KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Gilbert Hottois : Généalogies philosophique, politique et imaginaire de la technoscience

essai, 2013

chronique par Éric Vial, 2015

par ailleurs :

Il est des jours où le chroniqueur regrette sa témérité. De s'être engagé à la légère, au prétexte que la quatrième de couverture proclamait sans complexe qu'il s'agissait d'« un ouvrage sur le thème “philosophie et Science-Fiction” ». Et d'avoir cru que sa de plus en plus vague connaissance de la Science-Fiction pallierait sa totale inaptitude philosophique. Et de s'être quelque peu cassé les dents. Inégalement du reste. Ce qui à la grande rigueur peut lui permettre d'esquisser un état des lieux. En espérant qu'il serve même à des lecteurs rompus à l'élevage du concept, élevage de batterie comme de plein air. Et en s'aidant du fait que, hommage peut-être inconscient à certains grands romans de l'âge d'or, il s'agit largement d'un fix up rassemblant à l'agrafeuse divers textes. Ce qui permet au pire d'énumérer ceux-ci.

La brève introduction annonce cinq objectifs. D'abord esquisser une généalogie du terme “technoscience”, c'est-à-dire éclaircir la convergence entre l'emploi par lui-même, pionnier en langue française, et l'apparition du mot aux États-Unis ; ce qui revient quelque peu à une revendication de paternité. Ensuite, rééditer in extenso (c'est-à-dire avec ses notes de bas de page) la troisième et dernière partie de la thèse de l'auteur, soutenue en 1976, où il est beaucoup question desdites technosciences, qui est intitulée "Philosophie et futur" et renvoie aux notions de « posthumain, transhumain et abhumain » et est présentée comme « probablement aussi un des premiers textes français qui utilise la littérature de Science-Fiction comme source d'inspiration et d'illustration pour la réflexion philosophique critique ». En troisième lieu, promouvoir le lien entre philosophie et une SF au potentiel « pédagogique et illustratif, exemplatif et ludique » mais aussi fournisseuse d'expériences de pensée et précieux témoignage quant à l'évolution des représentations de la science. En quatrième, montrer que ce concept de technosciences est pertinent pour l'analyse de l'histoire de la SF. Enfin, approcher la philosophie sous-tendant la SF, ou plutôt la hard SF. À ces cinq objectifs sont associées cinq parties qui ne les décalquent pas tout à fait : les origines politologiques (américaines) de la technoscience ; ses origines philosophiques et science-fictionnelles (francophones et largement autobiographiques) ; la partie de thèse plus haut citée, cœur du projet éditorial ; l'évolution de la technoscience de Gernsback à Egan ; et pour l'essentiel une conférence de 2010, "la Science-Fiction éclaire-t-elle l'avenir ?". On peut certes juger que c'est un peu composite, peut-être un peu narcissique, mais l'amateur de SF n'a certes rien à redire à ce programme, d'autant que les parties sont inégales, et les deux premières, les plus éloignées de ses intérêts spécifiques sont assez brèves. La réflexion qui suit, sur l'humain, ses limites, son absence de limites, sur la difficulté à imaginer, sur un assez grand nombre d'autres choses, sur le futur, sur par exemple la réalité des références temporelles (et la comparaison éclairante avec la distance représentée par un déplacement équivalent dans le passé), élément de thèse édité in extenso, est bien plus long, l'amateur non philosophe risque d'y perdre assez souvent pied d'autant que le discours prend en partie des allures de règlement de comptes désormais posthume sinon avec toutes les logomachies de la corporation philosophique du moins avec celles d'il y a quarante ans, et par ailleurs avec le discours d'inspiration sociale, politique, idéologique, d'ailleurs parfois lu contradictoirement en termes eux-mêmes politiques, en particulier avec une polémique visant l'ouvrage de Boris Eizykman, Science-fiction et capitalisme, paru en 1973 chez Mame, ce qui pourra sembler aujourd'hui une exhumation quasi archéologique. Mais on peut considérer qu'à ce stade, le lecteur est encore frais, et l'amateur aura pu être soutenu par des allusions ou références à Arthur C. Clarke ou à Stanisław Lem. Et aussi par la promesse (absente du texte, faite ici) que la suite le concernera bien davantage.

De fait, à partir de la page 157, le terrain devient plus familier. Et si l'angle choisi pour une histoire de la SF (la technoscience… j'en vois qui ne suivent vraiment pas) est discutable, il est aussi éclairant. Après Mary Shelley, Jules Verne, H.G. Wells, Maurice Renard, ceux-là tambour battant, il est plus longuement question de Hugo Gernsback et surtout de John W. Campbell, Jr., puis, parce qu'il faut bien choisir, sont décortiqués Planète à gogos de Frederik Pohl et C.M. Kornbluth, un Paysage du temps de Gregory Benford, la Schismatrice de Bruce Sterling, le Cycle de la Culture d'Iain M. Banks, et plus longuement encore l'Énigme de l'univers [ 1 ] [ 2 ] de Greg Egan. A priori, le lecteur de KWS, amateur de comptes rendus un peu longs, y trouverait son compte. Et qu'un point de vue s'exprime ne devrait pas l'effrayer. Et il trouvera des éclairages des plus intéressants, même si dans le détail il peut aussi s'étonner de telle ou telle projection d'a priori, de quelque difficulté à saisir la pluralité des sens du mot "anarchie" ou de l'interrogation sur la présence ou non d'une ironie, manifestement bien présente et chez l'auteur et chez le personnage lorsqu'il est demandé à une sociologue si elle est seule objective et qu'elle répond « Évidemment […] Pas vous ? » Disons que ce genre de points aveugles, sans nul doute liés aux règlements de compte plus haut cités, ressortent surtout parce qu'ils contrastent de façon quelque peu dure avec l'intelligence globale du propos, la qualité de l'analyse sous les angles intéressant l'auteur, et l'intérêt de la lecture. Et si l'on peut se demander quel est le statut de ces comptes rendus dans un tel volume, ce n'est une raison ni pour bouder son plaisir en tant qu'amateur, ni pour ne pas se réjouir qu'ils soient ainsi passés comme en contrebande dans un secteur du monde intellectuel qui ne les attend et ne s'y attend peut-être guère. D'autant que la cohérence avec la réflexion sur la technoscience, thème de base annoncé, est indubitable.

Quant à la dernière partie, la conférence, à partir de la page 241, elle est particulièrement propre à susciter le débat, en mettant en cause notre vieille certitude selon laquelle, de même que l'Histoire en fait ne parle pas du passé, la SF parle non pas du futur mais du présent de qui l'écrit et qui la lit. À vrai dire, son discours réel est bien moins tranché que ce qui est suggéré initialement par des effets de positionnement, puisqu'il aboutit à montrer une SF qui « peut aider à éclairer le futur tel que le présent le projette avant de le façonner » — bel exemple de dépassement réputé dialectique… Mieux vaudrait cependant, peut-être, ne pas classer par exemple le cyberpunk comme « versant souvent dans l'antiscience et la technophobie », soupeser la part de la SF de l'âge d'or (post-apocalyptique par exemple) voire antérieure qui n'entre pas dans le schéma, et ne pas paraître, même par inadvertance, même à un lecteur coupablement pressé, tout ramener à Gernsback quels que soient les mérites de ce dernier et quelle que soit la finesse de l'analyse qui lui est consacrée, ni à un héritage futurologique, univoque, valorisant sans réserve aucune sciences et techniques sur une base scientiste, techniciste, volontariste, etc. Les textes autres que « technoscientifiques et optimistes » sont évoqués, mais pour être immédiatement marginalisés ; or il n'est pas certain qu'ils soient si marginaux et que l'auteur ne se construise pas un canon idéal par sélection subjective, lui permettant de retrouver dans son corpus ce qu'il y a mis à l'origine. Le discours sur le futur est ensuite décomposé selon cinq axes, en gros, avec quelques redondances de l'un à l'autre, prédire, sensibiliser au futur, faire de la veille prospective, éduquer au changement et ouvrir aux possibles. Et avec là encore quelques affirmations un peu aventurées, comme l'idée d'un passage « de l'anticipation technoscientifique du futur proche ou lointain » (voir les limites esquissées plus haut) « à la veille prospective (très) critique ou pour le moins ambivalente centrée sur le futur proche » selon une évolution non réellement datée et assez discutable, en particulier pour ce qui est de la temporalité : l'analyse de Gérard Klein, sur le pessimisme à court terme et l'optimisme à long terme, est remarquablement illustrée par une partie de l'œuvre de Robert Charles Wilson par exemple,(1) et Hottois lui-même cite largement le regretté Banks, dont on ne peut guère situer la Culture dans le “futur proche”. Même remarque par exemple pour Laurent Genefort côté français. Bien entendu, des exemples ne sont pas des preuves. Il faudrait procéder aux “dénombrements complets” chers aux maîtres de la discipline historique, même si c'est assez étranger vu du côté de la philosophie, ou partir d'un échantillon à peu près aléatoire, et mesurer l'évolution. Resterait d'ailleurs à définir ce qui, dans ces conditions, serait pris en compte et ne le serait pas, mais la vieille définition qui veut que c'est ce qui est publié comme tel par les éditeurs vaudra toujours mieux que celle selon laquelle c'est ce qui va dans le sens de telle ou telle opinion, la mienne y compris. Ou même que la restriction du propos à la hard SF, du moins quand le jugement est positif, ce qui pose des problèmes de définition tant la tentation est alors forte d'y annexer tout ce que l'on entend valoriser, le cas de Banks et de la Culture me semblant à nouveau exemplaire. Mais après tout, mes interrogations et contestations mêmes prouvent que le discours interroge, pose et fait se poser des questions. On ne saurait s'en plaindre.

On ne saurait non plus se plaindre d'une conclusion générale qui propose de continuer la réflexion, en particulier, sur « la ou les philosophies potentielles ou sous-jacentes à la hard SF », c'est-à-dire selon l'auteur sur un « matérialisme technoscientifique » dont la SF aborde « tous les aspects problématiques — de l'éthique au politique et à la métaphysique — avec toutes les conséquences espérées ou redoutées ». La définition de ce matérialisme fait sans doute partie de ce qui est propre à rebuter qui n'a pas la tête philosophique et ne dispose pas des codes de cette tribu spécifique (ou d'une de ses factions) : il « n'est pas métaphysique ; il est opératoirement transversal ; c'est un artificialisme réflexif qui n'évacue pas la question de la transcendance » : il vous avait été bien dit au début du présent compte rendu que le chroniqueur s'était quelque peu cassé les dents,(2) mais qu'on se rassure, les termes ainsi assénés sont développés ensuite. On notera cependant que ce qui concerne directement des romans de SF est écrit de façon nettement plus accessible au commun des mortels, et que les formulations de ce type sont de toute façon surtout présentes dans la republication partielle de la thèse de 1976. Peut-être hasardera-t-on aussi une mise en rapport entre ce type d'écriture et le fait que Martin Heidegger soit particulièrement cité, pour l'essentiel dans le texte de 1976, et indiqué comme l'un des deux philosophes que l'auteur avait « le plus étudiés alors ».

On sera peut-être davantage en terrain connu avec les commentaires sur le caractère « radicalement contrefactuel » de la SF, radicalement mais non absolument « sans quoi elle verserait dans le fantastique ou la fantaisie », et pour la hard SF son caractère « athée ou agnostique » — avec une discussion esquissée, mais avortée faute de précisions suffisantes, sur une supposée critique spiritualiste sous le masque du symbolique, réputée fort répandue voire « omniprésente », « conservatrice et réactionnaire », « rassurante et bien pensante » : tout débat nécessiterait quelques pièces à analyser. De même, le rapport entre technoscience et politique en SF (et ailleurs) est esquissé (et de façon assez différente, me semble-t-il, de ce que l'on peut trouver dans le corps de l'ouvrage), et mériterait d'autres développements, ainsi que le rôle de la SF comme « terrain d'expériences de pensée au plan des valeurs éthiques, au foyer desquelles elle place la liberté ».(3) Voilà bien des pistes intéressantes, bien des ouvertures pour d'autres recherches.

Au total, il y a sans doute à redire, à ergoter ou, ce qui est mieux, à débattre, et bien des choses qui, à moins que je sois une déplorable exception, passeront par-dessus la tête de l'amateur de SF qui n'ajouterait pas à cette caractéristique une autre casquette, spécifiquement philosophique, plus une peu satisfaisante réduction de la SF à la hard science. Mais aussi des lectures intéressantes d'ouvrages importants, des idées qui même si elles peuvent prendre à rebrousse-poil ou justement à cause de cela, sont pour le moins stimulantes, y compris dans le détail, ou sur des points de méthodes applicables à bien des domaines comme à propos des recherches quantitatives rendues désormais humainement possibles par Google. Et si l'amateur de SF est confronté à des choses qui lui sont quelque peu étrangères, ce sera aussi le cas du philosophe auquel s'adressent en priorité l'éditeur, la collection et le volume. Et la prise au sérieux d'un genre qui nous est cher ici ne peut que réjouir, comme ne peut par exemple que réjouir l'affirmation d'une convergence entre philosophie et SF à l'enseigne du « sens de l'étonnement et de l'émerveillement ». Cela devrait suffire à ce que l'on tire son chapeau à l'ouvrage, quitte à en discuter certains points de vue.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 75, mai 2015


  1. Cf. mon compte rendu du roman À travers temps.
  2. Ce n'est bien entendu pas spécifique à la conclusion de l'ouvrage. Pour exemple, une phrase prise presque au hasard, p. 70 : « On assiste à une secondarisation langagière de la référence qui ne se méfie des figures proprement phénoménologico-herméneutiques que parce qu'elles seraient encore trop promptes à maintenir une référentialité extra- et pré-linguistique au sens d'un donné brut préalable susceptible d'être diversement interprété. », ceci dans un discours sur la nécessaire « déflation du langage ».
  3. Curieusement, mais de façon après tout assez satisfaisante, le bref développement de cette idée réintroduit la new wave et le cyberpunk à la dernière page de la conclusion, avec un jugement de valeur implicite qui semble radicalement inverse de celui antérieur, évoqué plus haut en ce qui concerne le second cité. Par ailleurs, et cette fois de façon cohérente, l'auteur a opposé antérieurement la liberté de la narration aux contraintes du politiquement ou éthiquement correct par exemple dans le discours bioéthique.

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