le monde, sur l'éternité, sur l'Histoire, les Clowns de l'Éden est soutenu par une prodigieuse dose d'humour. Cet œil caustique que Bester jette sur l'humanité possède le redoutable pouvoir d'un laser. Il fait exploser toutes les foutues misérables conventions, institutions, dans un feu d'artifice de délire, de trouvailles verbales, d'absurde, d'horreur, de rire.

Si Bester se fait l'écho de cette vie qui bat sur les rivages du temps, ce n'est pas seulement pour en dévoiler les travers, les contradictions. Il pose aussi un regard heureux sur notre Terre. En prenant le pouls de l'existence, il éprouve le bonheur de se sentir vivant, même si c'est un peu ridicule.

Je terminerai sur la dernière anthologie d'Alain Dorémieux, Cauchemars au ralenti. Si j'ai parlé tout à l'heure, avec une certaine réserve, du métier d'anthologiste, cela ne concerne pas le travail que fait Dorémieux pour Casterman. Il ne se contente pas de recueillir quelques textes bien frais pour les empiler sous une même jaquette ; il choisit ses nouvelles, lentement, patiemment, au hasard de ses lectures, en puisant sur sa grande connaissance du marché, retient celles qui lui paraissent les plus parfumées, les plus rondes, les plus juteuses, en fonction du plat qu'il est en train de mitonner. À tel point que Cauchemars au ralenti, qu'il a traduit lui-même, finit par ressembler à un musée où, collectionneur amoureux, il entasserait ses fantasmes.

L'univers mental de Cauchemars au ralenti se situe au moment où le cauchemar s'inverse et s'approche du plaisir. Aussi ce recueil réserve-t-il un certain nombre de surprises d'une qualité rare : il se place, unique, aux frontières de l'indécis et de l'obscur, du doute et de l'ambigu.

Parmi cet ensemble, je retiendrai surtout "Il était un canari rouge", de Kate Wilhem, très belle nouvelle sur la terreur médicale, sur la socialisation à outrance des soins. Tout en nuances et en subtilité, ce cauchemar décrit l'horreur des êtres médicamentés plutôt que soignés ; dommage qu'un léger défaut de structure dans la conduite même de l'intrique ne fasse passer le texte à côté du chef-d'œuvre.

"Toutes les chambres étaient vides", de David Gerrold, est d'une qualité identique. Il sécrète aussi une atmosphère de terreur trouble. Deux personnages en quête du trip absolu, qui conduit au dépassement de soi-même, se brûleront aux feux de la solitude.

"Au lit de bonne heure", de George Alec Effinger, traite d'une manière inédite l'énigme de la chambre close. Ici, le personnage, vivant, est enfermé dans son lit. Pour quel crime mystérieux ? Cette nouvelle en forme de dessin de Gébé est à lier directement avec "Crayola", de Dave Skal, sorte de tragédie plastique où l'on voit les sécrétions psychiques d'un homme colorer peu à peu les murs de sa chambre.

Dans un style très diffèrent, il faut citer aussi "Configuration du rivage Nord", de Lafferty, où celui-ci renouvelle sa performance de "Grinçantes charnières du monde". Le Lafferty nouvelliste s'avère infiniment supérieur au Lafferty romancier. Ici, l'étrange itinéraire entre rêve et mort, cette fin provisoire de la vie à laquelle on ne peut accéder que par le sommeil, acquiert toute la précision, toute la force que sait parfois donner l'alcool à l'écriture. "Circuit fermé", de Sladek, et "Hâtons-nous vers la porte d'ivoire", de Disch, d'une excellente qualité aussi, terminent cette anthologie. Ces deux nouvelles amorcent une réflexion symbolique sur la mort considérée comme un cauchemar psychomoteur. Elles traduisent bien ces « mystérieuses correspondances » qu'évoque Alain Dorémieux dans son introduction ; celles qui existent entre les nouvellistes et l'anthologiste, entre l'anthologiste et ses lecteurs, entre les lecteurs et leurs propres cauchemars.