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Quarante-Deux

Philippe Curval : chroniques, entretiens et articles

Ray Bradbury, le voyageur d'octobre

entretien, Paris, 1990

Ray Bradbury est devenu un auteur classique. Chaque rentrée scolaire, des milliers d'élèves découvrent avec délices les Chroniques martiennes. Pour fêter ses soixante-dix ans, Bradbury publie aujourd'hui un épais recueil de nouvelles, À l'ouest d'octobre.

Philippe Curval : si vous aviez l'occasion de refaire aujourd'hui les Chroniques martiennes, écririez-vous exactement le même livre ?
Ray Bradbury : ce serait en gros le même livre, car il s'agit d'un mélange de mythes grecs et romains, de ma passion d'enfant pour l'Égypte ancienne, de ce que j'ai lu sur l'invasion de l'Amérique du Sud par les Espagnols, notamment Cortez, et de certains aspects de notre comportement vis-à-vis des Indiens d'Amérique ; or, dans mon esprit, rien de tout cela n'a changé. Je crois savoir qu'en matière d'exploration, nous avons été plus prudents lorsque nous sommes allés sur la Lune. Nous essaierons de protéger l'environnement pour ne pas apporter trop de germes sur la Lune ou sur Mars. Mais il est de toute façon probable que dans de pareilles atmosphères, nous ne représentons pas de réel danger. Les Chroniques martiennes tournent autour de cette histoire de bactéries ; voyez ce que nos bactéries ont fait aux Indiens d'Amérique ; en retour nous avons ramené des maladies en Europe… Non, je ne crois pas que le livre serait très différent.
Lorsque vous avez commencé à écrire à la fin des années 1940, vous contestiez le progrès scientifique et passiez pour réactionnaire. Aujourd'hui, en préfigurant le mouvement écologiste, certains vous considèrent plutôt comme un homme de gauche. N'est-ce pas un effet magique de changer d'étiquette sans changer d'opinion ?
J'ai toujours détesté mettre des étiquettes sur les gens, quels qu'ils soient. Les étiquettes sont dangereuses. Regardez ce qui s'est passé ces dernières semaines : ceux qui se donnaient le nom de communistes étaient incapables de penser clairement, ils n'étaient rien d'autre que cette étiquette. Ils n'osaient pas dévier, comme tous ceux qui appartiennent à un parti politique. En Amérique c'est la même chose avec les Libéraux et les Conservateurs. Je n'ai jamais voulu appartenir à aucun parti ; je me suis toujours situé au centre du débat, ce qui me permet de rester ouvert aux idées des uns et des autres. Si l'une d'entre elles me séduit, alors je marche. C'était différent quand j'étais jeune, parce que j'étais beaucoup plus bête que maintenant ; quand on est jeune, on se sent vulnérable, alors on s'attache aux choses, et c'est là le véritable danger que renferment la plupart des partis politiques : ils s'attaquent aux jeunes. Il nous a fallu soixante-dix ans avant de découvrir à quel point le communisme était mauvais. C'est Hitler à l'envers… non, en fait, c'est la même chose. Tout est un mélange de conservateur et de libéral. Le processus éducatif est conservateur-libéral : on conserve le savoir, les fondements du système, pour se libérer et atteindre la liberté de création. Donc, les étiquettes ne correspondent à rien. Je n'appartiens plus à aucun parti politique ; je suis Démocrate, mais la plupart du temps je ne me préoccupe guère de ces choses. J'essaie de comprendre l'économie, comme nous tous. Je connais plusieurs économistes, et ils sont les premiers à admettre leur ignorance au-delà d'un certain point. Il y a là-dedans de la devinette, de la panique, de la partialité, du désir, de l'avidité, un peu de tout, quoi. Il faut faire la part des choses.
Vous me disiez que dans le domaine de la Science-Fiction, vous essayiez de demeurer fidèle à vous-même.
Prenez la SF des trente dernières années, sans même remonter jusqu'à ses débuts. Trop d'écrivains s'observent mutuellement ; ils fondent des associations qui publient un bulletin mensuel, ils se bagarrent entre eux… Moi, je ne veux me bagarrer avec personne. J'ai des idées avec lesquelles je veux jouer dans mes textes, et si elles déplaisent à certains, tant pis, ils ne sont pas obligés de me lire. Je ne vais pas me mêler de critiquer David Brin parce qu'il écrit de telle ou telle façon, ou bien les derniers textes de Robert A. Heinlein ! Il avait le droit d'écrire ce qu'il voulait. C'est très bien comme ça. Ils sont tous là, et c'est à nous de choisir parmi eux. Mais on voit aussi encore tellement d'histoires supergalactiques, dans la veine de l'universel Fondation d'Isaac Asimov, des livraisons successives de Dune… Ces œuvres sont de plus en plus énormes. C'est très bien, puisque les gens ont envie de les lire. Mais j'ai bien l'impression que chaque écrivain essaie de faire encore plus grand que les autres. Qu'est-ce que ça a à voir avec notre réalité ? Je considère toujours les choses du point de vue du miracle quotidien. Il ne se passe pas un jour sans que je ne constate l'improbabilité de l'univers, son caractère miraculeux. Totalement impossible ! Jamais nous ne résoudrons son mystère. La science va continuer à progresser. Je suis un peu embarrassé, un peu triste pour les techniciens de l'espace quand nous envoyons encore une fusée là-haut, équipée de supertélescopes, pour contempler Jupiter, Saturne et au-delà. Ces gens se disent : « On va enfin trouver le secret de l'univers, le commencement du temps. ». Mais on sait bien que non. S'ils le disent, c'est parce qu'ils doivent prouver au public que c'est important. Je n'attends pas d'eux qu'ils résolvent ces grands mystères, parce que je sais qu'ils ne le feront pas. C'est déjà assez excitant de penser qu'un jour, des êtres humains iront là-haut. Je voudrais revenir sur votre question. En se laissant guider par ses préférences intimes, on est à la merci des coups de tête. Quelque chose nous plaît et hop ! on fonce. Au cours d'un entretien, il y a des années de cela, Laurence Olivier a parlé de son “vœu héréditaire”, son gène, son chromosome. Jeune, il avait l'impression de porter en lui un gyroscope qui l'inclinait vers le métier d'acteur. Son âme et son corps tout entier penchaient vers ce métier. Ce n'était pas lui qui décidait ; il se contentait de suivre. Et il est devenu l'un des meilleurs acteurs de tous les temps. C'est pareil pour moi. Quand j'étais très jeune, quelque chose m'a dit de suivre ma propre voie, et quand on essayait de m'imposer une orientation, je répondais : « Non, non je serais malheureux si je faisais cela ; je mourrais. ». Si l'on va à l'encontre du “vœu héréditaire”, on meurt. Et c'est ainsi que je suis resté en vie et que je me suis bien amusé.
Dans votre dernier recueil de nouvelles, vous mêlez allègrement la Science-Fiction, le Fantastique, le Policier et la littérature dite générale. Est-ce pour prouver qu'il n'y a pas de genres spécifiques en littérature ?
C'est un phénomène dont nous souffrons tous. Quand vous entrez dans une librairie, vous voyez le rayon littérature d'un côté — vous savez, la “Littérature” —, et d'un autre le rayon science-fiction. Je déteste ça, car je pense sincèrement que nous aussi, nous faisons de la littérature. Mais je ne veux même pas de cette appellation. Je trouve qu'il ne devrait pas exister d'étiquettes du tout. Si vous essayez de comparer des gens incomparables tels que Tolstoï, Hemingway, Steinbeck, Fitzgerald et Heinlein, vous découvrez que c'est impossible. On ne peut que dire : Tolstoï n'aurait pas pu écrire ce qu'Arthur C. Clarke a écrit, et vice versa.
Pensez-vous que la Science-Fiction soit une idée commerciale ?
Non, je pense que c'est une idée humaine. C'est aussi dangereux que les étiquettes politiques qui font cesser de réfléchir. On met un auteur sur une étagère et on dit : « Ah, c'est un écrivain de Science-Fiction ? Eh bien, retournons à Tolstoï ». Quand je suis allé en Angleterre et en Irlande pour la première fois, il y a trente-cinq ans, j'ai rencontré beaucoup de snobs qui m'ont regardé de haut. Je leur ai simplement demandé de lire la première nouvelle des Pommes d'or du Soleil. Ils sont revenus en disant : « Mon Dieu ! Mais vous êtes un écrivain ! ». « Mais bien sûr. » ai-je répondu. « Je n'ai jamais rien été d'autre. Et maintenant, regardez-moi de moins haut et laissez-moi passer ». C'est la seule façon d'amener les gens à lire de la Science-Fiction.
Quels sont les écrivains qui vous ont le plus influencé ?
Les écrivains de Science-Fiction en lisent trop. C'est de l'inceste ! Je ne sais pas pourquoi ils ne manifestent pas davantage de curiosité. Entre huit et trente ans, j'en ai beaucoup lu : Jules Verne, H.G. Wells, d'autres encore, plus tous ceux des magazines. J'ai connu Heinlein à dix-neuf ans ; il était mon professeur. J'ai eu beaucoup de professeurs écrivains de Science-Fiction : Leigh Brackett, Edmund Hamilton, Jack Williamson, Ross Rocklynne, Henry Kuttner, des gens formidables qui, quand j'avais une vingtaine d'années, prenaient le temps de lire mes épouvantables nouvelles et m'ont appris à faire toutes les erreurs d'abord pour pouvoir les éliminer une bonne fois pour toutes. Aujourd'hui, j'ai deux raisons pour ne plus lire de la Science-Fiction. D'abord, pour ne pas imiter les autres, ou essayer de faire mieux qu'eux, et ensuite pour ne pas risquer de découvrir que quelqu'un explore un thème sur lequel je suis en train d'écrire. Cela me découragerait. Mais en fait, c'est idiot, parce que, de toute façon, ce ne sera jamais la même chose. Je préfère donc rester avec Shakespeare, Thomas Love Peacock (certainement l'un des plus grands écrivains anglais, toujours très drôle cent cinquante ans plus tard), George Bernard Shaw (je reviens constamment à ses pièces et à ses préfaces), Emily Dickinson, Hector Berlioz (son autobiographie et ses nouvelles), tous les grands poètes (par exemple Alexander Pope, auquel je reviens sans cesse). Par là, je renouvelle mon propre travail. Au niveau de la métaphore, ils m'ont appris à écrire plus succinctement. Cela m'a aussi beaucoup aidé dans mon travail de scénariste. Plus on lit de poésie, plus on est bon scénariste, car on se rapproche de l'image, l'image pure. Si on lit des haïkus tous les jours, on apprend à condenser en dix-sept ou dix-huit syllabes ce que d'autres disent en six ou sept pages. Si j'enseignais l'écriture cinématographique, je demanderais à mes étudiants de lire des centaines de haïkus puis d'écrire le leur et d'en faire un film d'une durée d'une minute. S'ensuivrait un concours d'extra-courts métrages qui produirait d'excellents résultats.
Puisque vous avez assimilé vos influences et que vous rejetez les étiquettes, n'envisageriez-vous pas d'écrire un prochain livre où tous les genres seraient brassés ?
Mon dernier roman, la Solitude est un cercueil de verre, s'en rapproche parce qu'il combine le Roman policier, le suspense, ce que j'ai appris du cinéma, ce que j'adore dans le cinéma fantastique, comme le Fantôme de l'Opéra qui a changé ma vie lorsque j'avais cinq ou six ans (je n'arrêtais pas de jouer les rôles de Lon Chaney). Tout cela ressort dans mon livre. C'est un vrai melting pot. Prenez l'intrigue, par exemple ; elle est parfaitement improbable, mais les lecteurs se disent : « Tant pis, je marche. », tellement l'idée d'un type qui dirige un studio derrière un mur, alors qu'il est considéré comme mort depuis vingt ans, semble bonne ! Malheureusement, tous les lecteurs ne suivent pas.
Les nouvelles qui composent À l'ouest d'octobre ont-elles été écrites récemment, ou sur plusieurs années ?
Il y en a d'anciennes, de plus récentes et de très récentes. Pendant vingt ans, j'ai eu un voisin photographe de cinéma ; il était responsable de la photo dans Jeanne d'Arc, le Père de la mariée, les Mines du roi Salomon, etc. Quand il a commencé à se faire vieux, il buvait trop et se rappelait ses combats avec l'escadrille Lafayette en France, en 1918, contre le Baron rouge. Il en avait des photos. Les fantômes l'assaillaient. Juste avant sa mort, il pleurait sur les Allemands qu'il avait tués. C'était une sorte de guerre avec lui-même, car il respectait ce code qui présidait aux combats aériens. J'ai trouvé tellement horrible que la guerre puisse vous faire payer son prix tant d'années après ! Voilà pourquoi j'ai écrit "Adieu, Lafayette". Sous une impulsion. Cette nouvelle a d'abord été un poème. "Le Convecteur Toynbee" vient d'une idée avec laquelle je me bats depuis des années : on ne peut pas croire en la fin du monde, c'est absurde. C'est déjà assez difficile comme ça de vivre au quotidien. Moi, je dis qu'il y a de l'espoir. Pour ce qui est de la fin du monde, j'ai appris ma première leçon à l'âge de douze ans. Mon frère et moi lisions le journal un jour, et nous sommes tombés sur un gros titre qui disait : la fin du monde est pour le 24 mai 1932. Et nous étions impatients. C'était tellement excitant ! Alors nous avons préparé un pique-nique (sandwiches, coca-cola, tout ça) et nous sommes partis en balade pour discuter de la façon dont le monde finirait. La Terre allait-elle tomber dans le Soleil ? Y aurait-il une gigantesque inondation ? Tout cela nous paraissait très beau. À la fin de la journée, tous les sandwiches et tout le coca-cola que nous avions avalés nous ont rendus malades, et nous sommes rentrés à la maison. Depuis ce jour, je ne crois plus à la fin du monde. La fin du monde, ce sera le soir de ma mort. Tout disparaîtra. Je ne saurai ni où ni comment, mais en fait, ce n'est pas moi qui disparaîtrai, c'est vous ! Voilà ce que c'est pour moi, la fin du monde. Et voilà ce que cela devrait être pour l'ensemble du genre humain. En attendant, il faut faire son boulot et ne jamais donner de garanties. Si je devais décrire mon comportement, je dirais qu'il est optimal, et non optimiste. Un optimiste, pour moi, c'est quelqu'un qui croit aveuglément, ce qui est stupide. Les pessimistes aussi sont aveugles : ils ne voient que du noir. Si je dis que j'ai un comportement optimal, c'est parce que je tire le maximum de mes émotions et de mes gènes, que je vis le plus possible, jour après jour. Si on s'y prend ainsi, les choses se font et tout à coup, on a une carrière.
Vos textes sont donc une espèce de réaction aux petites choses qui arrivent dans la vie quotidienne ?
Absolument, et je mourrais si je ne travaillais pas. Le terme exact serait plutôt “jouer”, parce qu'il ne s'agit pas réellement de travail : je n'ai jamais travaillé de ma vie. J'ai eu une vie formidable parce que j'ai joué avec elle. Je ne crois pas au sérieux. Les discussions sérieuses portant sur la littérature me dérangent, parce que je trouve qu'on devrait parler de la littérature en termes d'amusement. Une histoire doit être amusante, sinon pourquoi la lire ? Crime et châtiment de Dostoïevski est un livre tout à fait sérieux, mais si ce sérieux ne vous procure aucune joie, à quoi bon ?
Aimeriez-vous traiter de sujets politiques comme les grands bouleversements à l'Est ?
Je finirai par le faire, mais il faut attendre que les choses aient un peu évolué. Au cours des dernières semaines, combien d'entre nous ont pleuré devant la télé ou le journal ! Le mur de Berlin n'était pas un mur, c'était une digue ! Et les gens qui passaient de l'autre côté, une véritable marée ! C'est l'événement le plus inattendu du siècle ! Ça se passait là, sous nos yeux, mais nous n'en avons pas immédiatement saisi l'ampleur. Nous savions que ça couvait, mais nous ignorions combien de temps ça prendrait. Et tout à coup, la télé est devenue l'héroïne du siècle. Nous n'avions jamais rien vu de tel. C'est une révolution technologique autant qu'humaine. Les deux se combinent. Il en a toujours été ainsi. À Carcassonne, par exemple, on voit les différents niveaux technologiques dans un seul mur. Certains datent de sept cents ans, d'autres de neuf cents ans… on dirait un flot de lave échappé d'un volcan d'architecture, venu poser les fondations. Puis, au fil des ans, on a appris à construire mieux. À Pierrefonds, j'ai vu un jour un boulet logé dans un mur depuis cinq cents ans. À lui seul, il représentait une métaphore de la destruction du système féodal. Par la suite, ce boulet-là a fait tomber toutes les murailles, jusqu'à changer la société. C'est la même chose pour la télévision. Au lieu de Gorbatchev sur la couverture du Time magazine, on devrait présenter l'ensemble des postes de télé du monde. La Russie tombera aussi dans trois ans et nous oublierons jusqu'au mot “communisme”.
Une question piège alors : dans "le Convecteur Toynbee", le personnage central réalise une utopie. Or, le communisme se présente aussi sous les dehors d'une utopie. N'est-il pas dangereux de proposer un système fermé, même avec les meilleures intentions du monde ?
Non, parce que dans ma nouvelle, c'est en prenant les gens par les sentiments qu'on les influence. Les régimes totalitaires ne vous prennent pas par les sentiments : ils vous dictent votre conduite, un point, c'est tout. Les idées, elles, vous tirent vers le haut afin qu'une société entière, avec ses fondements, s'élève vers elles. Le voyage dans l'espace est une conception romanesque qui n'a rien de totalitaire. Mon projet pour les années à venir est d'écrire d'autres nouvelles, d'autres pièces ou poèmes sur ce thème. Je voudrais que les gens retombent amoureux de l'espace. Le peuple tout entier doit vouloir aller dans l'espace ; la décision ne doit pas seulement venir des dirigeants. "Le Convecteur Toynbee" est le rêve d'un romantique qui sait qu'un des moyens de changer la société est d'avoir une belle architecture. Il y a une certaine humanité à vivre en présence de beaux immeubles. Paris en est un bon exemple : qu'ils s'en rendent compte ou non, les gens sont entourés de tant de beauté que leur humanité doit forcément s'en trouver rehaussée. Jusqu'à quel point, on ne peut pas vraiment le dire, mais en tout cas on s'y sent bien. Si une partie de vous-même se sent bien parce que vous avez autour de vous des millions de fleurs, des kilomètres d'herbe, des forêts, des musées, la Tour Eiffel, les Champs-Élysées, etc., vous édifiez toute une civilisation à partir de cette beauté-là. Le personnage du "Convecteur Toynbee" ouvre la voie en offrant aux hommes un fabuleux mensonge. Tous les grands politiciens doivent également être de grands menteurs, parce qu'ils doivent vous promettre un avenir qui n'existe pas. Winston Churchill a dû dire à ses concitoyens : « Nous allons gagner. Malgré le sang, la sueur et les larmes, nous y arriverons. ». Franklin Roosevelt : « Nous allons construire cent mille avions. ». On croit que c'est impossible, que personne ne peut faire cela, et puis cela se réalise. C'était un mensonge, mais un mensonge qui jette les bases et le peuple suit, non pas seulement les dirigeants. On séduit les gens avec des mots. Quand j'avais dix-neuf ans, je faisais partie d'une troupe de théâtre. Un jour, au milieu des discussions je me suis levé et j'ai dit : « Qu'est-ce qu'on fait là à discourir sur le théâtre ? Montons une pièce et jouons ! ». Eh bien, ceux qui se trouvaient là se sont rangés derrière moi, c'était comme si j'avais pris la tête d'une révolution. Voilà ce que je voulais exprimer tout à l'heure : il est indispensable de prendre les Hommes par les sentiments pour construire une société. Jules César le savait fort bien. C'était un grand acteur de théâtre. Tous les grands hommes de l'Histoire, bons et mauvais, ou les deux à la fois, ont su utiliser ce ressort. Napoléon s'est inspiré de Jules César. Résultat : le mobilier Empire est le plus beau du monde. Tout cela à cause d'un fou qui a animé l'esprit d'un peuple en lui racontant des mensonges. Et ça a marché, en partie. Sa grande erreur a été de s'attaquer à la Russie. Aussi, telle qu'il a écrit l'histoire, on a des sentiments mitigés à son égard. Mais c'était un grand homme de théâtre, et tout est théâtre. Le vrai sujet du "Convecteur Toynbee", le voilà : si l'on est capable de théâtraliser la vie autour d'un projet, les gens se disent un jour : « Mince ! On y est arrivé ! ».
Dans ce cas, Marx était-il un mauvais écrivain ou un mauvais acteur ?
Les deux, ça ne fait pas de doute ! Bien qu'il ait publié un best-seller !
Dans beaucoup de vos nouvelles, et dans la Solitude est un cercueil de verre en particulier, on note une influence énorme de Los Angeles. Je voudrais savoir si, comme Aragon et son Paysan de Paris, vous ne vous considérez pas comme le “paysan de Los Angeles” ?
C'est possible [rires]. J'y suis arrivé à l'âge de treize ans. Ma famille était assez pauvre. Mon père cherchait du travail, mais il n'y en avait pas ! Sur une population totale de 120 millions aux États-Unis, 10 à 15 millions étaient sans emploi, autant dire presque tout le monde ! La plupart des gens gagnaient quinze dollars la semaine. Quand je suis arrivé à L.A., j'étais donc bien une espèce de paysan. Je ne savais pas grand-chose, mais j'apprenais rapidement. Je suis allé au musée du coin et j'ai découvert qu'il proposait une exposition sur les dessins animés de Walt Disney, parmi beaucoup d'autres choses. Il y avait aussi des dinosaures. Parti pour voir Disney et les dinosaures, on passait devant Monet en ressortant, et tout cela à l'âge de quatorze ans. Mon point de vue a toujours été celui du visiteur qui apprécie beaucoup de choses.
Dans vos histoires, il y a toujours une perméabilité entre les morts et les vivants, le naturel et le surnaturel, les êtres et les choses. Est-ce dû à l'influence de la physique quantique ou de vos souvenirs d'enfance ?
Je ne sais pas si ceci répondra à votre question : à ma connaissance, j'ai écrit plus d'histoires, de poèmes et de pièces sur des auteurs disparus que tout autre écrivain, que ce soit dans le domaine de la Science-Fiction ou de la littérature américaine dans son ensemble. Dans un texte, Charles Dickens vient habiter la pension tenue par ma grand-mère ; dans un autre, je suis le fils d'Edgar Allan Poe et d'Emily Dickinson ; j'ai écrit un poème dont le titre est "Emily Dickinson, où êtes-vous ? Herman Melville a prononcé votre nom la nuit dernière pendant son sommeil", une histoire d'amour entre deux personnes qui ne se sont jamais rencontrées, "les Bannis", où les écrivains martiens meurent alors que brûle le dernier livre ; j'ai transformé George Bernard Shaw en robot pour l'emmener dans les profondeurs de l'espace… Je suis amoureux fou des écrivains et de la littérature ! À ma connaissance, personne n'a rendu hommage à ce point aux écrivains.
Vous avez donné un autre destin à Hemingway.
Oui, je l'ai sauvé ! J'ai ensuite reçu des lettres du monde entier me disant : « Merci d'avoir remis Papa sur la route. ». Quel est réellement le thème de Fahrenheit 451 ? J'adore les bibliothèques, j'adore les livres et je pleure quand ils meurent. Citez-moi un seul autre livre où un homme tombe amoureux d'une bibliothèque ! C'est là le vrai sujet du roman. Et j'en suis tellement fier ! Je l'ai écrit il y a trente-cinq ans et ça me plaît toujours.
Dans un certain nombre de vos œuvres transparaît une forme de croyance en Dieu. Ne pensez-vous pas que la SF, par son système de démonstration logique et de mise en question de l'illusion, est plutôt une source d'athéisme ?
Le simple fait d'être en vie nous crée une dette. On n'est pas obligé de croire au Dieu de la Bible, mais la Création ? Nous sommes là : bien forcés d'y croire. J'ai une obligation, et je dois payer ma dette. Sinon, ça me rendrait malade. Beaucoup de gens sont malades de ne pouvoir le faire. Cela peut être très simple. Être un excellent professeur, une bonne mère, un bon père, par exemple. Un bon éditeur qui encourage les jeunes écrivains et en même temps leur apprend leur métier. Comme ça on ne va pas se coucher en se sentant coupable, et on n'arrive pas à la fin de sa vie en se disant : « Nom de nom, quel gâchis ! ». Voilà ce que représente la foi pour moi. Nous sommes sortis des cavernes, nous sommes allés sur la Lune, nous irons sur Mars, puis sur Alpha du Centaure. Pour moi, tout cela se produira, Dieu m'est témoin ! Nous sommes la partie vivante de Dieu. Il y a un grand livre qui parle des Sauveurs de Dieu.(1) Je le considère comme une partie de la Bible. Il dit : « Dieu nous implore de le sauver, et nous sommes ses sauveurs. ». Si nous cessions d'exister, une partie de Son épiderme mourrait dans la région de l'univers que nous habitons. Pas en profondeur, heureusement, car d'autres gens sur d'autres mondes le font vivre.
En conclusion, voyez-vous des auteurs anglo-saxons qui seraient vos disciples ?
Oui, Steven Spielberg. Quand je l'ai rencontré, il y a une quinzaine d'années, après la sortie de Rencontres du troisième type, il m'a demandé : « Alors, comment trouvez-vous votre film ? ». Comme je m'étonnais, il m'a répondu que si je n'avais pas écrit "It came from outer space", il n'aurait jamais fait ce film. D'autre part, lorsqu'il m'envoie une lettre, il ajoute toujours en post-scriptum : « Est-ce que vous êtes toujours mon Papa ? ». J'en suis très fier. J'étais très loin de m'en douter. Stephen King aussi fait partie de mes disciples. Je ne l'ai jamais rencontré, mais il m'a dédié un certain nombre de ses livres. Parfois, au hasard des rencontres, je m'aperçois que j'ai été le meilleur des professeurs : celui qui reste invisible.

  1. Níkos Kazantzákīs : Ascèse : salvatores Dei, 1922-1944.