Chroniques de Philippe Curval

Johan Heliot : la Lune seule le sait

roman de Science-Fiction, 2000

chronique par Philippe Curval, 2001

par ailleurs :
le Drapeau noir est sur la Lune

Je ne suis pas un fervent de steampunk, genre bâtard qui emprunte ses atours à la SF, ses personnages et son décor au xixe siècle et son mode à l'uchronie. Dans le meilleur des cas, il s'agit d'un exercice intellectuel plus ou moins savoureux selon l'art des auteurs à jongler avec les références ; dans le pire, c'est un constat d'impuissance à spéculer sur le passé en termes de futur. Plus généralement, on y trouve beaucoup de soupe surgelée.

Par contre, on peut y découvrir du plaisir quand les écrivains l'abordent sous le biais de la fiction spéculative, réinventent le passé, brodent sur l'aspect conjectural et réversible des faits historiques, introduisent des éléments novateurs qui propulsent l'œuvre vers la Science-Fiction.

Jusqu'à présent, la plupart des meilleurs ouvrages de ce genre sont anglo-saxons, comme la Machine à différences de Gibson et Sterling. Une école italienne est née ces dernières années autour de Luca Masali. Le steampunk à la française se développe. Après l'originale Cité entre les mondes de Francis Valéry, voici qu'un jeune inconnu, Johan Heliot, propose la Lune seule le sait, un divertissement libertaire fort réjouissant.

Par une chance incroyable au vu de ses soixante-dix ans bien sonnés, Jules Verne, en pleine forme au retour d'une longue retraite dans les Caraïbes sur son voilier, va réaliser son rêve : se rendre sur la Lune. Pour rejoindre Louise Michel qui y est enfermée dans le bagne de la base Cyrano. Sous l'égide de Victor Hugo, toujours à Guernesey, ils complotent pour renverser Badinguet, l'ignoble potentat, afin d'instaurer une utopie anarcho-socialiste.

Quel événement fantasmagorique permet ces perturbations du passé authentique ? Les Ishkiss venus de l'espace ont conclu un “pacs” avec Napoléon, le petit. Ils transfèrent leurs technologies spatio-organiques aux Terriens, en échange d'inventions métallurgiques de type eiffelien. De cette collaboration entre les extraterrestres et le vainqueur de Sedan risque de naître un empire planétaire dont les ambitions tyranniques pourraient contaminer le cosmos.

On imagine combien, à partir de ces données, peut se développer un nombre de situations étranges égal à celui des univers parallèles, soit l'infini.

Or, pour ne pas déroger au genre, Johan Heliot a choisi de pratiquer un style très adapté, où l'autodérision du roman populaire et la conscience de cette autodérision confèrent par instants aux personnages, aux situations une vraisemblance suspecte, limitent le champ d'expérience narratif. Le seul reproche qu'on peut donc faire à la Lune seule le sait, c'est que, nourri de lectures, l'auteur ne sache pas s'en dégager suffisamment. Plutôt que de plonger dans la grande fresque dont il a l'ambition, en abordant sur un ton personnel les grands thèmes politiques et philosophiques qu'il défend, il procède par citations, collages, extrapolations. Son roman se constitue d'une suite de tableaux animés de valeur inégale.

Par chance, le sens visionnaire d'Heliot, son inventivité quasi-roussellienne, son allant, son humour nous donnent droit à des scènes d'anthologie dignes de Riou ou de Robida : la danse des Ishkiss subliminaux dans le vide interstellaire, la descente aux enfers spiroïdaux où Louise Michel, nimbée de gelée royale bleue, est enfermée, la fantastique vision d'un Badinguet mi-chair mi-métal dans le rôle d'un docteur Folamour modern style. Sans compter le subtil passage où les extraterrestres prennent conscience du concept d'idéologie. Ce qui ne manque pas de créer d'insolites répercussions chez ce peuple très ancien. L'anarchie possède bien des séductions pour des êtres en fusion symbiotique.

Bref, si la Lune seule le sait n'atteint pas au chef-d'œuvre espéré, c'est déjà une œuvre, celle d'un jeune écrivain plus que prometteur.

Richard Matheson : le Pays de l'ombre

(Collected stories, 1989)

tome IV de l'intégrale des nouvelles, 2000

chronique par Philippe Curval, 2001

par ailleurs :

Le quatrième volume de l'intégrale des nouvelles de Richard Matheson [ 1 ] [ 2 ], le Pays de l'ombre, vient de paraître. Je ne saurais que renouveler les louanges adressées à l'entreprise. Pourtant, ce volume me semble explorer d'autres facettes de l'œuvre de Matheson, alors en pleine maturité. En particulier celles qui relèvent de sa vision cinématographique de l'écriture. Il suffit de lire la version texte de "Cauchemar à six mille mètres" pour s'apercevoir de son brio à susciter les images dans l'esprit du lecteur. Ceux qui ont vu la première et la seconde version filmée de ce chef-d'œuvre de la terreur intime ne pourront qu'opérer une plongée en abîme. Ici, comme l'a écrit Robert Louit dans sa postface : « Les rêves du progrès et de la rationalité sont visités par des incubes. ».

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 394, janvier 2001