KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Catherine Quilliet : Sur la gauche avant la Chine

roman de Science-Fiction, 2019

chronique par Pascal J. Thomas, 2019

par ailleurs :

Comme chaque Toulousain, je me rappelle où j'étais et ce que je faisais le 21 septembre 2001, vers 10 heures du matin : je regardais l'artisan qui changeait nos fenêtres, ce qui leur a évité de voler en éclats quand la ville a été secouée par une monstrueuse détonation. L'explosion dite d'AZF, si elle est relatée à l'ouverture du roman, ne lui est en fin de compte que périphérique, codicille de la biographie d'un des personnages.

L'essentiel du récit se déroule à notre époque, dans des cadres plus exotiques (pour moi) : Paris et le Pamir. Mais leurs spécificités s'estompent devant la protagoniste et narratrice, Théodora Berec. Théo, comme on l'appelle, a environ vingt-cinq ans, et est obsédée par sa mère qui a abandonné mari et fille une quinzaine d'années auparavant. Quand une vidéo visionnée par hasard lui apprend que la fugitive est au fin fond du Tadjikistan, à la lisière de l'Afghanistan, il faut qu'elle se trouve une raison d'y aller. Or les lieux sont le centre de l'attention mondiale : on y a trouvé les rescapés d'un vaisseau extraterrestre en perdition, les Doméglis, qui font l'objet d'une étude en règle dans un centre hautement sécurisé.

Voici donc Théo intronisée stagiaire en communication à la section française de la Mission de Contact, et chargée de rendre compte du travail des différents chercheurs qui essaient donc d'établir un contact avec les Doméglis, confinés sur place. Étroitement surveillée par les militaires tadjiks, la Mission est un empilement de préfabriqués isolé dans des montages désertiques ; presque un huis-clos, dans lequel vont assez vite se produire des meurtres effrayants. Au mystère des Doméglis et des embranchements de l'arbre généalogique de Théo s'ajoute donc celui de l'identité et des mobiles du ou des meurtriers — et l'éventuelle menace sur la protagoniste elle-même.

Après Lavit et Scalzi, zut, encore une intrigue policière, me suis-je dit. Pourquoi pas, après tout, comme la SF, le roman policier d'enquête privilégie la construction intellectuelle et sollicite les fonctions cognitives du lecteur plus que ses émotions. Tout bien pesé, j'avais tort. Parce qu'il y a trois intrigues entrelacées dans ce livre : une histoire de premier contact, une enquête criminelle et la recherche désespérée des racines de la protagoniste. Par ordre croissant d'importance dans le roman. Autant dire que le livre ne s'engage pas dans le dialogue intertextuel qui signe l'appartenance à la SF : l'autrice, physicienne de son métier, ne manque certes pas de culture scientifique ; elle exécute sans faute les passages consacrés à l'étude des Doméglis, marquée par les inévitables échecs et des découvertes inattendues — ils me font penser à une version plus complexe des êtres inventés par Greg Egan dans sa trilogie Orthogonal. Mais tout est vu par le prisme du regard de Théo, ni spécialement scientifique, ni spécialement intéressée par les Doméglis — ce qui compte pour elle est de retrouver sa mère et de comprendre l'écheveau des relations de sa presque-famille, et accessoirement de se protéger du mystérieux tueur, peut-être en série. Ajoutons que, malgré l'extraordinaire événement que constituerait l'arrivée d'un vaisseau extraterrestre, l'ordre mondial ne semble pas bouleversé, ou du moins qu'il n'est guère question dans le roman d'éventuels bouleversements.

Alors, en bon lecteur de SF, pour qui historique des personnages et texture de la vie contemporaine ne sont que préliminaires avant qu'on entre dans le vif du sujet, j'ai bouilli d'agacement à chaque fois que se levait un coin du voile sur les Doméglis, et qu'immédiatement le récit passait à autre chose, ou pire encore, que les naufragés d'outre-espace se révélaient plus appitoyants qu'éclairants. Ce en quoi le livre est sans doute plus réaliste que bien des ouvrages de SF orthodoxe : la recherche mène à bien plus de déceptions que de succès. Mais sa fidélité même à ce réalisme scientifique le place encore en dehors de la SF, qui aurait mis en vedette le premier contact avec les ETs : on pourra dire que c'est un exemple de la “fusion” un temps désirée par une fraction des auteurs français du genre ; on devra reconnaître que l'alliage n'utilise ici qu'une mince fraction de SF pour beaucoup de littérature “blanche”.

Ce qui ne m'a pas empêché de me passionner pour la progressive résolution des meurtres de la Mission, et surtout le labyrinthe familial exploré par Théo. L'autrice, qui a déjà publié chez le même Paul & Mike un recueil et un premier roman, pratique — ou invente pour sa narratrice ? — une voix bien à elle, ironique, pleine de verve, discursive et cultivée, et qui ne dédaigne pas digressions et jeux de mots. Un exemple, pas forcément typique : « Le teint du maton a monté d'un ton » (p. 308). Tout au plus pourrai-je reprocher à Théo de passer un peu trop de temps à apostropher et morigéner in petto ses contemporains ou sa propre personne. Cela va avec son tempérament à fleur de peau, qui ne l'empêche finalement pas d'avoir un grand pragmatisme et une attitude détendue par rapport au sexe, qui peut aller d'un simple moyen pour parvenir à ses fins au corollaire d'un sentiment romantique. En fin de compte, le personnage est attachant au moins autant grâce à ses défauts que grâce à ses qualités. L'intrigue ne se laisse cependant jamais oublier ; elle est compliquée à souhait, avec une ou deux coïncidences sur lesquelles on pourrait pinailler (c'est un coup de chance pour Théo que sa mère choisisse de s'exiler dans le recoin du monde où tombera un astronef quelques années plus tard). Néanmoins, il y a ici de quoi donner envie de découvrir le reste de l'œuvre de l'écrivaine.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 85, août 2019

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