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La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 157, juillet 1977

Métal hurlant nº 17

William Jon Watkins : le Dieu machine

Michael Bishop: le Bassin des cœurs indigo

James Gunn : l'Holocauste

Claude Lelouch : Toute une vie

Katherine MacLean : le Disparu

Jean-Pierre Andrevon: le Désert du monde

Limoges nous limoge et nous voilà zaparis. Ce fut une belle convention, peu conventionnelle, totalement désorganisée mais vivante, surprenante, absolument fauchée mais riche d'enseignement. Comme le disait Johnny Hodges quarante ans plus tôt, « I was in an other world. » Je préférerais, comme lui, l'exprimer avec un instrument de musique dans cette chronique ; malheureusement, je n'ai jamais pu sortir le moindre son de mon stylo. Tout cela pour dire que nous ne nous sommes pas ennuyés du tout et que les quatre jours passés en Haute-Vienne furent rafraîchissants. Surtout au niveau des interventions en milieu scolaire qui nous donnèrent l'occasion de rencontrer des fans pas encore fanés, avides de découvrir une littérature en pleine gestation, passionnés de futur et d'imaginaire, sans aucune idée préconçue de ce que ne devrait pas être la SF. Des dialogues qui nous changèrent agréablement de ces pénibles discussions avec des individus préoccupés de simuler la guérilla ; parce qu'il est plus facile de s'y livrer dans un salon que dans la réalité.

D'autres rencontres furent aussi profitables, celles que nous eûmes avec les jeunes écrivains s'inquiétant de la disparition progressive de tout support et soucieux de trouver des débouchés pour leurs œuvres. Le lendemain même, Elisabeth Gille leur proposait de créer une sorte de revue annuelle dans "Présence du Futur" où seraient publiées les nouvelles les plus caractéristiques des futures tendance de la jeune SF française. Naturellement, quelqu'un dans la salle n'hésita pas à jeter d'un ton méprisant un « Bidon ! », absolument sans motif, si ce n'est la rancœur de sa propre impuissance à créer.

Enfin, l'idée est lancée et j'ai accepté, pour le meilleur et pour le pire, de m'en occuper. Les choses sont très simples : vous envoyez vos textes aux éditions Denoël, des lecteurs professionnels les lisent et, si ces écrits ont le minimum de qualité indispensable à leur publication, ils me les transmettent. Alors, n'hésitez pas, pour passer à travers ce premier filtre technique, peaufinez vos phrases, ayez le verbe sensuel. N'oubliez pas, il s'agit de faire de ce coup d'essai le meilleur recueil de nouvelles du monde et, pour cela, il vaut mieux un style éclatant qu'éclaté. Après, bien sûr, je prendrai les textes qui me sembleront le mieux refléter l'évolution actuelle de la SF. S'il y en a beaucoup, le volume sera triple, ce qui permettra de passer plus de vingt nouvelles à condition que vous ne soyez pas trop prolixes. Chaque ligne superflue risque d'ôter une chance à votre voisin.

Résumé ainsi, ce projet me semble abominablement tyrannique. Rien ne vous empêche d'exercer le même pouvoir sur mes œuvres, de ne pas me lire ou de jeter mes livres au panier si ce que j'écris ne vous plaît pas. Chacun de nous s'exprime en tant qu'individu et, comme tel prend le risque de n'être pas admis par l'autre ; je ne vous connais pas, vous ne me connaissez pas, nos seuls échanges se situeront au niveau des idées. Et des idées, j'en ai besoin ! Car, pour moi, la Science-Fiction est avant tout un travail spéculatif sur les interférences entre l'imaginaire et le réel. La fin du monde, amen ! Terminés, les gémissements interminables sur le présent qui n'est plus ce qu'il est, le passé qui est la seule chose qui vaille la peine d'être vécue et le futur qui ferait mieux de ne pas advenir. Pas question de se laisser aller à un optimisme béat et de négliger pour autant les notions de politique ou d'écologie, mais avant tout réinventer, imaginer, explorer tous les thèmes, faire de la SF une littérature-instrument pour découvrir les clés de l'avenir. Voilà l'affaire, alors n'hésitez pas ! Mais surtout, ne me considérez pas comme un anthologeur et ne voyez pas en vous des anthologés. Il n'y aura aucun rapport de propriétaire à locataire entre nous, il ne s'agit pas non plus d'un “truc” entre copains. Non simplement, j'aimerais essayer de faire sortir la SF de son isolement en ouvrant un champ d'expérience aux écrivains de demain, en créant un laboratoire pour une littérature d'avenir. Poètes, à vos papiers !

Mais revenons au mien, de papier, à cette chronique qui a dépassé largement l'adolescence et qui mûrit lentement avant de pourrir avant de tomber de son arbre, sous forme d'un gros noyau de textes qui germera peut-être.

Faisons d'abord un tour du côté des nouvelles collections qui se montent — car il s'en monte —, à croire que chaque éditeur se sent une vocation de jockey. On murmure que chez Tchou, il y en aurait deux, que chez Stock il s'en prépare, aux Humanoïdes associés, ça ne va pas tarder. Déjà, François Rivière nous sort sa "Bibliothèque aérienne" qui ne sera pas faite que de SF, où il publie le très rare Secret de Wilhem Storitz, de Jules Verne, et nous propose des quantités de jeunes écrivains comme Wells, Doyle, Kipling, Féval, Leroux qui avaient bien besoin de ces droits d'auteurs pour régler le loyer de leurs cercueils. Voilà un directeur de collection qui semble vouloir se bâtir une carrière sur la réputation des morts. Chez ce même éditeur "Horizons illimités" se présente de cette façon : « Une autre collection de SF ? Oui, mais destinée à balayer les classifications, les notions d'écoles, d'écriture et de pensée qui colorent les publications existantes et perturbent le choix des lecteurs. ». Je ne sais pas où l'ami Marc Duveau qui la dirige a détecté ce complot, mais qu'importe ! Bravement, il commence par publier un John Brunner et un Michael Coney, ce qui fait de sa collection comme il l'affirme une sorte de nœud gordien entre "Ailleurs et présence", "Super-dimensions", "Futuropta " et "J'ai lu fiction", plus "Marasterman". Enfin, le principal, c'est que les livres soient bons.

À ce propos, je me reprocherais toute ma vie de ne pas signaler le numéro 17 de Métal hurlant qui représente pour moi une sorte de chef-d'œuvre absolu de la B.D. de SF. Je sais que ce magazine sera peut-être difficile à se procurer quand paraîtra cette chronique, mais il serait dommage que vous ne puissiez savourer la suite des Naufragés du temps, de Forest et Gillon, ni béer d'admiration pour le Monsieur, de Nicollet, récit d'une décadence superbe sur fond babylono-ernstien. Navrant que vous ne vous envolassiez à travers les méandres graphiques de l'Oiseau poussière, de Bazolli et Caza ou que vous ne rigolassiez en suivant les dernières aventures de la Loque humaine, de Blanc-Franquart et Jakubowicz. Sans compter que vous passeriez à côté de la saga mystérieuse de Zha dont la métaphysique inquiétante s'exprime avec tant de subtilité sous la plume aux chatoyants clairs-obscurs de Nicole Claveloux. J'en passe et des meilleurs.

Collection nouvelle aussi aux Presses de la Renaissance, "Autre part" où nous retrouverons prochainement l'éclectique John Brunner. En attendant, premier volume, le Dieu machine, de William Jon Watkins. On m'avait dit tant de mal de ce texte et j'en ai tellement assez de lire des romans où la planète est en proie à une pollution généralisée que je m'apprêtais à passer un bien vilain moment quand, oh surprise ! je me suis aperçu que ce petit roman d'aventure — superbement transformé en soufflé par l'éditeur — contenait de bons moments et d'excellentes idées. Évidemment, la société où nous fait pénétrer W.J. Watkins est un peu bâclée, on ne sait pas d'où sortent ces radaps extrêmement méchants, ni quelle est exactement la cause de cette atroce maladie qu'est “le bouchon”. Bref, les données sont très manichéennes. Mais le suspense est bien mené. Certes, le décor est flou, les personnages à peine esquissés, les faits assénés sans grande prévenance pour le lecteur, mais le livre se lit aussi bien qu'une bouteille de Moulin-à-Vent. Premier élément original : Welsh, le héros du Dieu machine qui est responsable de la situation : « C'était bien sa propre vision de l'homme, de ses mouvements, de ses attitudes et de sa respiration qui avait permis la mise au point d'un système de terreur qui emprisonnait des centaines de millions d'individus dans un ordre social stable et discipliné. ». Cela lui donne l'occasion d'effectuer sa propre révolution et de s'opposer à l'ordre qu'il a contribué à établir. Mais, quand on se sent coupable au point de transformer la société où l'on est né en cauchemar, il est obligatoire d'imaginer une solution qui soit à la hauteur de son crime. Welsh et ses amis inventent l'arme idéaliste absolue : le microniseur. Ses applications surprenantes vous conduiront dare-dare jusqu'au dénouement. Dommage que ce Dieu machine soit si cher car je vous le conseillerais ; le mauvais rapport quantité-poids l'aurait plutôt destiné à une collection populaire. Enfin, il est agréable de trouver de temps à autre un petit roman de ce genre pour vous étriller l'optimisme.

Toujours dans les collections qui sortent, ou plutôt qui se rénovent, celle que propose Lorris Murail chez Jean-Claude Lattès. Entre les mains le Bassin des cœurs indigo, de Michael Bishop. Dès la prise en mains, on se doute que le choix du directeur de cette collection est guidé en priorité par un souci littéraire. Le style de Michael Bishop est lent, précieux, sophistiqué, ce que souligne encore la traduction qui contient des phrases à la Viollet-le-Duc du genre : « le vent brûlait nos lèvres intruses. » Si la chose a son revers, c'est-à-dire une sorte de monotonie verbeuse, une action qui s'épuise au fil des mots, des dialogues qui ne font que répéter une situation déjà décrite, elle a aussi ses avantages. Le Bassin des cœurs indigo doit se prendre comme une potion magique, en sachant que le bouquet de plantes qui a servi à la décoction va révéler son arôme secret dissimulé sous une apparente fadeur, se démultiplier dans le palais et que ses alcaloïdes vont agir sur notre organisme et peser sur notre métabolisme.

Métabolisme est un mot qui s'applique parfaitement à cette œuvre où s'affrontent des êtres aussi étranges et divers que les Glaparcains à la face plate comme des gorilles, aux yeux couleurs chair, injectés de minuscules veines bleues, ou les Tropéens au crâne divisé en trois lobes, avec des yeux pelés et sans pupilles, qui communiquent avec des encéphalogols, les mots mentaux, car ils n'ont pas de bouche. C'est sans doute une des fortes vertus de ce roman de savoir nous faire saisir les différences de mentalité qui existent entre ces personnages issus du folklore hespéridien de la Science-Fiction, mais recréés et fortifiés par le talent de Michael Bishop. J'avoue que, passionné d'extraterrestres, j'ai pris un fort plaisir à me laisser glaparciser et tropéer et que le fil de l'intrigue m'a un peu échappé. Pourtant, le sort que réserve l'avenir aux Ouatmarsées, minorité religieuse fidèle aux préceptes du schismatique Goerlif, ne laisse pas indifférent. Le lent suspense qui le décrit est subtilement tissé. Le livre est-il trop riche ? Les incises trop abondantes ? Les personnages d'outre-espace trop fascinants pour qu'il soit aisé de se laisser convaincre par l'anecdote ? Toujours est-il que le livre de Bishop méritait d'être traduit, qu'il révèle un écrivain, une voie de la SF encore inexplorée, riche de saveurs diverses. L'analyse politique de la situation d'une minorité opprimée sur Trope peut servir de référence à tant d'autres situations semblables sur Terre. Reste un soupçon de mysticisme qui brouille les cartes, une pesanteur formelle qui paralyse un peu la pensée et qui empêche ce Bassin des cœurs indigo d'être un chef-d'œuvre. Qu'importe, c'est déjà une œuvre et le fait n'est pas si fréquent.

Pour vous épargner les vomissements incoercibles de l'indigestion, je ne vous énumérerai pas les autres projets de collection qui s'amorcent. Aussi reviendrai-je à la tradition en vous parlant de celles qui existent déjà. Ne voyez pas là l'effet d'un conservatisme écœurant ou la réaction de celui qui cherche à préserver des avantages acquis. Je suis pour la prolifération de la SF. Si l'on veut qu'elle déborde le cadre étroit où l'on se plaît à la cantonner, il est indispensable qu'elle fasse tache d'huile sur les comptoirs des librairies. Non, simplement, je m'inquiète de la qualité des futures collections qui devront piller jusqu'aux résidus le filon anglo-saxon, déjà largement exploité par les pionniers.

Si la Science-Fiction, en France, doit devenir enfin le genre littéraire dominant, c'est avec des auteurs français qu'elle le deviendra, pas avec les scories de son histoire. C'est pourquoi, malgré ma participation à l'aventure et bien que je ne sois pas d'accord avec le propos de la préface, me permettrai-je de souligner l'effort entrepris par Bernard Blanc chez Kesselring, en publiant le premier volume de sa collection d'anthologies collectives, Ciel Lourd, béton froid.

Revenons donc à la collection du Masque, par exemple, avec son numéro 55 qui est un roman de James Gunn. Un roman ? Plutôt une triade de nouvelles écrites en 56, 69 et 72 et dont l'ensemble est loin de former un tout. En effet, si "Au bûcher, les sorciers !", qui forme la première partie de cet Holocauste, est d'une veine excellente, le texte d'un humaniste libéral en pleine réaction devant le mac-carthysme, la pensée de l'écrivain se décompose, au point que James Gunn finit par célébrer comme une utopie l'ère où les technocrates déguisés en sorciers nous conduiront vers un avenir radieux, où la société sera divisée en trois catégories : la cour impériale, forte, hiérarchisée, image caricaturale du pouvoir, sans influence réelle sur l'environnement dans un rayon de cinquante kilomètres autour de la capitale ; les villageois, fermiers, chasseurs, vivant d'air pur et d'eau fraîche, libres au cœur d'une image d'Épinal rustique ; enfin ces médecins sorciers, recrutant pour l'espace où doit s'expatrier l'humanité grâce au slogan : « La magie est acceptable, la science est haïssable. ». Les utopies, d'ordinaire, ont ceci d'émouvant qu'elles contiennent une part de cet idéalisme incompressible que chacun dissimule en lui. Chez Gunn, je ne vois rien d'idéal, ce n'est pas en se cachant les yeux que l'on parvient aux solutions. Je vois mal une cour impériale forte sans effet sur des paysans libres, ni des médecins-sorciers d'un tel jésuitisme sans pouvoir sur ces peuplades insouciantes. Bref, cette séparation illusoire de l'Église, de l'État et du Peuple me fait l'effet d'un pétard mouillé qui pourrait bien exploser en produisant un nuage d'eau bénite.

Mais il serait trop sévère pour l'Holocauste d'en rester là. En effet, "Au bûcher, les sorciers !" est une belle nouvelle qu'il serait dommage de négliger. Si la SF est bien une littérature en prise directe sur la réalité, il est étonnant de voir comment en 1956, au seul vu de la persécution terroriste des intellectuels entreprise par McCarthy, Gunn a pu en déduire une société future où la science et les scientifiques seraient considérés comme des parias et abattus sans pitié par les tenants de l'obscurantisme. Nous n'en sommes pas encore là, mais le mouvement se dessine. Le mythe du savant fou, généralisé par un siècle de feuilletons, mythe trompeur, antiprométhéen, relayé par des mystiques de tous bords, pourrait bien un jour nous faire prendre le messie pour une lanterne.

Contrairement à ce qu'affirme l'un des films de SF les plus imbéciles qu'il m'ait été donné de voir, Toute une vie, de Claude Lelouch, la superstition n'a jamais été la roue de secours de l'intelligence, c'est plutôt l'épine qui fait crever le pneu.

La critique cinématographique de ce redoutable navet passé récemment à la télévision, où le futur s'exprime sous la forme d'une centaine de figurants recouverts de draps de lit, faisant de la gymnastique libératrice dans le merveilleux décor de Pammukale, célèbre phénomène naturel situé en Turquie, s'arrêtera donc là. J'aurais pu faire à cette occasion une évocation nostalgique de cette Forteresse de coton (ainsi se traduit Pammukale en français), qui me servit de point de départ pour le roman titre ; ces splendides cascades de marbre sont aujourd'hui piétinées par des millions de touristes lelouchiens, mais j'ai craint que cette partie de ma chronique ne demeurât trop confidentielle.

Attaquons alors le vif du sujet, c'est-à-dire les romans qui m'ont semblé les plus intéressants ce mois. D'abord, le Disparu, de Katherine MacLean. Voilà une œuvre pleine de défauts, discutable sur le plan des idées qu'elle transmet, mais voilà aussi un texte plein d'originalité, machiavélique, endiablé, enfin un roman qui nous sort du ronron solennel d'une certaine partie de la SF contemporaine. À ce propos, et puisque nous avons parlé de collections depuis le début, je crois essentiel de faire apparaître ici l'aspect totalement non conventionnel de la collection "Anti-Mondes" où est paru ce livre. Si elle n'a pas à son catalogue autant de chefs-d'œuvre que d'autres, c'est néanmoins la plus expérimentale, la plus audacieuse, bref la plus aventurière de toutes, au sens spéculatif du terme. Quel autre directeur littéraire que Michel Demuth peut se vanter d'avoir publié pour la première fois en France (sauf erreur historique de ma part) des romans de Sladek, Lupoff, Lafferty, Koontz, Rotsler, Lundwall, Haldeman, MacLean qui, s'ils ne remplissent pas automatiquement les poches de l'éditeur, témoignent tous de talent et donnent des idées à ceux qui n'en ont pas sur ce que pourrait être une SF libérée des modes. Sans compter tous les auteurs qu'on retrouve ailleurs, avec des œuvres qui sont loin d'être mineures, de Dick à Silverberg, en passant par Aldiss et Wylie. S'il existe un modèle à suivre, c'est bien celui là.

Certains vont voir ici le désir de me faire mousser devant mon rédacteur en chef. Qu'ils se rassurent, faute de Galaxie, cette chronique pourrait bien être une des dernières, c'est pourquoi j'ose dire ce que je pensais tout bas.

Peut-être faut-il discerner dans cette recherche forcenée de textes originaux, d'œuvres insolites, l'inquiétude de l'écrivain contrarié cherchant ailleurs ce que le pain à la sueur de son front ne lui laisse pas le temps d'écrire. Enfin, quelle importance ? Michel Demuth se remet à la machine aujourd'hui et il pourrait publier ses œuvres dans sa collection sans rougir, je crois que c'est le meilleur compliment qu'on puisse lui faire.

Voilà, je me frotte les mains derrière la barbe et je reprends mon analyse du Disparu. Quel est l'idéal pour la cité ? Mélanger les ethnies, les peuples, les civilisations, faire cohabiter les jouisseurs et les puritains, les hommes d'affaires et les artistes, les mystiques avec les matérialistes, les littéraires avec les plasticiens, les commerçants avec les révolutionnaires, ou vaut-il mieux séparer tout cela ? Considérer que c'est en formant une minorité et en se rassemblant autour d'un dogme commun dans une formule tribale, que les hommes s'expriment le mieux. C'est en tout cas la solution qu'ont choisie nos descendants dans ce New York de l'avenir où la confrérie des sadiques est séparée par de hauts murs de celle des masochistes, où les membres du club conservateur de la culture arabe ne se mélangent jamais avec ceux de la confrérie juive. Cette ville autistique où chacune des sectes se referme sur elle-même a été pensée par des technocrates avides de trouver une solution au problème de l'expansion urbaine. Ils ont estimé qu'en isolant chaque minorité des autres, elles établiraient leur propre système de référence. Comme des enfants qui s'amuseraient avec des jeux de construction, traceraient des figures symboliques, inventeraient des codes, converseraient avec des personnages imaginaires, atteignant ainsi au bonheur.

« On grandit dans la conviction que les gens qui gouvernent le monde s'efforcent de faire du bon boulot, et puis on vient vous raconter quelque chose qui change l'aspect de tout, » dit Katherine MacLean, dans le Disparu. C'est le type d'analyse auquel échappe George, mutant anonyme et solitaire, qui parvient difficilement à s'apercevoir de son état, tant le peuple de New York l'assaille par sa violence. Partout les gens souffrent, lancent des messages de détresse, tous ces êtres isolés dans cet univers mécanisé hurlent silencieusement de haine et de terreur. Et Georges ne sait pas qui il est. Le petit enfant couard que martyrisèrent un jour les Arabes du quartier jordanien et qui cherchait obscurément à se venger n'a pas le temps d'analyser la société dans laquelle il vit, tant la douleur du peuple l'atteint au vif. Tout ce qu'il peut faire, c'est réagir. Selon le cas contre ceux qui semblent l'agresser, alors il redevient l'enfant couard, ou bien en venant à l'aide de ceux qui l'appellent au secours, alors il utilise spontanément ses dons de mutant et tente de sauver l'aspirant au suicide au bord de son balcon du cent septième étage, l'otage qui va être brûlé en place publique par une secte des adorateurs de la mort.

Mais une marginalité si active ne passe pas inaperçue. La brigade des sauveteurs de la police a besoin d'hommes comme George. Aussi devient-il bientôt le récupérateur d'âmes en détresse le plus efficace de New York.

La folle enquête démarre, une sorte de série noire télépathique où enquêteurs et enquêtés révèlent les mêmes névroses, où la vérité se dérobe tant les relations entre les êtres sont complexes. Ici, l'imagination échevelée de Katherine MacLean se donne libre cours, jusqu'à ce formidable suspense carnavalesque qui se résoudra au cœur d'une cérémonie aztèque, dans une lumière d'épouvante que traduit avec force le pouvoir de visualisation charismatique de George. Malgré toutes ces aventures, le héros ne semble pas progresser dans son enquête générale sur l'humanité. Il ne veut pas progresser. Pour lui, New York, c'est cette ville, pas une autre, une cité utopique rêvée par des esprits différents de ceux qui l'ont conçue. Après s'être aperçu qu'il ne fallait croire aux doctrines de personne, notre héros s'est rendu compte que la seule chose qui comptait, pour lui, c'était de répondre à la demande. Pour un mutant comme George, la vie est plus forte que les idées, elle s'impose avec plus de violence, avec plus d'immédiateté que le raisonnement. Qu'importe si la société dérive, si la folie s'empare des hommes, l'existence est absurdité, déraison, incohérence, elle ne s'exprime que dans ses débordements. George adore New York, ce New York d'extases et d'hallucinations, pas tellement loin après tout de la cité d'aujourd'hui, mystérieuse Babylone de civilisations, complexe idéologique d'une richesse et d'une exubérance infinie. Alors, quand on aime sa ville natale, on fait avec ses habitants.

Cette philosophie simpliste, façon "Croix-Rouge internationale" fait la faiblesse du livre. Cet optimisme à tout crin paraît un peu excessif à un relativiste comme moi et cette morale de la survivance à tout prix ressemble fort à celle des pionniers qui massacrèrent les Indiens parce qu'ils ne connaissaient pas le véritable sens de la civilisation. Heureusement qu'une fièvre ludique anime le livre de Katherine MacLean. Je me sens prêt à lui pardonner. Décidément, c'est contagieux la tolérance.

Pour terminer, j'aimerais vous faire part des quelques réflexions qu'a suscitées en moi le dernier roman de Jean-Pierre Andrevon, le Désert du monde.

Entrons dans le vif du sujet : qu'y a-t-il de plus paisible qu'un village dont tous les habitants sont morts et que peut-il y avoir de plus extraordinaire comme champ d'investigation pour un personnage solitaire, sans mémoire comme Philippe, le héros d'Andrevon, qui se réveille un beau jour dans ce décor rural. Cet univers rural serait parfait si les choses avaient une odeur, si les charcuteries avaient un goût, si les lignes des journaux n'étaient pas à demi effacées. Mais, dans ce village, à l'apparence oh ! combien terrestre, il semble que la réalité n'ait pas fait le plein. Philippe ressent ce déficit, il cherche à comprendre pourquoi les gens sont morts, pourquoi les rats dévorent en une nuit leurs cadavres pour ne laisser que les squelettes, pourquoi le saucisson qu'il prend dans la vitrine est aussitôt remplacé. Vit-il un cauchemar créé pour lui par d'autres que lui, ou bien est-il devenu fou ? Ce monde de la démence est bien raisonnable. Peut-on devenir fou à l'intérieur d'une hallucination névrotique ? À force de déraper sur la peau de banane du réel, les apparences lui échappent. Philippe glisse vers une indifférence inquiète.

Lorsqu'on n'a aucun souvenir, de quoi peut-on parler ? De sa famille, de ses enfants, de ses amis ? On ne se souvient de rien à leur sujet. De son travail, de ses loisirs, de ses voyages ? Mais on n'a pas de travail, on ne connaît rien aux loisirs, et les voyages tournent en rond au fond de sa tête. De son enfance alors ? On n'a plus d'enfance, elle vous a été volée, comme le reste. On n'a plus de passé. On n'a plus rien. Et n'ayant plus rien, on ne trouve plus rien à dire. C'est avec une sorte de rage impuissante que Philippe parvient à s'interroger en 144 pages sur ce village endormi où les sons ont pris une importance accrue parce que les odeurs, les saveurs ont disparu. En un texte précis, rigoureux, il démonte un à un tous les pièges de cette maquette existentielle à laquelle aucune grille de lecture ne s'applique. Ce n'est pas à cause des mots que la vie s'instille en vous, ce n'est pas parce qu'on peut appeler une boîte de cassoulet "boîte de cassoulet", qu'on connaît qui va la manger, pourquoi il la mange, s'il est marié, s'il a fait la guerre, cette guerre qui semble avoir tout dévasté autour du village mort, sans radio, sans nouvelle, coupé du monde. À moins que ce ne soit le monde qui ait sauté, en un gigantesque brasier.

Allô, ne coupez pas ! Personne ne répond. Alors, Philippe serait-il mort ? Il est rare d'entendre un mort parler, surtout quand ce n'est pas un fantôme. Est-ce donc le récit qui est illusion ? Ce Désert du monde ne serait alors que la pure construction d'un écrivain contestant la possibilité pour un humain d'être réel, même à l'état de cadavre pensant. Souhaite-t-il hisser par ce truchement sa propre misanthropie au niveau d'une doctrine philosophique où l'homme serait considéré comme quantité nulle dans l'univers, destiné à ne laisser aucune trace dans le déroulement de l'évolution ? C'est possible. Ce travail de destruction minutieux, cette mise en cause des apparences sous-entend le démiurge. L'amnésie de Philippe n'est peut-être que l'expression de la volonté de l'auteur d'oublier le monde, son indifférence hargneuse, le masque du désenchantement et de la peur. Peur de ce cataclysme qui approche, qu'il pressent au point de le faire advenir.

Ainsi, nous apercevons-nous bientôt que Philippe n'est qu'une néoforme créée par des extraterrestres et placée au sein d'une reconstitution holographique de la Terre pour savoir qui étaient ces humains dont il ne subsiste plus que les traces sur une planète morte. L'expérience serait-elle concluante ? Peut-on reconstituer le monde quand on est seul ? Pour donner la sensation du relief, il faut deux yeux, deux voix. Alors va naître l'Ève de ce héros sans mémoire, Marie-Françoise. Leur dialogue ne fera que renforcer le constat d'un échec : sans passé, il n'y a pas de présent possible et le futur n'est qu'une hypothèse sans fondement. Puisque la culture a disparu, que la civilisation a failli, que les valeurs traditionnelles sont mortes, il n'y a pas d'avenir pour une humanité symbolisée par ce couple amnésique.

Je n'hésite pas à dire que cette conclusion passéiste ne me convainc pas, que cette démonstration par l'absurde de la fin du monde à la suite de la faillite de la culture européenne me laisse indifférent, que cette destruction de la Terre après une fuite dans une centrale nucléaire qui aurait pu avoir valeur d'exemple si elle avait été scientifiquement décrite est bien dérisoire. Il faut bien toute la magie verbale d'Andrevon pour la faire accroire, le temps d'un livre. Car il a du talent comme quatre, le diable et, en véritable mathématicien de l'écriture, il trace ses équations pessimistes avec l'assurance d'Einstein en train de découvrir la théorie de la relativité. C'est pourquoi je ne peux m'empêcher de vous recommander traîtreusement le Désert du monde, c'est un livre magistral d'un écrivain parvenu à son point de maturation. Dommage que le fruit développe une saveur amère ; d'habitude l'énergie solaire et la photosynthèse produisent plutôt du sucre que du fiel.

Il ne me reste plus qu'à vous quitter. À propos, si VOUS avez envie de créer une centième collection de SF, j'ai encore des idées de derrière les méninges à vous proposer.