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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Robert Reed : le Lait de la chimère

Livre de poche nº 7190, décembre 1996

Les trois principaux développements scientifiques et techniques de la seconde moitié du vingtième siècle ont probablement été la conquête de l'espace, l'essor de l'informatique et [Couverture du volume]l'émergence des biotechnologies et en particulier des manipulations génétiques. Il est remarquable qu'aucun de ces domaines n'était sérieusement représenté au cours de la première moitié du siècle, ni même vraisemblable, au contraire de l'aviation, de l'énergie nucléaire ou des transmissions radioélectriques, télévision incluse, et qu'ils sont apparus comme des ruptures. L'astronautique et l'informatique sont directement issues de la seconde guerre mondiale, les biotechnologies ayant émergé de façon apparemment plus autonome.

La conquête de l'espace a été abondamment prévue, illustrée et utilisée par les écrivains de Science-Fiction. De même l'informatique, qu'ils n'avaient guère anticipée, a vite trouvé dans leurs œuvres une place importante, qui s'enfle peut-être exagérément dans l'exploitation des univers virtuels et du cyberespace. Mais les biotechnologies et les manipulations génétiques, en particulier celles portant sur l'être humain, n'ont curieusement pas encore nourri une vaste thématique. Il conviendrait de s'interroger sur ce relatif silence de la Science-Fiction contemporaine (1).

Pourtant, il y a toute une généalogie des rêves et des cauchemars biologiques dans la littérature de Science-Fiction. Son texte fondateur au point de vue de certains historiens serait le Frankenstein (1818) de Mary Shelley qui traite de la fabrication d'un homme à partir d'éléments empruntés à des cadavres. L'Île du docteur Moreau (1896) de Wells puis le Docteur Lerne, sous-dieu (1908) de Maurice Renard célèbrent une thaumaturgie sinistre des biologistes (2). Plus près de notre époque et surtout de nos préoccupations, le Meilleur des mondes (1932) d'Aldous Huxley pose en termes sociaux, éthiques et culturels étonnamment contemporains les problèmes d'un avenir dominé par une ingénierie génique. Frank Herbert y revient par un détour étrange dans la Ruche d'Hellstrom (1973). Cordwainer Smith a repoussé dans un avenir éloigné et sans donner beaucoup de précisions, dans ses Seigneurs de l'instrumentalité (3) (1955-1966) la possibilité de créer des espèces sous-humaines à partir d'espèces animales.

Mais, dans la plupart des cas, il s'agit d'eugénisme ou de modifications somatiques parfois poussées jusqu'au niveau cellulaire mais non de manipulations génétiques au sens moderne. Cela est assez compréhensible pour les œuvres antérieures à la découverte de la double hélice par Francis Crick, James Dewey Watson et Maurice Hugues Frédéric Wilkins, qui leur valut le Prix Nobel en 1962. Mais après leurs travaux qu'il devint impossible dès lors d'ignorer, il est plus surprenant que les manipulations génétiques sur l'homme, la possibilité de transformer son corps et surtout celle de modifier l'espèce, n'aient pas déclenché la floraison d'œuvres majeures à laquelle on aurait pu s'attendre. Peut-être est-il trop tôt. Peut-être le sujet est-il si grave et si complexe qu'il faut aux auteurs de Science-Fiction un temps de latence avant de l'aborder comme il le leur aura fallu dans une certaine mesure pour l'informatique. Peut-être des transformations apparemment aussi sacrilèges enfreignent-elles des tabous inconscients auxquels ces auteurs n'ont pas encore su échapper. Ou bien encore, peut-être la science biologique n'a-t-elle pas vraiment produit à partir de ses austères paillasses ces images de la science que je situe à l'origine du travail imaginaire qui forge les thèmes de la Science-Fiction.

Certes, les manipulations génétiques sont loin d'être absentes de la Science-Fiction. Mais elles jouent le plus souvent dans une société future problématisée par d'autres traits le rôle d'un ingrédient cosmétique ou prothétique. Il est volontiers admis que l'on modifiera son corps plus ou moins à volonté, ou encore que l'on se dotera, ou que l'on dotera ses descendants, de caractères utilitaires ou valorisés. Ainsi, dans la Jungle hormone (1988), de Robert Reed déjà, ou dans la série de la Culture de Iain M. Banks (4), ou encore dans la Reine des anges (1990) de Greg Bear, est-il admis comme en passant que l'on choisira sa taille ou sa couleur ou que l'on adaptera le corps à des environnements difficiles ou à des fonctions particulières, comme si l'on endossait un costume particulier. Greg Bear, déjà cité, a bien effleuré le thème dans la Musique du sang (1985). Mais l'énormité de la chose, ses conséquences lointaines, le questionnement philosophique qu'elle soulève n'est entrevu que de loin, naïvement, peut-être craintivement.

Le Lait de la chimère (1989) de Robert Reed est l'un des premiers romans, peut-être le premier de cette envergure, qui aborde pleinement le thème de la modification génétique de l'homme et d'autres espèces vivantes dans l'avenir proche, et qui en explore certaines conséquences, en particulier éthiques. Depuis, Nancy Kress, dans Beggars in Spain (1992) puis dans une suite, Beggars and choosers (1994), a bien tenté de tirer les conséquences politiques de manipulations génétiques sur l'homme, dans l'esprit d'un darwinisme ultra-libéral proche des thèses libertariennes, mais sans se montrer convaincante, à mes yeux, ni du point de vue scientifique ni du point de vue socio-économique. Le livre de Robert Reed demeure donc à peu près seul de son espèce. Son auteur est du reste l'un des créateurs les plus originaux de la Science-Fiction américaine, qui a su traiter dans chacun de ses livres un thème différent, ce que du reste le public et même une partie de la critique lui ont bizarrement reproché, comme s'il s'agissait là d'une versatilité insupportable.

Commençons par préciser les enjeux. Dans leur sens fort, les manipulations génétiques consistent à réécrire l'information génétique contenue dans les cellules, et en particulier dans le noyau cellulaire, à peu près comme on réécrirait un livre en remplaçant certains caractères et espaces par d'autres, ou mieux comme on modifie une information dans le programme d'un ordinateur. Comme cette information génétique contrôle rigoureusement les aspects structuraux et les fonctions d'un être, et éventuellement de sa descendance, il devient théoriquement possible, pourvu que l'on sache exactement ce que l'on fait et quelles seront les interactions avec l'environnement, ce qui est loin d'être acquis, de le modifier à volonté. On utilise aujourd'hui trois familles principales de procédés pour obtenir cette réinscription : l'injection dans la cellule de plasmides après transformation, plasmides qui sont reproduits et vont migrer spontanément de cellule en cellule ; l'injection ou le bombardement de séquences d'ADN ou d'ARN dans la cellule ou dans le noyau cellulaire, après traitement approprié ; et surtout l'utilisation, comme vecteurs, de virus d'un type particulier, les rétrovirus qui sont composés d'ARN et non d'ADN, et qui obligent l'ADN de la cellule à se modifier à leur contact (5). Ces procédés demeurent aujourd'hui assez incertains dans leur conduite comme dans leurs résultats, même s'ils sont largement utilisés. Mais il ne fait guère de doute que dans un avenir raisonnablement proche, les fonctions des gènes seront élucidées et qu'il deviendra possible de les réécrire aussi aisément que je puis modifier une chaîne de caractères dans le présent texte. Cette capacité va bien au-delà de tout ce que la science a pu proposer auparavant comme pouvoir à l'homme-démiurge, et elle renvoie au catalogue des jouets pour jardins d'enfants la bombe atomique elle-même.

En supposant tous les problèmes techniques résolus malgré leur effarante complexité, ce qui est exactement ce que doit se permettre l'auteur de Science-Fiction, se posent aussitôt de redoutables problèmes éthiques. Ils ont fait l'objet de nombreux débats dans le cadre de ce qu'on appelle la bioéthique (6), et je ne peux qu'en évoquer ici certains aspects de façon tout à fait insuffisante.

La première question peut se formuler ainsi : a-t-on le droit de vouloir se modifier soi-même, de vouloir modifier son propre corps dans son apparence ou dans ses fonctionnements les plus intimes, à travers la modification de cellules somatiques ? L'extension en est plus radicale : a-t-on le droit de vouloir modifier sa propre descendance, à travers la modification de cellules germinales ?

Mis de côté deux extrémismes dont l'un maintient sur des arguments religieux ou philosophiques qu'on n'a jamais le droit de modifier quoi que ce soit, et l'autre considère que tout ce qui peut être fait sera fait et même doit être fait, on conçoit immédiatement que ces deux questions sont épineuses.

Elles le sont d'autant plus que la réponse peut apparaître trompeusement claire dans certains cas. Un grand nombre de maladies, plus ou moins rares, souvent douloureuses, découlent comme chacun sait aujourd'hui d'anomalies géniques. Si l'on en a la possibilité, il apparaît raisonnable de corriger ces anomalies comme fait le chirurgien dans le cas d'une anomalie macroscopique, et de pousser en somme la chirurgie réparatrice dans ses ultimes développements moléculaires. Il n'y a pas de raison fondamentale de distinguer ici un bec-de-lièvre d'une anomalie génétique.

Et comme certaines de ces anomalies ont un caractère héréditaire, il peut sembler tout aussi éthique d'assurer la transmission génétique aux enfants à naître de l'amélioration possible. Un diabétique souhaitera non seulement être corrigé définitivement dans son corps mais encore l'être dans sa semence, éviter pour toujours de transmettre sa déficience. Des horreurs comme la mucoviscidose pourront être traitées mais pourraient être aussi éventuellement éradiquées. Précisons que l'on n'intervient aujourd'hui chez l'être humain, à titre encore expérimental, que sur les gènes gouvernant les cellules somatiques, le corps de l'individu, mais que cela demeure prohibé, par consentement éthique plus que par des lois précises et universelles, en ce qui concerne les cellules germinales, le capital héréditaire des êtres humains. Pour combien de temps ?

Le problème est que la distinction entre réparation et amélioration, terme que j'ai insidieusement introduit un peu plus haut, n'est pas claire et qu'elle est même peut-être dépourvue de sens. La pathologie n'a pas toujours de délimitation précise. Quelle différence y aurait-il entre être belle et pas laide ? Bien qu'il n'existe certainement pas de gènes de la beauté ou de l'intelligence, et que l'aspect physique ou les capacités intellectuelles absolument uniques d'un individu soient le produit d'une rencontre dynamique entre des gènes et un environnement singulier à travers une histoire propre qui a permis une expression particulière de ces gènes, des prédispositions sont presque certainement inscrites dans des gènes. La réécriture délibérée de gènes pourrait donc permettre la redéfinition de caractères d'abord somatiques, puis génotypiques et donc transmissibles. Cette redéfinition peut concerner des familles de cellules dans le corps, le corps tout entier, et enfin les cellules germinales, c'est-à-dire la descendance.

Il y a peut-être sur cette voie des obstacles fondamentaux. Supposons qu'il n'en existe pas : nous nous occupons ici de spéculations et de Science-Fiction, et non pas de science appliquée et de techniques. Si ces techniques se répandent, elles deviendront banales, et de banales, habituelles, puis routinières. Aucun interdit légal ne prévaudra durablement contre une possibilité qui ne serait pas profondément interdite par l'intériorisation collective de la conscience morale rationalisée par Emmanuel Kant.

La question résistante est la suivante : si je puis changer à volonté et sans que ma vie soit mise en danger, en le supportant économiquement, de couleur d'yeux, de peau ou de taille ou, pendant que nous y sommes, de nombre de membres, voire de sexe ou de longévité, de quel droit me l'interdirait-on, à moi, adulte présumé libre et responsable et maître de mon corps ? C'est une question à laquelle les sociétés industrialisées ont déjà répondu positivement, avec plus ou moins de réticences, en acceptant que des chirurgiens esthétiques remodèlent des corps pour les réparer, les embellir au regard du demandeur, voire les faire ressembler à des modèles sociaux (des vedettes), ou leur faire passer la barrière des signes sexuels. Ce qui s'admet au titre de l'aspect doit pouvoir s'admettre au titre de son répondant intime du cœur de la cellule. Le dénier relèverait de l'hypocrisie. Du reste, cette notion de maîtrise du corps, de propriété de son propre corps, est déjà devenue commune au regard du droit de l'avortement. Et c'est exactement là que passe la frontière entre ceux qui l'admettent, relativement, et ceux qui le refusent, absolument.

Jusque là, la question ne concerne que le sujet qui la pose. Maintenant, admettons qu'il la pose au nom de sa descendance. Il ne peut certes pas prétendre en être le maître ni le propriétaire. Sa descendance, pour être issue de son corps, n'est pas son corps. Mais justement, elle est issue de son corps. Quelle autorité, et au nom de quelle transcendance, va lui interdire de modifier ce corps pour l'empêcher de produire une descendance qui conviendrait à son désir ? Les États civilisés n'interdisent pas comme tels, en ce qu'ils seraient strictement des modificateurs de l'hérédité, des comportements peut-être producteurs de tares, comme l'alcoolisme ou la consommation de certaines drogues tératogènes. S'ils le faisaient, en établissant le lien entre comportement individuel et effets sur la reproduction et en le normant, en encadrant la reproduction, ils s'exposeraient au reproche d'eugénisme que le nazisme a frappé d'ignominie après que beaucoup de socialistes progressistes y eurent vu le moyen de la rédemption du prolétariat. En d'autres termes, quelle autorité laïque, au nom de quelle valeur, hormis celle d'un conservatisme étroit, va s'opposer au désir d'amélioration qu'un sujet libre, susceptible de l'accepter dans son propre corps, voudrait assurer à sa descendance ? L'État, supposé démocratique, va-t-il s'affirmer protecteur, et donc propriétaire, de sujets à naître ? Va-t-il définir une normalité, qui serait la reconduction de l'existant, ou bien, s'il se veut bienveillant, de ce qui serait transformation acceptable au nom de la réduction de souffrances, et ensuite — pourquoi pas ? — d'inégalités ?

Remarquons que l'impératif catégorique kantien ne s'applique pas aisément ici, au moins dans sa forme schématique, à savoir de ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il vous fasse, à quoi il faut ajouter l'exigence d'universalité et la prise en compte du sujet humain comme fin, jamais comme moyen. Il ne s'oppose pas à ce qu'on peut se faire à soi-même, qui n'est pas autrui, sauf à interdire le suicide, ce à quoi ont renâclé la plupart des États laïques modernes parce qu'ils ne se voulaient pas propriétaires absolus des sujets. Mais l'impératif kantien ne peut pas s'opposer non plus à la modification de ce qui n'existe encore que comme virtualités ou possibles, sauf dans l'hypothèse où il s'agirait de faire de ceux à naître des esclaves ou plus généralement des humains diminués. L'impératif kantien, qui fonde largement, ici et là, la loi, ne peut certes que prohiber au nom de l'universalité l'exercice d'une tyrannie à travers le temps. Mais si un seul humain, ou un groupe, invoque une libération, ou un progrès, ou, mieux dit, le désir d'une libération ou d'un progrès, cet impératif défaille, et avec lui un fondement de la loi contractuelle. Et c'est bien ce que fait la loi quand elle reconnaît de manière générale à chacun la liberté d'organiser selon ses convictions l'éducation de ses enfants et donc de formater leur avenir, même si elle y pose des limites, rarement mises à l'épreuve.

Ce que j'entends montrer ici, ce n'est certes pas mon adhésion personnelle à toutes les extrémités, voire aux monstruosités, que pourrait produire l'application illimitée des techniques de transformation du vivant. C'est que les sociétés, les États, les lois, se trouvent confrontés à des limites, à des contradictions que personne n'a guère eu encore l'occasion de penser. C'est que l'impératif kantien peut être respecté et sur le fond ne rien trancher de ce qui peut être modifié de l'humain. C'est que cela reste pour l'essentiel à penser.

Il y a une autre dimension, celle de l'intervenant. C'est une chose de se modifier soi-même, voire de modifier sa descendance, et une autre chose de demander à quelqu'un d'autre de le faire. Cet autre peut le refuser au nom de ses propres considérations éthiques. Mais s'il accepte, la question doit alors être formulée différemment : a-t-on le droit de modifier quelqu'un d'autre, même à sa demande et avec son consentement éclairé ? Est-ce que le respect scrupuleux du désir de l'autre, qui suppose l'effacement problématique de son propre désir, est une condition suffisante ? C'est une question qui a déjà été posée à propos de l'euthanasie médicalement assistée et qui ne souffre pas de réponse simple. Et son corollaire surgit aussitôt : a-t-on le droit de modifier la descendance de quelqu'un d'autre, même selon son désir et avec son consentement éclairé ?

Mais que peut être un consentement éclairé dans un domaine qui implique la vie des générations à venir ? La question peut-elle avoir un sens, et pour celui qui exige ce consentement avant d'agir et pour celui qui peut prétendre le donner ? Peut-être pas. Mais si elle n'en a pas et si tout consentement éclairé est impossible, et donc la modification irrecevable, c'est en fait tout effort pour changer l'avenir, dans quelque domaine que ce soit, qui s'avère éthiquement irrecevable. Il n'est pas aisé pour celui qui voudrait établir quelques garde-fous de se prémunir en même temps contre le conservatisme le plus absolu. La “bonne volonté” de Kant, opposable dans un monde stable, dans un monde d'ordre, me semble ici défaillir dans un univers voué à la mutation.

Nous nous trouvons ici au point de collision de deux désirs, celui d'être et celui de faire : le désir de se transformer, ou celui de l'enfant idéal, qui peut aller de la simple futilité au désir indécis du progrès ; et le désir d'aider l'autre à changer, qui peut aller de la compassion active au fantasme de maîtrise technophiliaque, pour ainsi dire maniaque. De tels désirs ne peuvent pas être réduits à du rationnel, et encore moins être contraints par la raison, sauf à poser en prémisses une sacralité du corps et plus encore du germen, sacralité que l'on sait bien fragile et que rien ne vient garantir en dehors d'un fondement théologique.

Celui que j'ai appelé l'intervenant, le biologiste, le généticien de l'avenir, qui serait l'agent du changement de l'autre, n'agit certes pas seul. Il dérive son pouvoir du travail et des moyens de tout un groupe humain, et l'on peut admettre que ce groupe lui oppose l'interdiction, décidée démocratiquement et sans qu'il soit besoin d'un autre référent, de tout attentat au germen, voire au corps, au nom de la loi. Mais que se passera-t-il si un groupe tout entier décide, au nom de sa conception de son progrès et son avenir, qu'il a le droit, qu'il pense même avoir le devoir, de modifier son capital génétique, sans même qu'il cherche à l'imposer à qui que ce soit qui lui soit extérieur ? J'entrevois ici de vastes possibilités pour de futures et inédites guerres de religions génétiques. Sans y insister, quelle serait la traduction génique d'une pratique, là répandue et ici parfois tolérée, comme celle de l'excision féminine ?

Je ne cherche pas ici à éveiller de faciles terreurs. Il me semble simplement qu'il est déjà bien tard pour les tenants d'un éternel moratoire. Certes, les comités d'éthique s'efforcent tant bien que mal de canaliser, de freiner le mouvement, en s'appuyant sur les incertitudes du savoir et des techniques et aussi sur un patrimoine philosophique et religieux de la prudence. Mais il me semble, si l'on prévoit un peu loin, qu'ils ont déjà perdu, qu'ils ne mènent plus, là-dessus, que des combats d'arrière-garde. Il y aura, il y a déjà, des docteur Florida comme celui du Lait de la chimère. Si l'on avait voulu empêcher ces avenirs, il aurait fallu enrayer la machine du savoir avant qu'elle ne crée le possible. La question n'est déjà plus de savoir si ce qui pourra se faire se fera, car cela est déjà là, mais si entre toutes les évolutions qui pourront se faire, il en est qui devraient à tout prix être évitées.

Lesquelles ? Pourquoi ? Celles sans doute de la fermeture du possible, celles du fantasme de perfection.

Mon sentiment — que dis-je ? — ma conviction, tout prophétisme laissé de côté, est que l'humanité sera réécrite par elle-même, qu'elle se divisera, qu'elle y perdra et peut-être même oubliera avec le temps son unité d'espèce, qu'il se fera une seconde Babel, une Babel des gènes après la Babel des langues. Alors, dans cette diversité, se posera, en des termes nouveaux auxquels il est peut-être temps de commencer à réfléchir, une interrogation ancienne, qu'est-ce que l'humain ? Depuis la première Babel, l'humain n'est plus lié à une langue mythique, il est lié à la capacité de parler. Après la seconde Babel, il faudra bien admettre ce que nous savons déjà plus ou moins confusément, que l'humain ne tient pas à une couleur, à une forme, à un sexe, à des aptitudes, à des usages, à un habitat planétaire, à la capacité de respirer l'air ou de vivre dans l'eau, voire dans le méthane, à rien de tout cela qui peut apparaître, d'un peu haut, comme contingent. L'humain, en tout cas, n'est pas cantonné dans ses gènes. Il n'y a déjà plus de nature. Il n'y a que de l'inédit. Et c'est la possibilité de l'inédit qu'il s'agit de préserver.

La Science-Fiction a son rôle, petit mais non négligeable du côté de l'imaginaire, c'est-à-dire de l'expression du désir, à jouer dans cette argumentation nécessaire. L'explosion de l'humain que j'ai évoquée a déjà été envisagée par deux auteurs du domaine, James Blish dans Semailles humaines (the Seedling stars, 1956), et Ursula Le Guin dans son cycle de Hain et en particulier dans la Main gauche de la nuit (1969). Mais l'essentiel reste à dire. Robert Reed s'y risque à partir de notre présent.

Notes

(1) Dans leur excellente Encyclopedia of Science-Fiction, Peter Nicholls et John Clute manifestent le même étonnement devant la relative négligence dont fait l'objet ce thème.

(2) Brian Aldiss y revient, en termes de génétique moderne, dans l'Autre île du Dr Moreau, Le Livre de Poche.

(3) Pocket.

(4) Voir l'Homme des jeux et l'Usage des armes, Le Livre de Poche.

(5) Le lecteur curieux et insatisfait de cet exposé ausssi incomplet qu'inexact pourra se reporter, plutôt qu'à des articles de vulgarisation souvent incertains, à un petit ouvrage comme Biologie moléculaire de Bernard Swynghedauw (Nathan université, 1994) ou, s'il en a le courage, à une somme comme Biologie moléculaire de la cellule (Flammarion médecine sciences) de préférence dans son édition la plus récente.

(6) Dans l'abondante littérature sur la bioéthique, je me permets de suggèrer la lecture de Mots, discours sur la bioéthique (Presses de Sciences-PO, nº 44, septembre 1995), et en particulier du remarquable et trop bref article de Marie-Josèphe Dhavernas-Lévy, "Prométhée stigmatisé, l'humain ennemi de l'humanité".