Chroniques de Philippe Curval

Ursula Le Guin : le Nom du monde est forêt

(the Word for world is forest, 1972)

court roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1979

par ailleurs :
Ursula K. Le Guin et la décolonisation

Le Nom du monde est forêt complète une lacune dans l'œuvre d'Ursula K. Le Guin, celle qui se situe entre ses deux grands livres, la Main gauche de la nuit et les Dépossédés, entre une œuvre sensible, imaginative, et la lourde machinerie du roman philosophique, même si celui-ci évite les poncifs.

Rêverie sur les problèmes de la décolonisation en forme de fable tragique, le Nom du monde est forêt décrit avec précision, concision, la mise en place des antagonismes entre deux peuples, deux ethnies, deux mentalités soumises à une promiscuité forcée, entre les Humains, colonisateurs satisfaits de leur expansion galactique et les indigènes de la planète Athshe, apparemment primitifs. Athshe est une boule d'eau semée d'îles immenses ; partout, la forêt. Dans ce paradis pacifique, les Athshéens coulent une vie végétative. C'est du moins l'opinion des Terriens, qui en profitent pour passer du stade missionnaire de la civilisation à celui de commerçants en bois et d'esclavagistes.

Curieusement, il semble qu'une semi-catatonie se soit emparée des petits humanoïdes à pelage vert, un acquiescement silencieux à l'oppression. Ces fervents de l'activité onirique n'ont pas été jusqu'à concevoir l'exploitation à outrance. L'industrialisation, le racisme, la violence. Pourtant, à mesure qu'Athshe se déboise, l'inconscient collectif des habitants se charge d'un potentiel réactif qui n'attend qu'une occasion pour éclater.

Le Nom du monde est forêt est l'extraordinaire récit de la maturation d'une révolution verte : ceux qui croient au rêve repoussent ceux qui n'y croient pas. C'est dans l'analyse mathématique et poétique des phénomènes de rejet qu'Ursula K. Le Guin se montre incomparable.

Gérard Klein, dans son essai "Malaise dans la Science-Fiction américaine" qui suit ce court roman, tente de cerner en quoi l'œuvre d'Ursula K. Le Guin s'oppose au pessimisme fondamental de la Science-Fiction américaine contemporaine. Peut-être est-ce justement en imaginant pour les sociétés des solutions qui ne sont pas empruntées au folklore politique ?

Philippe Curval → le Monde, nº 10655, vendredi 4 mai 1979, p. 24