KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Gardner Dozois : the Year's best science fiction, #17

anthologie de Science-Fiction partiellement inédite en français, 2000

chronique par Pascal J. Thomas, 2001

par ailleurs :
 

En fin de compte, pourrait-on soutenir, il n'existe au monde qu'une poignée d'histoires différentes, et l'écriture n'est qu'art de l'élégante redite. La Science-Fiction a beau s'être toujours élevée contre cette conception, ses praticiens finissent par s'y plier, ou au mieux par la contourner — on le croirait en tout cas à la lecture de l'édition de cette année de la somme SF annuelle de Dozois.

Comme à l'accoutumée, la sélection de Dozois est abondante mais de haute tenue, confirmant les dires de l'anthologiste (dans la rétrospective de l'année 1999 en SF qui ouvre le volume) que l'expansion de la SF s'est accompagnée d'une amélioration qualitative. Donc, pas de textes mauvais ici ; en revanche, on en trouvera qui suivent des chemins prévisibles et n'ajoutent rien au renom de leur auteur. Prenons, par exemple, "Exchange rate" de Hal Clement et "Mount Olympus" de Ben Bova. Les deux sont relatées par le menu, et par conséquent plutôt longues ; toutes deux reposent sur des éléments-clé dans un style marqué par les préférences de leurs auteurs : dans le cas de Clement, un phénomène chimique bien connu a des conséquences imprévues et désastreuses dans le contexte d'une planète à l'environnement hostile ; dans celui de Bova, l'ingéniosité et le calme résolu triomphent de circonstances dramatiques. On ne peut pas toutefois dire que ces récits n'auraient pas dû voir le jour, ou être repris ici : le protagoniste de Bova éprouve des émotions originales à l'égard de sa position d'astronaute, précaire et due à la chance ; la planète de Clement — et sa vie indigène — est réellement étrange, et fort bien pensée. Quand même, on éprouve ici le plaisir de la familiarité plus que celui de la surprise. On pourrait dire la même chose d'une poignée de textes, souvent signés de noms prestigieux : Frederik Pohl, Kim Stanley Robinson, Greg Egan. Tous nous donnent des récits excellents mais convenus, des raffinements de leurs prouesses habituelles.

J'ai à nouveau ressenti des sentiments de déjà-vu, cette fois-ci causés par la similarité avec l'œuvre d'un autre écrivain, à la lecture du réjouissant mais leguinesque "Dapple : a Hwarhath historical romance" d'Eleanor Arnason, et de l'hommage explicite de Paul J. McAuley à Stephen Baxter, "How we lost the Moon, a true story by Frank W. Allen". Baxter lui-même est représenté ici par une autre nouvelle située sur la Lune — les deux étant tirées de la même anthologie originale, Moon shots —, "People came from Earth", une des bonnes surprises du livre à mon goût : l'atmosphère mélancolique (la Terre a été détruite, et la colonie lunaire, en dépit de grands travaux de terraformation, doute de sa survie), les références historiques à Léonard de Vinci, la cruauté de l'idée centrale, tout contribue à élever ce texte au-dessus de la moyenne des space operas contemporains — et au-dessus de l'œuvre de son auteur, soit dit en passant.

L'espace interstellaire est devenu territoire de chasse des postcyberquelquechose. En dehors des textes déjà mentionnés, on trouve deux nouvelles remarquables : "Galactic north"(1) par Alastair Reynolds, qui est un roman condensé qui s'étend sur des millénaires d'histoire future de la galaxie ; quoique "roman" soit un mot peut-être mal choisi ici, pour le récit d'une course-poursuite motivée par le désir d'une vengeance de proportions surnaturelles. Le propos des épopées et des tragédies. "Green tea" de Richard Wadholm n'est pas moins tragique et émouvant en dépit de ses décors effrayants (un terrible accident industriel à bord d'un vaisseau spatial, disons ça pour simplifier, qui donne lieu à des pages de description technique, et de visions d'un Enfer inédit). Le texte tire sa force, pour partie au moins, de l'usage qu'il fait de la bonne vieille peur de l'atome. On aurait pu croire le motif disparu de la SF contemporaine. Pourtant, un autre nouvel auteur, Karl Schroeder, l'emploie habilement, sur la Terre elle-même, dans les ruines de la centrale de Tchernobyl ("the Dragon of Pripyat").(2)

Il faut mentionner deux nouvelles qui ne rentrent dans aucune catégorie — ce fait à lui seul, de nos jours, est un exploit — : "the Sky-green blues" de Tanith Lee, et "Winemaster" de Robert Reed. Si le premier est situé, pour la forme, sur une planète étrangère, l'atmosphère est celle du Sud-Việt Nam à la fin de la guerre, et la nouvelle se conclut comme un texte de Fantastique ambigu, un peu comme certaines des premières nouvelles de Lisa Goldstein. Au contraire, la nouvelle de Reed, située sur les autoroutes du Midwest, fait nicher un space opera au cœur d'un road movie (la miniaturisation des êtres humains a permis de faire entrer des mondes entiers dans des corps d'individus apparemment ordinaires). Un monde à l'intérieur d'un autre, voilà qui rappelle le dernier roman de Reed, le Grand vaisseau, mais "Winemaster" n'en reste pas moins un brillant et mémorable exemple de construction d'un monde imaginaire.

Avec le bouillonnant retour du space opera, qu'il soit nouveau, extrême ou ordinaire, on note un petit reflux des récits traitant de réalité virtuelle ou de biotechnologie — deux thématiques qui vont rarement l'une sans l'autre : typiquement, la réalité virtuelle sert de substitut à la vie d'après la mort. Je ne connais pas assez la question pour dire s'il s'agit d'un phénomène induit par les goûts de Dozois, ou par une lente évolution du genre. De fait, Dozois a tellement d'influence comme rédacteur en chef que les deux (ses goûts et l'évolution de la SF aux USA) sont peut-être difficiles à distinguer. Quoi qu'il en soit, "Daddy's world" de Walter Jon Williams est une histoire de réalité virtuelle aussi amère que surprenante, bien plus mordante que les romans de l'auteur que j'ai pu lire. "The Wedding album" de David Marusek est un tour de force, réussissant à raconter l'histoire du futur à travers celle d'un couple qui se délite, pour le peu que nous en sachions — le point de vue est celui, non des membres du couple, mais de leurs copies numériques prises au moment du mariage. Les deux nouvelles tirent des effets émouvants de l'interface entre virtuel et réel ; les morts sont toujours déprimés quand ils parlent aux vivants. "Phallicide" de Charles Sheffield est une histoire médicale absolument vierge de toute réalité virtuelle. On peut voir un parallèle avec le Frère des dragons dans la protagoniste, qui s'extrait de sa communauté d'origine, rétrograde et isolée, grâce à son talent intellectuel. Le portrait qui est tracé d'un groupe religieux dictatorial — caricature des Mormons — était suffisamment inquiétant, et la pseudobiologie de Sheffield suffisamment convaincante, pour me tenir en haleine d'un bout à l'autre. Sans oublier Egan, déjà mentionné en passant, je mettrais aussi dans le même grand sac les textes de Chris Lawson, M. John Harrison, Sean Williams et Geoff Ryman. Finalement, la mode ne passe pas si vite (180 pages environ sur 618) !

Ayant parcouru l'espace, intérieur ou extérieur, nous nous en prendrons au temps — le reste du livre est consacré au voyage dans le temps, et à son corollaire, l'histoire parallèle. Et c'est ici que nous trouvons certains des textes les plus captivants, dont deux des lauréats du prix Hugo cette année (2000), James Patrick Kelly avec "1016 to 1" et Michael Swanwick avec "Scherzo with tyrannosaur".(3) Parmi les autres, "Of scorned women and causal loops" de Robert Grossbach, malgré ses efforts de dissimulation, ne repose que sur une astuce technique, vite devinée ; "Son observe the time" de Kage Baker est fort bien exécuté, quoiqu'un peu long et un peu classique. Le blues des patrouilleurs du Temps, pour accentuer le parallèle avec la célèbre série de Poul Anderson. Toutefois, cela fait plus de vingt ans que John Varley, dans "Air raid",(4) avait exploité, avec beaucoup plus d'impact émotionnel, la même idée de base d'expéditions temporelles de récupération (avant les grandes catastrophes). Au contraire, s'il est certain que Swanwick nous fait un remake de "All you zombies"(5) de Robert A. Heinlein — et peut-être d'une poignée d'autres nouvelles du même style, bourrées de paradoxes temporels —, il m'est difficile de lui en faire reproche. Par construction même, ces histoires sont vécues par des protagonistes qui revivent plusieurs fois la même histoire, avec des points de vue bien différents ; et Swanwick est sauvé par son sens du rythme, la façon dont son récit n'accorde jamais au lecteur un instant de repos, ni la réalisation de ses attentes.

"A Hero of the Empire"(6) de Robert Silverberg et la nouvelle de James Patrick Kelly sont bien différentes dans leur approche. Textes sournois, ils tirent leur force dramatique des attentes des protagonistes — et donc du lecteur — plutôt que des événements qui se produisent effectivement. Silverberg exploite un décor très exotique (La Mecque au viie siècle, sous la domination de l'Empire romain, qui n'est jamais tombé — grâce, semble-t-il, à l'absence du christianisme ; on dirait que cette idée est en train de devenir un cliché de l'histoire parallèle). La finesse et l'érudition de Silverberg ne sont jamais prises en défaut. Kelly, par contre, joue la carte de la nostalgie en décrivant la vie d'un adolescent lecteur de SF dans une banlieue de New York au début des années 60. Dans les deux cas, on s'attend à une modification majeure du cours de notre histoire, et ils nous surprennent parce que, en récapitulant les événements de notre passé, ils nous incitent à le ré-imaginer, à lui donner une issue différente — et réussissent à nous surprendre une fois encore.

Voyage dans le temps et histoire parallèle sont bien installés dans le rôle de sous-genre de la SF en voie d'autonomisation. La catégorie profite à la fois, comme la littérature générale, du réemploi de cadres bien connus, et de la liberté, comme la SF ou la Fantasy, de construire des mondes et de décider de leur sort. En prime, il est ici structurellement inévitable de re-raconter des histoires déjà dites, et quand c'est habilement fait, nous ne pensons jamais à nous en plaindre.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 38, janvier 2001

Lire aussi dans KWS d'autres chroniques de the Year's best science fiction [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ] [ 4 ] par Pascal J. Thomas


  1. Sous le même titre en français dans Bifrost, nº 43, juillet 2006.
  2. "Le Dragon de Pripiat" dans Bifrost, nº 26, avril 2002.
  3. "Scherzo avec tyrannosaure" dans Galaxies, nº 15, hiver 1999.
  4. "Raid aérien" dans le recueil Dans le palais des rois martiens, première partie du recueil Persistance de la vision.
  5. "La Mère célibataire" dans Fiction, nº 108, novembre 1962, que l'on retrouve entre autres dans Bifrost, nº 57, janvier 2010, sous le titre de "Vous les zombies…".
  6. "Un Héros de l'Empire" dans le recueil Roma æterna.

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