Chroniques de Philippe Curval

Norman Spinrad : le Printemps russe

(Russian spring, 1991)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1992

par ailleurs :
un Américain à Paris

Au moment même où paraît en France le Printemps russe de Norman Spinrad, deux événements simultanés en attestent l'actualité : les émeutes de Los Angeles et les tentatives de la nouvelle navette américaine pour dépanner Intelsat. Ils jettent un éclair de flash sur la contradiction profonde qui existe aux USA entre son passé de grande démocratie progressiste et la dégénérescence du système capitaliste qui l'a portée à ce rang. Car, sous ce titre, c'est de son pays que parle Spinrad ; avant tout, même si l'Europe et l'ex-URSS jouent les vedettes portugaises de son roman cosmopolite à grand spectacle. Ce qui le motive profondément, ce sont les angoisses suggérées par la poursuite du reaganisme, la désaffection vis-à-vis du grand projet spatial, réduit à la mise sur orbite d'une arme de guerre absolue, les agissements criminels de la CIA au nom de la doctrine Monroe, la misère des déshérités de la société, et surtout la perte d'inconscience du peuple-phare de la liberté, devenu l'incendiaire/pompier de la planète après en avoir été le héros salvateur.

Dans cette optique, il est étonnant que notre auteur, si noir, si dur pourtant dans son œuvre, de Jack Barron et l'éternité à Rock machine, en passant par le Chaos final, soit devenu si résolument optimiste. À moins que ce ne soit d'habiter en France qui l'ait délivré du stress. Roman exutoire, généreux, plein de brio et d'invention, le Printemps russe tente d'exorciser les démons du futur qui ont pour nom religion, récession, guerre et paranoïa.

La prospective étant ce qu'elle était, personne ne reprochera à Spinrad ses erreurs d'appréciation historique. Commencé à écrire en août 1988, son anticipation aurait été bien vue si l'accélération des coups de théâtre n'en avait brouillé l'ordre chronologique : ainsi, contrairement au roman, le réveil des nationalismes s'est produit dans notre continuum bien avant que ne naissent les circonstances favorables à une entrée de l'URSS dans la communauté européenne ; quant à l'URSS, elle n'existe plus sous cette forme rouge. Restent les pointillés idéologiques en suspension qui excluent de maîtriser une fiction détonante à plusieurs niveaux spéculatifs.

Mais seuls les sots lisent un roman de Science-Fiction dans l'espoir de connaître le futur — d'ailleurs, ils n'en lisent pas. Le vrai lecteur de SF imaginera seulement à quoi il a échappé, même s'il le regrette secrètement.

Jerry Reed n'a qu'une passion, l'espace, mais cette passion lui rend coup pour coup tous les espoirs qu'il a mis en elle. Ainsi, il est contraint de fuir l'Amérique pour participer au programme spatial européen. Père d'un grand projet de navette autonome, décollant de la Terre pour atterrir sur la Lune et réciproquement, il se voit floué par ses anciens amis, roulé par les politiques, tant Français que Russes. Son amour fou pour Sonia Gagarine, slave pur beurre, s'use au fil des refus, des désespoirs, jusqu'à la mélancolie des amants déçus. Son fils Bob opte pour l'Amérique agonisante, par idéologie, sa fille Franja, pour l'URSS mutante, par obstination ; haine réciproque de sa progéniture. Bref, de calamités en catastrophes, Jerry Reed se forge une résolution plus solide encore : personne ne lui ôtera le droit de voyager vers les étoiles.

Ce schéma narratif ne permettrait pas à Spinrad de remplir les 721 pages de son roman s'il ne mettait toute sa conviction, sa fureur, son humour, son talent à exprimer combien l'épopée de la conquête spatiale avait compté pour une génération d'auteurs de Science-Fiction. Et combien la frustration de ces enfants, fruits de l'ère du progrès et de la contestation, est immense aujourd'hui.

Multipliant les anecdotes, organisant l'histoire autour de ses personnages afin d'aborder différents points de vue philosophiques, politiques, économiques et poétiques sur le monde contemporain, il réussit cet exploit d'écrire un roman vrai, superbement naïf parfois (n'est-ce pas le critère de l'authentique création littéraire ?), qui allie au plaisir d'un récit vif et bien construit toute la complexité d'une transposition autobiographique. Ce n'est pas une surprise qu'en se décrivant, en se dévoilant, Spinrad crée une fiction dont les prolongements nous soient si proches. Dans cette version moderne d'un Américain à Paris, toutes les notes, tous les pas de danse sont inscrits sur la scène d'un théâtre dont nous connaissons bien les moindres recoins, de l'orchestre au balcon : c'est l'utopie où nous vivons, avec ses angoisses, ses contradictions. Parce que la musique de la vie est entraînante et que le compositeur est optimiste, nous attendons le dénouement fatal, avec l'espoir que dans la tombe notre mémoire nous survivra, polymérisée par le succès.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 300, juin 1992