Gérard Klein : préfaces et postfaces
Robert Reed : la Jungle hormone
Livre de poche nº 7177, septembre 1995
Qu'est-ce que c'est qu'un roman noir ? C'est une histoire de passions et d'intérêts, aussi sordides que dans n'importe quelle œuvre de Shakespeare, avec une touche de suspens et plus qu'un zeste de violence, logée dans un univers réaliste, cru, proche, ou du moins qui nous semble proche. C'est aussi une écriture, heurtée, vibrante, poignante. Cela est-il compatible avec la Science-Fiction ?
Robert Reed, avec son second livre, la Jungle hormone, (le premier, the Leech, n'a jamais été traduit en français) le démontre s'il était nécessaire. Plus que l'action, (trépidante, rassurez-vous), le signe de son allégeance au roman noir, c'est qu'il excelle à décrire un monde d'individus, de travailleurs, d'ambitieux, de truands, une jungle urbaine de l'avenir, mais si détaillée, si vivante, qu'on s'y croirait. Non, qu'on s'y croit. On reproche parfois à la Science-Fiction d'être avant tout une littérature d'idées, un peu froide, désincarnée, hantée par des super-héros de l'intelligence. Ce n'est pas que la Jungle hormone manque d'idées : la plupart des romanciers se contenteraient pour tout un livre de la moitié de celles qui surgissent ici dans un seul chapitre. C'est que les idées, souvent sous forme d'images, tombent à leur place, comme par hasard, et suggèrent petit à petit un monde social dans sa complexité et sa cohérence.
Les technologies échevelées, manipulations génétiques, univers virtuels, réseaux, cyborgs, villes sous globes, voyages interstellaires, n'étouffent pas ici les passions élémentaires, que l'on dit trop souvent et trop vite éternelles, des êtres humains. Elles les provoquent, les portent à leur paroxysme, les défont. Vivre, désirer, aimer même, haïr, envier, tuer, s'enchevêtrent dans un tourbillon de prouesses technologiques que ces pulsions remettent à leur place, celle de moyens.
La Jungle hormone est une histoire de pulsions primitives, et de leur impossible maîtrise. Personne n'y est tout à fait ce qu'il semble, et encore moins ce qu'il croit être. Tous, ou presque, jouent à se tromper, et d'abord à se tromper eux-mêmes.
Considérez par exemple la Fleur, Melba Chiffon. C'est une créature synthétique, plus féminine qu'aucune femme. Parfaite, dont même les pets ont la senteur du lilas. Un jouet docile, éphémère, jetable même, idéal pour le macho immature qui sommeille à peine en tout homme. L'épitomé de la poupée gonflable, une décoction du désirable. Mais dans cette enveloppe infiniment fragile, il y a quelqu'un d'autre. Je ne vous dirai pas qui. À vous de le découvrir. Mais seulement qu'il y a quelqu'un qui croit savoir qui elle est, dure emballée dans la douceur, absolument cynique, et qui va devenir quelqu'un d'autre.
Le talent de Robert Reed, c'est de nous faire saisir qu'il y a les enveloppes qui disent une chose, et les intérieurs qui la contredisent. Sans fin. Et que le noir au fond n'est qu'à l'extérieur. Chez certains.
Robert Reed, qui est aujourd'hui l'auteur de six romans, ne se répète jamais. N'attendez pas de lui des séries à tiroir. Chacun de ses livres est une expérience nouvelle. Certains le lui ont reproché, y voyant la manifestation d'une identité indécise. À mes yeux, c'est la marque d'un véritable écrivain comme la Science-Fiction en compte trop peu, un fervent de surprises.