KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Jean-Jacques Nguyen : les Visages de Mars

nouvelles fantastiques et de Science-Fiction, 1998

chronique par Pascal J. Thomas, 1998

par ailleurs :

Le présent recueil sera, on l'espère, l'occasion pour un lectorat plus large de découvrir des textes jusqu'alors confinés à la diffusion nécessairement restreinte d'une poignée de fanzines, et des recueils Rêves d'ailleurs et Rêves d'Arkham. Regrettons au passage, si les références des publications sont données, qu'elles omettent toute date de parution ; elles auraient pu nous éclairer sur cette évolution qu'a suivie l'auteur du Fantastique à la SF. Cette évolution est aussi un des sujets de l'intéressante entrevue avec Michel Tondellier, incluse en fin de volume selon la formule de ces recueils proposés par Gilles Dumay, et elle semble reflétée dans l'ordre de présentation des nouvelles.

On débute, donc, et en dépit d'une quatrième de couverture qui “vend” l'auteur comme fabriquant de la SF pure et pétrie d'exactitude scientifique, avec du Fantastique pur. "Rêve de Chine" calque, après une inversion par symétrie, ce récit classique de naufrage où l'équipage croit vivre et naviguer encore, tout en contemplant les indications du manomètre qui mesure leur descente vers l'Enfer.(1) Le manomètre fait place ici à un altimètre, et le navire est remplacé par une doublure de la Croisière Jaune de Citroën, perdue entre Tibet et Himalaya. Mais — au-delà de l'originalité du décor — l'argument reste mince, le protagoniste peu crédible, et la conclusion décevante.

On passera rapidement sur "Swing, puzzle, Harlow", une historiette à la Lovecraft qui, comme la précédente, vaut surtout par son décor (Hollywood, cette fois-ci). Ce sont les décors de ces deux premiers textes qui mettent en évidence la fibre d'écrivain de Nguyen. On ne peut pas en dire autant de "Nos anges sont de fiel", une vignette qui ressortirait de l'humour, si elle était drôle, ou du Fantastique, si elle était développée — en dépit des oripeaux SF dans lesquels elle se drape.

Le meilleur texte fantastique du volume — un fantastique de l'ambiguïté entre folie individuelle et conspiration monstrueuse — est sans contexte "Incidents de villégiature". Quelques belles pages sur la désespérante uniformité des propriétaires de résidences secondaires en lotissement. Une rage qu'on croirait qu'il faut être adolescent pour éprouver encore. Et quelques bribes d'imagerie lovecraftienne pour épicer le mélange — sans que le texte, finalement, ait vraiment besoin d'argument fantastique pour être prenant. Diablement prenant, même (à défaut d'un bon adverbe dérivé du nom de Cthulhu).

Avant de passer à la partie “Science-Fiction” du recueil (les six derniers textes, dirais-je ; j'en ai détaché "Nos anges sont de fiel" pour cause d'incohérence), il faut dire un mot de la composition du recueil. Jean-Louis Trudel a fait fort justement remarquer(2) que c'est une erreur commerciale de ne pas attaquer le recueil avec ses textes les plus forts et, même en faisant la part de ma préférence personnelle pour la SF, je dois dire que la seconde partie montre un écrivain sans cesse plus mûr et intéressant ; qui plus est, parmi les trois textes fantastiques placés en tête, le troisième se détache nettement. J'irai plus loin : le même principe s'applique à la suite des recueils d'un nouvelliste, ou des disques d'un auteur de chansons ; on tirera dans le premier recueil les meilleures cartouches que l'on ait sous la main à un moment donné, quitte à faire justice aux œuvres de jeunesse ou de second rang lors des publications suivantes, qui suivront certainement si la première sélection connaît le succès. Vouloir placer d'emblée ces textes “moins excellents” obère les perspectives commerciales dudit premier recueil, et par conséquent les chances d'existence des suivants (qui, heureusement, seraient déjà prévus). Curieux de la part de Gilles Dumay, qui ne cesse de proférer des cours de marketing dans ses éditoriaux. Peut-être d'autres textes-phares de Nguyen ne sont-ils pas libres de droits ?(3) Mais c'est dommage — cela réduit les chances des Visages de Mars de pouvoir se poser en premier livre professionnel de son auteur, et cela l'obligera peut-être à être “découvert” une nouvelle fois par une maison plus grosse. Je ne lui souhaite pas — je préférerais bien sûr que ce livre connaisse un succès qui ne laisse aucune chance à l'ouvrage autant qu'à l'auteur de sombrer dans l'obscurité.(4)

Car les raisons d'acheter ce livre ne manquent pas. "Temps mort, morte saison" est de la SF, si Ballard et Brussolo sont de la SF — rien de scientifique, et tout de poétique, dans l'inexplicable maladie de l'eau qui fige une portion de la côte bretonne, mais une très belle mélancolie, et des images.(5) "L'Homme singulier" témoigne encore de ces ardeurs d'adolescent attardé — qui sont ici démontées avec une maestria qui montre que leur auteur sait se souvenir de ses pulsions tout en les ayant dépassées. L'homme qui arrête le temps, l'idée avait déjà été utilisée en 1980 par Dominique Douay dans l'Impasse-temps, mais tant la justification pseudo-scientifique que les conflits affectifs sont ici plus soignées.(6)

On passera plus vite sur "l'Ultime réalité" ; en dépit de son environnement scientifique raisonnablement décrit, ce texte s'inscrit dans la tradition lovecraftienne des Choses que l'Homme n'Était Pas Fait pour Connaître.(7) Si "les Visages de Mars" donne son titre au recueil, ce n'est peut-être pas son meilleur récit de SF ; c'est le plus spatial — et on y sent la passion de son auteur pour l'astronomie et l'astronautique —, il bénéficie d'un basculement de réalité fort sympathique, mais il innove peu, finalement, dans sa thématique. L'avoir choisi pour porte-drapeau du livre peut relever d'une certaine logique commerciale, mais j'aurais préféré autant comme titre de livre que comme texte-amiral "les Architectes du rêve". Soit, l'usage qu'il fait de la réalité virtuelle est un peu naïf, mais les sentiments et les protagonistes qu'il met en scène sont d'une grande force. C'est aussi une histoire saturée de la nostalgie du terroir de l'auteur (Paris, rive gauche), et une charge contre la ségrégation urbaine par l'argent ; le texte le plus politique du livre, donc, et si l'auteur ne sait s'exprimer sur la politique que par la langue de bois au cours de son interview, ses colères trouvent une bien meilleure expression dramatique que didactique.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 29-30, août 1998


  1. Trois fois hélas, je ne me souviens d'aucune référence pour ce texte. Le grand âge…
  2. Sur la liste de discussion électronique SFFranco.
  3. Je pense à l'impressionnant "l'Amour au temps du silicium" dans l'anthologie Escales sur l'horizon.
  4. Il semble, au vu des premières indications, que ce soit le cas.
  5. Cf. ma chronique de Destination crépuscule 1.
  6. Cf. ma chronique de Destination crépuscule 3.
  7. Publié à l'origine dans Rêves d'Arkham — pas par hasard !

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