KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Cormac McCarthy : la Route

(the Road, 2006)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 2009

par ailleurs :

Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme n'est pas exactement une œuvre très guillerette, mais comparé à ce nouveau livre de Cormac McCarthy, on dirait Oui-Oui au Pays des Jouets. Un futur non spécifié, mais qui ne peut pas être bien lointain. La Terre a dû connaître un hiver nucléaire : il y a des villes entières qui ont brûlé, le soleil ne se montre plus jamais, les États-Unis sont couverts de neige, et toute la végétation, sans exception, est morte. Conséquence : plus un animal vivant, et plus beaucoup d'humains, non plus. Les quelques-uns qui restent sont occupés à racler les dernières miettes de stocks alimentaires qu'ils peuvent trouver, et quand ils n'en trouvent pas, à se manger entre eux.

Au milieu de tout cela, un père et son fils (jamais nommés) qui poussent le long de la route un caddie où s'entassent les quelques objets qui valent la peine d'être emportés dans leur voyage éperdu vers la côte où, peut-être, il fera moins froid. Le livre suit, pour l'essentiel, le point de vue du père. Qui se demande sans cesse s'il n'aurait pas dû, dans un monde aussi dépourvu de futur, faire ce que feu sa femme lui recommandait : tuer son fils et se suicider. Et nous les suivons au cours de péripéties plus horrifiantes les unes que les autres.

La Route est un livre sans compromission. Pas d'explication de la catastrophe, presque pas de retour sur le monde vivable d'avant, pas de salut venu de l'espace ou du temps. Des phrases courtes, descriptives, riches en vocabulaire technique mais volontairement dépouillées dans la syntaxe — on prendra comme une déclaration d'intention la presque complète absence des virgules, ou des apostrophes qui auraient dû indiquer les formes contractées de l'anglais (don't écrit dont, etc.).(1)

Longtemps, je me suis demandé si j'arriverais à terminer un livre aussi noir. On peut se cuirasser en se préparant à des malheurs plus terribles encore s'abattant sur les personnages, en se disant que quand on refermera le livre, on trouvera le monde réel tellement plus joyeux. Enfin, pas tant que ça. L'ouverture du roman, les souvenirs et les cauchemars du protagoniste placés en contrepoint de la découverte du monde dans lequel il vit désormais, la disparition que cela implique des noms, des couleurs, des goûts et des odeurs de notre univers vivant, évoquent pour moi la disparition irrémédiable des souvenirs et des liens sociaux qui se produit dans le cerveau des patients atteints de la maladie d'Alzheimer (cette phrase terrible, vers le début : “Like the dying world the newly blind inhabit, all of it slowly fading from memory.”). Et la recherche frénétique de la moindre bribe subsistante de nourriture (et, dans une moindre mesure, de combustible) pourrait être métaphore du saccage systématique que nous infligeons aux ressources naturelles de notre planète.

Il faut croire que, comme les jurys des prix littéraires, comme des millions de lecteurs avant moi, j'ai succombé au charme bien dissimulé du livre. Car son propos ne se résume pas à son paysage — et j'ai bien sûr fait exprès jusqu'ici de le prendre sous cet angle, qui est typiquement celui de la SF. Il arrive même à nous donner une raison de ne pas nous suicider tout de suite : la relation entre le père et son fils. Maladive, exclusive comme aucune ne peut l'être dans notre monde, et pour cause. Mais magnifique, et d'autant plus que le garçon s'obstine à poser des questions — comme le Petit Prince, mais face à un personnage autrement plus dur que ceux que rencontre l'enfant spirituel de Saint-Exupéry. Le père a des idées très arrêtées sur ce qu'on doit faire pour survivre, et les discussions ont tendance à se conclure sur un okay plutôt résigné lâché par le fils. Pourtant, au fil d'un roman qui ne doit couvrir que quelques mois de leur vie, le fils grandit, apprend, et on sent son rapport au père qui se modifie au fur et à mesure qu'il dépasse sa dépendance infantile. Finalement, un message d'espoir paradoxal. L'Humanité capable de survivre aux traumatismes d'une éducation pour le moins morbide.

Il y a des chances que, quand vous lirez cet article, vous ayez déjà lu la Route. Écrivez-moi pour nous dire ce que vous en pensez ; il y a sûrement encore bien des choses à dire sur ce roman.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 62-63, juillet 2009

Lire aussi dans KWS une autre chronique de la Route par Philippe Paygnard


  1. Faudra que je demande à McCarthy comment il a réussi à contourner le correcteur orthographique de son traitement de texte :-)

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