KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Johan Heliot : la Lune seule le sait

roman de Science-Fiction, 2000

chronique par Philippe Heurtel, 2001

par ailleurs :

Nous sommes en 1899. Un 1899 parallèle puisque, dans ce monde uchronique, Napoléon III continue de régner sur un Empire plus puissant que jamais. Son pouvoir et son exceptionnelle longévité, il les doit aux événements survenus dix ans plus tôt. À la fin de l'Exposition universelle de 1889, un vaisseau extraterrestre a surgi dans le ciel de Paris. Bientôt, les Ishkiss, ces êtres venus d'ailleurs, ont conclu une alliance avec Louis Napoléon. Si la technologie des extraterrestres est basée sur la biologie, ils ont en revanche tout oublié des sciences physiques et des technologies telles que la métallurgie. Or, cette espèce en bout de course a désormais besoin d'aide pour survivre. Les Ishkiss s'installent donc sur la face cachée de la Lune, offrent leur technologie organique à Napoléon, le voyage dans l'espace, en échange de la science et de la coopération des ingénieurs de l'Empire.

Cette alliance bouleverse la face du monde et l'équilibre des forces. Des vaisseaux hybrides, faits de chair et de métal, font l'aller-retour entre la Terre et la base Cyrano que Napoléon III fait construire sur la Lune. La technologie organique s'immisce dans la vie quotidienne. L'Empereur, ivre de puissance, après avoir muselé l'opposition, a des vues conquérantes sur ses voisins, sur la Lune, peut-être sur les Ishkiss, et sur l'Univers tout entier !

Mais la révolte gronde, des hommes et des femmes luttent dans l'ombre contre le tyran. Parmi eux, Victor Hugo, toujours en exil dans les îles anglo-normandes. En cette année 1899, le célèbre écrivain fait appel à un non moins fameux confrère : Jules Verne. Il lui confie une mission périlleuse : prétextant un reportage pour le journal le Temps, l'auteur de De la Terre à la Lune va se rendre sur la base Cyrano et retrouver la trace de Louise Michel. En effet, c'est à trois cent mille kilomètres de Paris que la révolutionnaire utopiste purge une peine dans le terrible bagne lunaire institué par le tyran. Victor Hugo n'a plus de nouvelles de celle sur qui reposent tous les espoirs de révolution sur la Lune. Verne embarque donc dans une nef Ishkiss. Ignorant que la police de l'Empire a eu vent du projet, et que l'espion Jaume est sur ses traces…

Le premier roman du jeune Johan Heliot, dont on a déjà pu lire quelques nouvelles dans diverses revues et anthologies, s'inscrit donc dans le courant steampunk. Mais, échappant au piège d'un certain classicisme qui menace les œuvres de ce genre, Heliot est parvenu à en respecter le “cahier des charges” tout en y introduisant des touches originales. On trouve bien dans la Lune seule le sait l'élément uchronique (le règne prolongé de Napoléon III), des dirigeables sillonnent le ciel de l'Empire, les tours Eiffel se multiplient dans Paris et les grandes villes, des personnages historiques réels (Victor Hugo, Jules Verne, Louis Napoléon, Louise Michel et d'autres) deviennent des personnages de fiction, le bagne de Cayenne se trouve transposé sur la Lune… On trouve les indispensables éléments rétro-futuristes basés sur la technologie de la fin du xixe — telle cette véritable panoplie de James Bond dont est doté Verne pour sa mission secrète sur la Lune !

Mais plutôt que de mettre des machines à vapeur à toutes les sauces et à tous les étages, Heliot a fait preuve de plus d'originalité grâce à l'apport de la technologie organique des extraterrestres. Des insectoïdes parcourent rues et bureaux pour faire parvenir les courriers urgents, certains animaux servent de monture sur la Lune, tandis que d'autres protègent leurs cavaliers du froid et du vide. En quête d'immortalité, Napoléon III se transforme en un monstrueux hybride de chair et de métal.

Rien à dire, l'auteur a réussi son coup. Il est parvenu à décrire ce à quoi aurait ressemblé notre xixe siècle si les Ishkiss avaient soudainement débarqué. L'univers qui en résulte est riche, foisonnant, débordant de sense of wonder et pourtant crédible, à la fois étrangement familier et radicalement étranger.

La contrepartie de cette indéniable qualité, c'est que le décor vole un peu la vedette à l'intrigue. Ceci est particulièrement flagrant durant la première moitié du livre. Chaque étape du voyage de Verne (Brest, Paris, la base Cyrano, le bagne) est l'occasion de dévoiler un nouvel aspect de l'univers du roman. Tant mieux, car on se régale, mais on a aussi un peu l'impression de piétiner : à chaque fois que l'intrigue pourrait démarrer, cette dernière s'efface devant le décor. C'est dans la seconde moitié du roman que l'histoire prend réellement toute son ampleur.

Une histoire d'espionnage et de révolution qui couve par ailleurs tout à fait intéressante. Les personnages sont bien campés. On y trouvera certes de petits défauts : par exemple, le déguisement du policier Jaume est transparent pratiquement depuis le début, et c'est avec de gros sabots que Heliot tente de faire peser nos soupçons sur d'autres protagonistes. On pourrait presque reprocher à l'auteur de faire montre de naïveté utopiste — mais après tout, c'est aussi le contexte et le sujet qui l'imposent, d'autant que Heliot a pris le parti d'une narration “à la manière de”, d'où un style parfois faussement suranné. Au passage, il convient de saluer la plume talentueuse de l'auteur : non seulement ce dernier a des idées, mais de surcroît il a du style !

Philippe Heurtel → Keep Watching the Skies!, nº 40, septembre 2001

Lire aussi dans KWS une autre chronique de la Lune seule le sait par Pascal J. Thomas, et deux chroniques de la suite, la Lune n'est pas pour nous [ 1 ] [ 2 ], par Michel Tondellier & Pascal J. Thomas

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