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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 7 the Year's best science fiction 10

Keep Watching the Skies! nº 7, mars 1994

Gardner Dozois : the Year's best science fiction 10: 1992

anthologie de Science-Fiction et de Fantasy inédite en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Six cents pages de nouvelles accompagnées d'un copieux récapitulatif de l'année, comme d'habitude, et en dépit de la disparition de tous ses concurrents en la matière, Gardner Dozois ne mégote pas dans son panorama de l'année en S.-F. — cette fois-ci, c'est 1992 qu'il passe au microscope. Alors, il faut se jeter dedans comme on se jette à l'eau, et comme chaque année, il y aurait de quoi remplir un numéro entier de KWS de remarques — c'est presque l'année elle-même qu'on critique, même si Dozois lui-même reconnaît que le milieu S.-F. américain a considéré cette année 1992 comme plutôt décevante au niveau commercial, et que lui-même n'a pas été frappé par la qualité des textes courts qu'il a pu rencontrer.

C'est peut-être pour cette raison que le trait saillant du Year's best science fiction de cette année est la présence de deux textes suffisamment longs pour avoir été publiés indépendamment sous forme de livre : "Outnumbering the dead" (Plus de vifs que de morts) de Frederik Pohl et "Griffin's egg" de Michael Swanwick. Alors, romans ou nouvelles ? Du point de vue des règlements des Prix Hugo ou Nebula, la limite est claire : au-dessus de quarante mille mots, on est un roman, en dessous, une novella, un long récit, si vous préférez, et ce, sans se soucier des détails pratiques de la publication : livre ou revue. À une époque où les romans de S.-F. atteignent des épaisseurs parfois insoutenables, en regard de la minceur de leur sujet, j'ai souvent été soulagé par l'apparition sous formes de livres de novellas comme Heads de Greg Bear, ou the Hemingway hoax de Joe Haldeman.

Un spécialiste du genre, James Gunn, a même théorisé le long récit en tant que longueur idéale de la Science-Fiction, suffisante pour la présentation de l'idée de base, avec toutes les explications nécessaires, mais protégée par sa brièveté des complications inessentielles dans lesquelles le roman doit s'engager. Je ne sais pas. Mais il est incontestable que la S.-F. fait fi de la distinction classiquement opérée par les critiques entre roman et nouvelle — nous pouvons tous citer des exemples de textes courts classiques transformés en roman, par extension ou par concaténation, et ce processus continue aujourd'hui, malgré l'importance prise par la publication directe en livre aux dépens des magazines. Si le roman psychologique que nous avons hérité du xixe siècle présente dans l'épaisseur de leur vie un ou plusieurs personnages, et si la nouvelle se cantonne à l'épisode surprenant, révélateur d'un seul aspect desdits personnages, la S.-F., elle, se préoccupe beaucoup moins des personnages dans leur individualité, et la frontière roman/nouvelle perd de son sens ; le matériau qu'il faut bien ajouter pour faire la longueur d'un livre (vie des personnages, péripéties émotions) ne tient — ou ne tenait ? — qu'un second rôle face aux gadgets, aux transformations sociales et à la transcendance qu'on en espère. (Exemple symptomatique : la construction de romans par Scott Card qui, que ce soit à partir d'une de ses nouvelles comme "Ender's game", ou d'un scénario de film comme celui d'Abyss, va fournir la longueur supplémentaire en remontant dans l'enfance des personnages ; pour importante qu'elle soit, visiblement pour lui, elle ne constitue pas le moteur de l'ouvrage.)

Cette particularité littéraire — ou anti-littéraire, selon les opinions — de la S.-F. est-elle appelée à s'estomper avec l'immersion du genre dans la littérature générale ? Si l'on mesure à l'aune des Year's best de Dozois, rien n'est moins sûr — et ladite immersion est probablement tout aussi problématique. J'ai relevé la répartition des longueurs de textes dans les quatre derniers volumes annuels, qui sont chacun forts d'environ six cents pages et environ vingt-cinq textes. À raison d'environ six cents mots par page (la densité typographique a peu varié d'une année sur l'autre, et remarquez, soit dit en passant, qu'une page de Dozois tient environ deux fois la longueur de texte d'une page de bien de nos éditions de poche), la limite fatidique roman/novella (quarante mille mots) se situe vers soixante-cinq pages, et les dix-sept mille cinq cents mots qui séparent la novella de la novelette vers trente pages. Par exemple ; cette année, le Pohl occupe soixante-quatre pages, et le Swanwick soixante et un.

Il m'a donc semblé significatif de classer les textes de quatre catégories : au-dessus de cinquante pages, entre quarante-neuf et trente pages, entre vingt-neuf et douze pages, et onze pages ou moins. Cette année, on compte trois textes dans la catégorie la plus longue — Steven Utley s'ajoutant à Pohl et Swanwick —, et cinq dans la suivante ; ils représentent ensemble quelque trois cent soinxante-quatre des cinq cent quatre-vingt-deux pages des nouvelles de l'anthologie, une proportion inégalée jusqu'alors (sur les trois volumes précédents, le nombre de pages correspondant variait entre deux cent trente-trois et trois cent vingt) ; si le nombre de textes — et donc d'auteurs représentés — reste en gros le même, c'est dû à l'augmentation du nombre de textes très courts, moins de dix pages, qui restent souvent légers dans leur sujet, tandis que la catégorie des textes d'une vingtaine de pages, les novelettes, s'effondre en 1992 : on n'en trouve plus que huit, alors qu'ils étaient quinze en 89, dix-sept en 90 et encore douze en 91.

Notre ami Francis Valéry pourrait légitimement en concevoir de nouvelles inquiétudes quant au devenir de la forme courte. En effet, les cinq textes de la fourchette 35-45 pages, presque autant que leurs confrères longs comme des livres, pourraient tous passer pour des ébauches de roman par leur complexité, la durée qu'ils décrivent et le nombre de retournements de situations qu'ils se permettent. Prenez par exemple "Grownups" de Ian MacLeod, qui est certainement un des plus frappants de l'anthologie : dans un futur pas si lointain, la biologie humaine a été modifiée pour introduire un troisième sexe (les “oncles”, qui n'en ont pas, et ressemblent à des hommes obèses) dont la présence est nécessaire à la reproduction — ce sont eux qui portent les enfants. Mais la distinction entre homme et oncle ne se fait qu'au moment très précisément défini et médicalement suivi, du passage à la maturité sexuelle. On imagine sans peine que ce rite est vécu avec une intense frayeur par les jeunes garçons qui ne l'ont pas encore connu, et qui n'arrivent pas à obtenir des adultes (ceux qui sont passés de l'autre côté) la moindre précision sur ce qui les attend. Le récit suit une bonne partie de la vie de Bobby peu avant ce fameux changement, et ses efforts pour l'éviter — on imagine facilement un roman entier qui approfondirait les détails de ce portrait outré des angoisses adolescentes, et s'il paraît, je me jetterai dessus. Ian MacLeod s'affirme comme un talent aussi puissant qu'original, avec ce mordant dont les auteurs anglais semblent plus particulièrement dotés.

On retrouve la même complexité, les mêmes potentialités affleurantes de développement sous forme de roman dans "Naming the flowers", de Kate Wilhelm, dont le personnage principal est une fillette, non une jeune fille, non une femme adulte… Bref, une mutante qui grandit à un rythme totalement inédit dans la race humaine — et, en la suivant, la nouvelle de Kate Wilhelm donne parfois l'impression d'un roman qui, comme elle, brûlerait les étapes. "Protection" de Maureen F. Hugh (auteur très remarquée pour son premier roman, China mountain Zhang), se détache du lot par sa thématique : c'est purement de la S.-F. politique, ce qui n'est guère à la mode, et c'est la première fois que je trouve sous la plume d'un auteur américain une description de camp de prisonniers qui puisse se mesurer avec les récits vécus qui nous sont venus de l'autre côté du Rideau de Fer.

On peut subodorer que le goût de Dozois filtre nécessairement l'éventail de S.-F. présenté dans ses anthologies ; pourtant, une grande variété d'auteurs est représentée depuis les dinosaures dont je suis prêt à croire qu'ils ne sont là que grâce à leur nom (De Camp et Clarke, ce dernier fournissant un roman comprimé, paru à l'origine dans Time (!), et qui, depuis, me semble-t-il, a été étendu à sa longueur naturelle), jusqu'à des nouveaux venus relatifs comme Maureen MacHugh, Bradley Denton, Kathe Koja, Robert Reed, Terry Bisson, Tom Maddox, et le contingent de l'orbite britannique, Greg Egan (Australie), Ian MacLeod (Angleterre), Ian MacDonald (Irlande du Nord). Entre les deux, se situent des auteurs confirmés qu'on n'a pas vus depuis un moment ; Pohl, Wilhelm, Haldeman, Utley, Watson — et puis ce qu'on peut considérer comme les habitués du Dozois, des gens qui font partie des auteurs solides des années 80 : Swanwick, Willis, Kress, N. Barrett, Cadigan, et enfin Robert Silverberg, chouchou absolu qui n'a pas raté un seul numéro du Best de Dozois — à la lecture de son texte dans celui-ci, qui est certes de haute tenue mais sans étincelle, je commence à me dire que c'est vraiment du favoritisme !

Au niveau de la thématique, on trouve bien entendu des nouvelles qui relèvent de traditions bien établies, comme celles de De Camp et Clarke, mais aussi celle de Terry Bisson qui pastiche Sheckley au point d'en perdre toute individualité. Un ou deux cas de mysticisme, une petite dose de textes-frontière avec le Fantastique — avec trois anthologies par an pour couvrir l'horreur, Dozois ne sent pas obligé de trop regarder dans cette direction-là —, un peu de S.-F. politique (en plus de MacHugh, Ian Watson donne un texte intéressant, en prise avec la situation politique européenne, mais foisonnant d'invention et d'éclectisme thématique — trop, peut-être —, et Nancy Kress présente une dystopie sur les problèmes d'assurance médicale — elle est coutumière du sujet, mais la chose est tout spécialement d'actualité aux U.S.A., en ce moment).

Restent deux thèmes majeurs qui se dégagent : la reconfiguration de la forme humaine, dans le sillage du cyberpunk ou plus particulièrement de Bruce Sterling, et la reconfiguration des personnes historiques, par la réécriture de leur vie dans des univers parallèles.

Reconfiguration de la forme humaine : j'ai déjà évoqué le cas de Wilhelm et MacLeod ; ce qui différencie pratiquement toutes ces histoires des histoires de mutants des années 50, c'est que les changements sont le fruit d'un effort concerté, d'une ingénierie qui porte sur le corps humain lui-même ; et s'ils provoquent parfois la terreur des humains non-modifiés, ils sont souvent présentés comme un progrès dans l'optique du texte. Connie Willis est une des rares à aborder ce style de questions sur un mode humoristique, avec "Even the Queen" — entre les ricochets d'un ping-pong verbal vraiment bien fait, la révélation progressive d'un changement majeur apporté à l'espèce humaine, plus précisément à sa moitié féminine, qui devrait réjouir toutes les lectrices. Les lecteurs aussi, s'ils cohabitent… Comique aussi, mais grotesque et vaguement horrifiant, chez Neal Barrett, dont un personnage, par exemple, est devenu à peu près indiscernable des machines qui le maintiennent en vie.

Michael Swanwick, dans "Griffin's egg" nous refait le coup de la révolte sur la Lune dans une ambiance “col bleu” qui doit beaucoup à "Lunar descent" d'Allen Steele, mais l'emploi d'armes virologiques fabriquées à coup de biologie moléculaire fait basculer le récit vers des problèmes de responsabilité scientifique et d'attitude vis-à-vis du progrès — en bon auteur de S.-F., Swanwick finit par se rallier à l'attitude “damn, the torpedoes full speed ahead”. Egan et Koja évoquent plutôt des copies d'individus, respectivement informatique et clonés, avec pour corollaire une thématique plus intimiste, sur l'identité.

Le renouveau de l'histoire parallèle me semble plus original ; un auteur comme Harry Turtledove a fait du thème son principal argument publicitaire, et je ne sais si l'éclosion d'anthologies consacrées à la question (la série What might have been, les Alternate presidents et même Alternate Kennedys) doit être considérée comme un symptôme ou une cause de cette renaissance. La S.-F. se laisserait-elle gagner par un brin de peur du futur ? En tout cas, une bonne demi-douzaine de textes se replongent dans le passé, pour notre plus grand plaisir. Bon, l'Amérique colonisée par les Chinois sous la plume de L. Sprague de Camp, ça n'apporte pas grand-chose de nouveau par rapport à la Patrouille du Temps. Et j'avoue avoir été déçu par "the Glowing cloud", le long récit de Steven Utley : situé à Saint Pierre en Martinique, dans les jours qui précédèrent la nuée ardente émise par la Montagne Pelée en 1905 — fatale à la population entière de la ville —, il est dominé par les événements historiques, au détriment des personnages et de l'intrigue. Par contre, Ian MacLeod — lui, encore ! — peint avec "Snodgrass", un extraordinaire portrait d'un John Lennon ayant quitté les Beatles à l'orée du succès, aigri et méconnu. Jonathan Lethem et Lukas Jaeger, s'ils ne nous plongent pas dans un univers parallèle, nous révèlent le folklore japonais d'un futur lointain : la révérencieuse reproduction des chants et danses d'un personnage mythologique, Elvis. Bradley Denton donne à Mark Twain une jeunesse plus mouvementée que celle qu'il a connu, avec son passage dans les guerilleros sudistes de Quantrill — la période est parfaitement rendue, les dilemmes moraux sont prenants, mais je suppose qu'il faut connaître la biographie de Samuel Clemens mieux que je ne la connais pour vraiment goûter tout le sel du récit. Je préfère Denton quand il est plus loufoque — comme dans "Buddy Holly is alive and well on Ganymede". La loufoquerie, par contre, ne fait jamais défaut à Ian MacDonald dans "the Best and the rest of James Joyce", texte qui collectionne des fragments de biographie tirés d'au moins trois univers parallèles différents (Joyce en officier de ballon dirigeable, Joyce en pionnier du raï de la Belle Époque…).

Si la S.-F. a fait ses choux d'un travestissement plus ou moins conscient de notre présent ; elle peut aussi se délecter du travestissement de notre passé. Faut-il nous en plaindre ? Je ne la crois pas en danger d'y perdre son âme.