Chroniques de Philippe Curval

Norman Spinrad : Rock machine

(Little heroes, 1987)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1989

par ailleurs :
le Rock est-il révolutionnaire ?

Et si l'Oncle Sam faisait l'andouille au journal du soir, la quéquette en l'air, se demande le théoricien du Front de Libération de la Réalité, que se passerait-il ? Le livre magma de Norman Spinrad, Rock machine, en américain Little heroes, “Petits z'héros” en traduction latérale, se veut description apocalyptique d'une révolution organisée sur le canal TV. C'est-à-dire, comme toujours chez Spinrad, l'approche dialectique du chaos.

Constatons d'abord que l'inflation fait des ravages même chez les meilleurs écrivains américains, car le nombre de pages qui forment le volume augmente nettement le Produit Littéraire Brut des États-Unis. Dans ce roman logorrhéique, l'écrivain se purge à fond ses fantasmes. Heureusement, même si le pavé est épais, il est cuit bien saignant, ce qui n'est pas du goût de tout le monde, je vous l'accorde, mais quand la viande s'avère de qualité et que les assaisonnements sont relevés, même les plus hostiles peuvent apprécier une cuisine différente.

Armez donc votre siège éjectable et franchissez le mur du son. Ici, celui du rock 'n' roll.

En ce début de xxie siècle, les personnalités artificielles trustent le Top 50 avec des chansons spécialement étudiées pour « maximiser la réponse libidinale masculine, tout en créant un phénomène d'identification chez les femmes ». D'où un certain écœurement chez les nostalgiques des Beatles, Springsteen, Rolling Stones et consorts. La mémé terrible du r'n'r, Glorianna O'Toole, subventionnée par un petit génie de Muzik, la multinationale omniprésente, qui craint de perdre son siège de PDG, accepte de concocter un vrai rock, destiné à balayer ces succédanés. Pendant ce temps, chez les câblés, les sans-abri, les chômeurs qui errent dans les rues des mégalopoles dans l'espoir de trouver un jour l'emploi qui leur permettra de se mettre en “coop”, c'est-à-dire, simplement, de se loger, un nouveau type de flash permet de superplaner sans danger, en s'identifiant aux héros de rêves préfabriqués. Le Front de Libération de la Réalité, lui, tente d'intoxiquer la société trafiquée au profit du capital en infiltrant les réseaux informatiques avec des virus pernicieux.

Les ingrédients d'un scénario explosif soigneusement mis en place, il fallait le savoir-faire de Spinrad pour ne pas s'embourber dans ce marécage grouillant d'ambiguïtés philosophiques, politiques, poétiques et surtout beaucoup de souffle pour mener le projet à terme.

Hors d'une logique cartésienne, c'est à l'arraché, dans un tohu-bohu d'images-choc, par la multiplication de personnages colorés, Paco, le macho, Bobby, le génie frustré du synthétiseur, Sally, le boudin idéal, Larry, le révolutionnaire grillé au flash qu'il y parvient. Sans compter la force persuasive, répétitive, quasi incantatoire des paroles du rock qui rythment les chapitres comme un chant libératoire, la parole des pauvres, des sans-abri, des manipulés, des shootés, des câblés qui, plus que n'importe quel raisonnement intellectuel, peut briser le consensus imposé par la normalisation illusoire des sociétés conservatrices. Sans se soucier de rigueur idéologique, Spinrad puise sa fureur de vaincre dans le sentiment de son adolescence nourrie de rock afin de brosser sa parabole terroriste. Qu'importe les réserves qu'implique cette énorme part de nostalgie dans sa foi envers le rock 'n' roll comme levier révolutionnaire pour l'avenir, d'autres romanciers ont écrit des chefs-d'œuvre avec le jazz ou le tango. C'est le talent d'un écrivain de trouver dans son expérience l'émotion nécessaire pour transformer l'imaginaire en réalité, surtout s'il sait aussi jouer avec autant de brio de l'amertume et du sarcasme.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 267-268, juillet-août 1989

Colette Fayard : les Chasseurs au bord de la nuit

nouvelles de Science-Fiction, 1989

chronique par Philippe Curval, 1989

par ailleurs :

En SF plus qu'ailleurs, bien que la nouvelle génération française s'active à secouer le cocotier, la pesanteur éditoriale protège les vieilles gloires anglo-saxonnes encore suspendues aux branches. C'est à l'honneur des éditions Denoël d'avoir publié le premier recueil de nouvelles de Colette Fayard, les Chasseurs au bord de la nuit, qui le méritait mieux que tout autre. La Science-Fiction de Colette Fayard ne se nourrit pas de culture SF ; elle invente ses solutions autonomes, en explorant les zones intermédiaires entre la littérature et ses marges, entre les marges et leurs dissidences. Elle invente des histoires en trompe-l'œil, entre le vécu et le rêve, où le plaisir d'écrire sert de motif original au propos. Car Colette Fayard a compris très vite que pour raconter le futur, la bonne solution consiste parfois à traduire l'avenir dans sa propre langue.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 267-268, juillet-août 1989