KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

John Scalzi : les Enfermés

(Lock in, 2014)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 2019

par ailleurs :

En 2014, je me suis rendu aux États-Unis après un hiatus de quelques années. Dès que j'ai posé le pied dans le premier aéroport de mon périple, un élément m'a averti que j'étais sur le sol américain : l'omniprésente odeur de fast food, et notamment de hamburgers.

Scalzi produit des livres teintés dans la masse d'américanitude. Et c'est dans ses évocations alimentaires que ce trait est le plus patent. Exemple, dès l'ouverture des festivités : bacon cheeseburgers. Balancée sans explication au détour d'un dialogue, l'expression fait office de marque de reconnaissance entre intégrateurs. J'explique. Le roman a pour contexte les séquelles d'une épidémie qui a secoué le monde, de grippe suivie d'une méningite atypique qui a laissé nombre de ses survivants locked in, enfermés dans leurs corps sans contact actif ni sensoriel avec le monde extérieur. Un tout petit nombre de survivants en sont sortis avec un cerveau fonctionnel, mais profondément modifié, qui leur permet (grâce à une technologie appropriée) d'“intégrer”, d'accueillir dans leurs corps l'esprit d'un des malheureux patients enfermés : donc, des intégrateurs. Mais pourquoi bacon cheeseburgers ? “Because the first thing anyone who's been locked in wants when they integrate is a bacon cheese-burger” (p. 31 de mon paperback Tor d'août 2015). Notez l'“anyone”. Je présume que j'aurais d'autres priorités dans la hiérarchie des désirs à assouvir si, privé de mes sens, j'en retrouvais temporairement l'usage ; au sein même des plaisirs gastronomiques, le choix du cheeseburger au bacon signe non seulement l'américanité, mais une certaine catégorie d'Américains. Les sucreries jouaient un rôle analogue dans les Brigades fantômes.

Les Enfermés se déroule dans un futur qui nous est résumé en quelques pages en ouverture du roman : quand l'épidémie a frappé, une des premières victimes a été l'épouse du président des USA, Margaret Haden. Des millions de personnes se sont retrouvées coupées du monde, mais un programme de recherche massif a abouti à la mise au point des réseaux neuronaux, qui permettent de faire communiquer un cerveau avec un Transport Personnel (ou threep(1) en argot), sorte de robot qui sert de corps de remplacement. Les locked ins s'organisent aussi pour interagir entre eux dans l'espace virtuel, au sein de ce qu'ils appellent l'Agora. Mais une loi nouvellement votée va réduire sévèrement les subventions aux Hadens, comme on appelle les patients enfermés dans leur corps, ce qui provoque un vaste mouvement de protestation de ceux-ci, concrétisé par une grande marche sur Washington dans leur threep, animée par leur leader charismatique Cassandra Bell.

Si Scalzi quitte les vastitudes du space opera, cadre de la série débutée avec le Vieil homme et la guerre (et poursuivie avec les Brigades fantômes), il demeure dans la thématique de la séparation du corps et de l'esprit. Que les Hadens utilisent un intégrateur ou un threep, ils n'interagissent pas avec le monde via leur corps naturel, maintenu en vie chez eux dans un lit médicalisé. On pensera à une parabole sur le handicap physique, mais au-delà de ce parallèle évident, cela m'évoque le dicton “inside every fat man there's a thin man trying to get out”, et je ne peux m'empêcher de me demander quel rôle peut jouer l'épidémie d'obésité qui continue de progresser aux États-Unis avec une thématique qui évoque un dégoût ou un rejet de son propre corps — obésité due en bonne partie au genre de nourriture que Scalzi iconifie dans ses œuvres.

Le protagoniste des Enfermés, Chris Shane, commence sa carrière comme agent du FBI dans le district fédéral de Washington. Il est aussi le fils d'un homme riche et influent, ce qui l'aide beaucoup dans sa première enquête : il se révèle vite qu'il s'agit d'une affaire sensible, aux ramifications politiques. Un attentat se produit contre le laboratoire de recherche d'une société, Loudoun Pharma, qui travaille à un éventuel traitement pour le syndrome du locked in. Si l'identité de l'auteur de l'acte est vite connue, le fait qu'il s'agisse d'un Haden ayant enrôlé l'aide d'un intégrateur éveille les soupçons. L'enquête se déroule vite, sans complications inutiles, avec quelques scènes de violence impliquant la dégradation d'une poignée de threeps — analogue des obligatoires scènes de poursuite en voiture des blockbusters américains, et, après tout, le nom de Transport Personnel renforce encore le parallèle entre ces corps robotisés de substitution et le rôle d'extension du corps que peut jouer une voiture individuelle, à la fois chérie et sacrifiable dans les cas extrêmes.

Les similitudes avec la politique américaine contemporaine sont multiples. Il en est d'involontaires, ou du moins peu engagées. Par exemple, le fait que Chris Shane soit noir, qui n'est mentionné qu'incidemment, ce qui est pertinent : les gens ne le connaissent qu'au travers de ses threeps. Exemple plus intéressant, au cours d'une conversation avec le directeur de Loudoun Pharma, son interlocuteur attaque le principe même de ses recherches parce qu'elles éloigneraient les patients guéris d'une “community of five million people in the U.S. […], an emerging culture” (p. 98). On pense aux homosexuels se défendant contre les tentatives de “guérison” auxquelles ils ont pu être soumis, à ceci près que décrire le fait d'être privé de l'usage de son propre corps comme permettant d'appartenir à une “communauté” ou une “culture” semble plus délicat à défendre. Je ne doute pas, en revanche, que Scalzi pense aux attaques des Républicains contre tout programme public d'assurance maladie quand il invente la loi Abrams-Kettering, qui lie les coupes sombres dans les subventions consenties aux Hadens à des réductions d'impôts. De même qu'il se moque sans pitié de la NRA quand un petit groupe de threeps participant à la marche sur Washington, costumés en révoltés de la Guerre d'Indépendance, sont arrêtés pour dégradations dans un restaurant et défendent mordicus le droit des citoyens au port d'armes alors même qu'ils manifestaient pour le maintien d'une dépense publique (positions en général inconciliables aux USA) : “It's too early in the A.M. for your brand of pathetic patriotic bullshit.” (p. 182).

De façon générale, Scalzi a un métier imparable. L'intrigue progresse vite, les chapitres ne sont jamais grevés de descriptions oiseuses, et pourtant le tout est écrit avec une verve ironique qui fait souvent venir le sourire aux lèvres. La construction du monde futur conditionné par l'émergence d'une vaste classe d'humains décorporés est d'une vraisemblance discutable — certes, le président Haden était assez motivé par sa tragédie personnelle pour engager un “‘moon shot’ program” (p. 10) de recherches sur la structure du cerveau, mais de là à faire surgir des réseaux neuronaux opérationnels pour la communication inter-cerveaux dans une société que quelques années seulement semblent séparer de la nôtre, il y a un long pas. Plus étonnant encore est le “miracle” qui a permis à Cassandra Bell, touchée par la maladie de Haden depuis sa naissance, de s'être développée comme un humain fonctionnel, devenu égérie du mouvement de défense des Hadens alors même qu'elle n'a jamais connu d'interaction sensorielle avec le monde extérieur (et refuse l'usage des threeps).

Mais emporté par la narration, on oublie tout cela, on se concentre sur l'intrigue policière et ses prolongements dans la société, et j'ai lu ce roman de Scalzi avec plus de plaisir encore que ses space operas.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 85, août 2019


  1. Abréviation de C3PO.

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