Chroniques de Philippe Curval

Jacques Barbéri : une Soirée à la plage

roman de Science-Fiction, 1988

chronique par Philippe Curval, 1989

par ailleurs :
le Complexe de la plage blanche

Quoi de plus agréable que l'épanouissement d'un auteur ? En s'affirmant avec le roman, Jacques Barbéri se libère des arcanes trop subtils derrière lesquels il se réfugiait parfois dans ses nouvelles. Son univers littéraire entre en expansion. Œuvrant dans le sens du courant spéculatif de la Science-Fiction française que Ruellan, Jeury et moi-même avons créé dans les années 70, il nous livre, dans une Soirée à la plage, ses “thèmes et variations sur le temps et l'espace considérés comme des projections subjectives de la réalité” sous un éclairage expressionniste. Car Barbéri a le verbe violent, les mots criards qu'il masque sous le blanc de zinc de la métaphore. Quelquefois même, la phrase dérape et s'embourbe dans la pâte, mais la gestuelle est vigoureuse, le style a de l'éclat, qu'importe !

Sur la plage blanche de son imaginaire s'inscrivent sans complexe les caractères d'imprimerie de la mémoire : plus que des calligrammes, de violents graffiti que n'eussent point récusés les peintres du groupe Cobra. Son héros, Anjel Ebner, capitaine d'un navire mental, le Kynsos Markusbi, aborde (aborderait) un jour la planète Sirtha après un étrange voyage dû à une drogue de dérive spatiale, la kinsokaïne. Seuls éléments de connaissance, des personnages baroques, le poulpe, dit Sac-à-Pattes, qui aurait servi de pilote, ou l'araignée sœur, Épeire, qu'on lui aurait greffée dans la jambe. Ou bien encore Axolotl, soleil de Sirtha, Graelzia, sa végétation, Titan, sa plage, et Chrandonya, son atmosphère. À partir du dialogue qui s'instaure entre ces êtres délétères, Anjel va s'acharner à décrypter les fils d'une intrigue à rebondissements multiples suggérée par des souvenirs fragmentaires. Amnésie concertée (concertante ?), souvent prétexte à développements inouïs qui se terminent impitoyablement en impasse. Le transfert télékinésique s'est-il déroulé correctement à partir de la navette ? Le couplage mental entre les membres de l'équipage n'a-t-il pas également provoqué un dérapage temporel d'où surgit une poussière d'images incongrues ?

Ce voyage dans l'espace apparaît aussi comme un voyage à travers l'amour, drogue aux effets tout aussi pervers que la kinsokaïne quand on se l'injecte en intraveineuse. En classant fébrilement ses visions, Anjel Ebner y découvre en superposition les traces d'une femme, Lyse, qui l'aurait perdu ou qui se serait égarée. Qui est-elle ? Qu'est-il ? Il l'aime et veut la retrouver, elle et le chat Bébert qui fut dans le vaisseau, qui fut dans la maison tranquille où ils filaient jadis le parfait amour. Parfait, comme parfait au café, fort breuvage amer de la solitude, prétexte au spleen, au découragement, à l'abandon, au désespoir qui saisit le chercheur d'absolu réfugié dans le trou noir de ses souvenirs.

Guetteur de temps qui fuit, emporté par le vertige d'espaces nauséeux, l'artiste se révèle dans la maîtrise du texte. Avec une Soirée à la plage, Barbéri ne s'embarrasse pas de ces lourdeurs descriptives qui font souvent de la SF française un travail de tâcheron. Sautant avec aisance les difficultés structurelles d'un synopsis fort aride, il embarque le lecteur par la vivacité de ses images, l'intensité de ses flashes mémoriels, captés dans leur frénésie sensuelle. Travail tout en éclaboussements de peinture rageurs où se caille le sang d'une passion. Gageons que cette première expérience romanesque saura convaincre de multiples lecteurs. Une fois n'est pas coutume, un excellent écrivain entame son processus de transformation en nova.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 261, janvier 1989

Norman Spinrad : Jack Barron et l'éternité

(Bug Jack Barron, 1969)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1989

par ailleurs :

Jack Barron et l'éternité vient de reparaître au Livre de poche. Traduit en 1971, peu après le démarrage de la collection "Ailleurs et demain", ce roman est l'un des livres majeurs de l'histoire de la SF, certainement le chef-d'œuvre de Spinrad, de toute manière l'un des modèles initiateurs de la Science-Fiction contemporaine. Traitant des médias et de l'immortalité, Jack Barron et l'éternité joue des moteurs essentiels du comportement humain de cette fin de siècle, avortant de ses propres fantasmes de crainte d'accoucher du suivant.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 261, janvier 1989