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La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 141, février 1976

Anthologie composée par Michel Jeury : Utopies 75

Douglas Trumbull : Silent running

Lorris Murail : Omnyle

Anthologie composée par Harlan Ellison : Dangereuses visions

Hawkwind [Kraftwerk] : Autobahn & Radio activity

Ursula K. Le Guin : les Dépossédés

Contrairement à une habitude honnie des milieux intellectuels antifranchouillards, j'ai fortement envie d'enfourcher mon béret basque et de partir à l'assaut des moulins à vent, avec ma baguette à la main. Pourquoi ? Très simple : faites avec moi le bilan de la critique nationale en ce qui concerne la Science-Fiction. Hier, c'est-à-dire entre les années 1973-74, pour la première fois en France, on commence à se préoccuper d'un genre qui existe depuis 1950 d'une façon très précise et depuis toute éternité versinesque pour ceux qui sont au courant. Hier, dis-je, la pléthore ; phénomène de mode classique, tous les mass-médias sont sensibilisés à la Science-Fiction. Pas de mois sans que les principaux quotidiens fassent des comptes rendus de SF (sauf l'Aurore et le Parisien Libéré, ce qui n'a rien d'étonnant), que les hebdomadaires prennent le relais toutes les semaines (sauf l'Express), que les mensuels publient des numéros spéciaux, sans compter les tentatives télévisées, les émissions de la radio française et des postes périphériques. Bref, à cette époque, on croit rêver, on rêve.

Et puis, et puis… fin 1975, que se passe-t-il ? Silence radio, presse muselée, vogue terminée. Pourtant, les romans par flopées (terme quantitatif qui se situe entre le tire-larigot et le ras-le-bol) sortent des arrière-boutiques des éditeurs, et les romans français commencent à compter dans ce déferlement. Consultez les mêmes journaux : le Figaro est muet, le Quotidien de Paris ne se singularise pas par une absence de critique ; dans l'Express que peut-on lire ? pas une seule page ; quant au Nouvel Observateur, à part des dithyrambes sur la collection "Chute Libre", quelques rares lignes. Les Nouvelles Littéraires font la sourde oreille, et la Quinzaine, qui n'en a jamais parlé, se contente de rabâcher et de vanter le talent d'auteurs comme Patrick Modiano ou Didier Decoin dont on ne parlera pas plus dans cinquante ans que de Pierre Frondaie ou de Marcel Prévost aujourd'hui. Restent quelques notules sympathisantes dans le Point et une agression à main armée dans Valeurs Actuelles pour des motifs idéologiques qui n'échapperont à personne. À la télévision, Michel Lancelot, qui s'était fait une spécialité d'un genre qui lui plaisait, se contente de passer quelques vieux films ; France-Culture, abondante propagatrice de la SF, se tait.

Que se passe-t-il ? N'est-il rien paru en 1975 qui vaille la peine d'être mentionné ? Le Monde inverti, la Frontière avenir, Rendez-vous avec Rama, le Prisme du néant — je cite des œuvres majeures qui me viennent à l'esprit — ne valent-ils pas le moindre articulet ? Ortog et Repères dans l'infini ne méritent-ils pas qu'on les encense ? Sans compter toutes les rééditions de classiques qui auraient pu permettre aux critiques littéraires de parfaire leur culture déficiente ? Il semble que non. La lassitude est vite venue. La Presse est blasée. L'avenir de l'homme n'a pas tellement d'intérêt. À quoi bon chercher la Lune alors qu'il y a tant de problèmes quotidiens plus préoccupants, comme l'implantation des parcmètres, le rebouchage du trou des Halles, le manque à gagner des petits commerçants, le malaise de l'armée et tant d'autres choses aussi mirobolantes d'intérêt ? Pourquoi se préoccuper du futur tandis que le présent nous dévore avec ses dents cariées ? N'est-ce pas, monsieur Freud, monsieur Marx, monsieur Einstein, qu'il aurait mieux valu ravaler vos travaux dans l'oubli afin que la merveilleuse anti-utopie petite-bourgeoise où nous nous enlisons depuis des siècles perdurât indéfiniment ?

En écrivant ces lignes vengeresses, le rouge me monte au front ; car il y a malheureusement des auteurs de SF qui sont les suiveurs de Boileau (avant qu'il ne connût Narcejac). Ceux qui croupissent dans le passé de la science en croyant que la Cinquième République est une fiction !

Voyez par exemple une chose très étonnante, l'attitude des Grands Anciens vis-à-vis de la Science-Fiction française. Examinez avec attention le “groin des spécialistes” dans Univers 04, zéro pointé pour Éclipse et Utopies 75 de la part de Jacques Bergier et de Georges H. Gallet. Pour Bergier, cela n'a rien d'extraordinaire, son système de cotation est si aberrant qu'une chienne n'y retrouverait pas ses petits. Renouvelant à son profit le système bien connu, depuis que la religion catholique s'occupe de littérature, de l'imprimatur et du bûcher, il excommunie ou envoie au paradis à tour de bras sans que les subtilités d'une pensée qui lui est étrangère ne viennent lui chatouiller l'esprit. Pour Georges H. Gallet, le cas est plus grave : dans Utopies 75, il y a trois auteurs, Michel Jeury (alias Albert Higon), Christine Renard et moi-même, qu'il a révélés en les publiant pour la première fois dans le "Rayon fantastique". Il a même contribué à décerner le prix Jules-Verne à deux d'entre eux. Alors ? Trois réponses peuvent être fournies à cette inquiétante question : soit les trois écrivains précités sont devenus des débiles mentaux, soit Georges H. Gallet a inexplicablement tourné casaque, soit il déteste Jean-Pierre Andrevon d'une manière si intense qu'il s'est cru obligé de condamner les trois coauteurs d'Utopies 75 ? Pour vous faire une opinion, je vous incite à lire cette anthologie dont le thème est unique dans l'histoire de la SF.

Mais je suppose que vous suivez cette chronique pour d'autres raisons que la polémique, reprenons donc le collier et parlons de l'actualité.

Un film, d'abord, Silent Running, de Douglas Trumbull. Primé au festival de Trieste en 72, également récompensé à la récente Convention du Fantastique à Paris, il a fallu quelques années pour le voir enfin programmé sur nos écrans. Ce qui aurait tendance à prouver que les distributeurs méprisent la Science-Fiction avec autant d'acharnement que les critiques littéraires.

Au terme d'une première vision, Silent Running apparaît comme une œuvre importante : magie des images, perfection des trucages, simplicité du récit, humour sous-jacent. Et puis, quand on examine le scénario à la faveur des réflexions nocturnes qui sont l'objet de cette chronique, Silent Running se défait, se décompose. La simplicité du récit devient infantilisme, l'humour sous-jacent plaisanteries de confessionnal. Le sujet : une fable philosophique sur l'écologie. Trois astronefs ont été largués dans l'espace pour préserver la flore terrestre. Sur la planète même, on ne sait trop ce qui s'y passe — dialogues vagues, sous-titres déficients, je ne saurais le préciser — mais ça va mal. Dans son dôme sous vide, le botaniste horticulteur entretient un jardin extraordinaire. Soudain, les ordres arrivent : il faut détruire ces paradis spatiaux, pour reconvertir les astronefs qui les ont installés en vaisseaux de commerce. La menace plane. Pure allégorie sans véritable fondement : on voit mal les doux capitalistes qui nous dirigent supprimer d'un trait de bombes atomiques un investissement de cette importance. C'est alors que le botaniste horticulteur… Mais je ne vous dirai pas ce qu'il fait, sinon vous resteriez chez vous, car il n'est pas plus stupide de se conduire comme ça que de partir comme missionnaire chez les cannibales.

S'il y a une chose qui me paraît détestable dans la Science-Fiction et dans ce film en particulier, c'est bien le processus qui consiste à humaniser les robots. Il relève de la pure idolâtrie mécaniste qui consiste à nommer sa voiture Totoche ou son fer à repasser Joséphine. Cette démarche s'inscrit parfaitement dans la ligne de pensée née avec le dix-neuvième siècle, qui consiste à voir dans la machine la condamnation de l'humanité, l'incarnation des mythes infernaux. Car, si les robots se mettent à remplacer l'homme au travail, c'est qu'ils représentent l'ennemi suprême. En leur donnant un nom familier on croit temporiser avec les Dieux.

Personnellement, je n'ai pas ce genre de rapports avec mon aspirateur ni même avec l'ordinateur de la comptabilité d'Opta que je devrais détester. Le ton de soumission qui préside aux relations entre le botaniste horticulteur de Silent Running et ses robots n'est pas joli à voir.

Et j'aurais bien d'autres reproches à faire à ce film en ce qui concerne ses prises de positions politiques et philosophiques. Mais je voudrais insister sur l'essentiel. Silent Running se présente comme la Défense, avec un grand "D", de la nature avec un petit "n". Je crains qu'il porte tort à l'écologie en se basant sur des arguments démagogiques et sentimentaux que l'on peut démonter sans effort. Il serait temps que ceux qui aiment véritablement les arbres, les fleurs, les légumes parlent de ce qu'ils connaissent et racontent comment il est possible de les cultiver, sans avoir recours aux raisonnements par l'absurde d'économistes citadins qui n'ont probablement jamais fait pousser le moindre radis.

Que cela ne vous décourage pourtant pas d'aller voir Silent Running ; en se bouchant les oreilles et en inventant un autre scénario à mesure que se déroule le film, on peut assister à un magnifique spectacle spatial.

Sur cette lancée, passons à Omnyle de Lorris Murail, publié chez Jean-Claude Lattès. La sortie de ce roman prouve que la SF continue à alimenter une collection chez cet éditeur, ce qu'un passé récent nous avait fait oublier. Quant à la ligne de cette collection, grand bien vous fasse si vous la découvrez ; de Régis Messac le merveilleux défricheur, à Michael Moorcock, le pisse-copie délirant, il y a un abîme qu'il m'est difficile de franchir.

Lorris Murail se situerait-il entre les deux ? Peut-être. On sent tellement d'influences dans Omnyle qu'il est impossible de les authentifier toutes. Celles que l'auteur cite de son propre aveu sur le dos de couverture me semblent les moins évidentes. La première, la plus diffuse peut-être, c'est celle du modern style : littérature tarabiscotée, mots rares, situations sinusoïdales, héroïnes à la Mucha abondent dans Omnyle.

Ceci n'est pas un reproche, j'ai écrit moi-même jadis assez de nouvelles dans le style nouille pour qu'il me soit interdit d'en faire grief à Lorris Murail.

Omnyle commence bien dès le premier chapitre, les descriptions subtiles abondent, l'approche sensuelle d'une planète est rendue avec assez de sons, de goûts, d'odeurs pour qu'on soit capable de la toucher par l'imagination, de la suggérer par le rêve. Un ricanement léger, une distance par rapport au récit laissent les premières failles qui vont s'agrandir jusqu'à contaminer les assises du roman. Il s'agit ici de la naissance d'une légende galactique vue à travers le récit de la première exploration par cinq astronautes d'Omnyle, planète de la Lyre, qui « se présente comme un unique immeuble de verdure dont on ne dénombre pas les étages. ».

Ce premier chapitre d'Omnyle constitue un roman de SF amoureuse qu'il m'aurait été agréable de poursuivre. Puis, passant au second chapitre, tout se délite, tout se transforme en un combat sur Omnyle entre des hommes « pelle et pince » et des hommes oiseaux (longueur et pointe ?), décrit par un metteur en scène de la grande époque du muet. L'auteur hésite constamment entre le réel et l'amphigourique, entre le mythique et le caricatural ; parfois un humour en forme de questionnement perce dans ce salmigondis furieux. Puis tout s'apaise.

Vient le troisième chapitre, de forme cyclique, qui opère un retour par l'image et la mémoire sur les événements qui ont constitué la légende d'Omnyle.

Roman imparfait, roman fragmentaire, roman généreux, Omnyle m'a laissé un goût d'insatisfaction ; parce que Lorris Murail laisse souvent apparaître des réelles qualités d'écrivain qu'il trahit en opérant de brusques renversements d'attitude, d'écriture, torturé par les influences si diverses qu'il n'a pas encore su assimiler.

Deuxième volet de cette partie littérature, les Dangereuses visions, d'Harlan Ellison, chez J'ai lu. Je n'ai encore digéré que le premier tome et j'espère que vous ne m'en voudrez pas d'essayer de comprendre, avec Harlan, ce qu'il considère comme de la speculative fiction, en ne tenant compte que des douze auteurs présents dans cette première partie. Le sujet me paraît si intéressant qu'il m'est impossible d'attendre la parution du deuxième tome pour en parler.

Donc, fidèle à ma position de chroniqueur partiel et partial, j'attaque la longue préface d'Ellison, précédée d'une courte préface de Jacques Sadoul, de deux avant-propos d'Isaac Asimov et suivie d'une série de douze introductions et de douze postfaces ; les premières sont écrites encore par H.E. et les autres par les auteurs même des nouvelles… ouf.

Vous voyez que l'anthologiste n'a pas ménagé les précautions. Croyait-il réellement tenir entre ses mains une bombe ?

Qu'est-ce que la speculative fiction pour Harlan Ellison ? Une affirmation négative d'abord : « Nul ne peut raisonnablement nier que les Amazing Stories sont les ancêtres les plus discutables de ce que nous appelons aujourd'hui, dans ce volume, la speculative fiction hypothétique. ». Deuxième définition, un regret : 1984, le Meilleur des mondes, Limbo, le Dernier rivage, la Planète des singes etc., sont des bons livres, ils ne peuvent pas faire partie de ces imbécillités de Science-Fiction, fait-il déclarer par la critique unanime. Or, pour Harlan, ces romans semblent faire partie des ancêtres de la speculative fiction. Troisièmement : « Norman Spinrad me déclara que je devais soutenir certaines idées révolutionnaires que je semais à tous les vents sur la new thing de la speculative fiction avec une anthologie de même nom. Je me hâtai de lui faire observer que “ma” new thing n'était ni celle de Judith Merrill ni celle de Michael Moorcock. Précisez bien la marque. ».

Ainsi, résumons-nous, la speculative fiction, pour Harlan Ellison : 1) Ce n'est pas ce qui a fleuri pendant des années dans les magazines traditionnels de SF. 2) La tradition en serait plutôt née dans le mainstream (je ne sais pas pourquoi on emploie cette dénomination stupide à propos de la littérature tout court). 3) De toute manière, la speculative fiction ne peut être que celle que choisit Harlan dans ses propres anthologies.

Cette définition demeurant extrêmement vague, malgré la satisfaction béate utilisée par l'anthologiste pour tenter de convaincre ses lecteurs qu'il a fait une découverte géniale, tâchons de voir, à travers les récits choisis s'il se dégage une doctrine véritable, une philosophie, une morale, une politique, bref, quelque chose qui justifie l'appellation de Dangereuses visions de ce recueil.

De Lester del Rey, "Chant du crépuscule", une allégorie qui aurait pu faire une nouvelle de Science-Fiction intéressante si le récit avait été plus long et le sujet traité d'une manière plus réaliste.

"Les Mouches", de Robert Silverberg ensuite, une seconde allégorie. Le thème s'avère mieux inséré dans la réalité que celui de Lester del Rey, mais je commence à m'effrayer : si c'est ça la speculative fiction, nous allons bientôt publier des pages de la Bible dans Galaxie.

Heureusement, la nouvelle de Frederik Pohl, "le Lendemain du jour où les Martiens sont arrivés", s'impose ; de la SF hyperréaliste, pourrait-on dire, sur le racisme. Bien mise en place et terriblement inquiétante, elle prend tout son sens quand on lit la postface de Pohl. Car cette nouvelle antiraciste contient un super-racisme à l'échelle du cosmos qui vous donne froid dans le dos. Voici une vision vraiment dangereuse.

Passons à Miriam Allen de Ford avec "le Système Malley" ; sous les dehors de la grande tradition SF des années 50/60, une nouvelle intelligente et brillante, avec cette pointe de cruauté qui fait basculer le récit derrière les apparences. Ici, Miriam semble entièrement libérée. Cette anthologie lui va bien au teint. Est-ce cela, l'important, libérer les écrivains du ghetto de la SF en leur promettant qu'ils écrivent de la speculative ?

C'est certainement ce qui a dû arriver à Philip José Farmer qui publie ici "les Cavaliers du ciel ou le grand gavage", son meilleur texte. Que dis-je, son premier bon texte depuis les Amants étrangers. Il s'agit d'un extraordinaire délire où les mots sont déphasés, calembourgés, où le mélange des mythes américains, latins et germaniques crée peu à peu un univers de chaos, régi par une télévision déconnante et géniale. Ce chaos se précise, il se retourne sur lui-même. Encore une fois, on s'aperçoit que dans toute société, même la plus invraisemblable, la formule de gouvernement choisie n'est pas conçue pour l'individu mais pour la communauté car Chib pense que son bébé sera différent. Mais, il s'illusionne. Un enfant possède un père et une mère, comme tout le monde, mais aussi des trillions de parents. Non seulement des contemporains, mais des morts. Même si Chib s'enfuyait dans le désert et élevait l'enfant lui-même, il lui transmettrait inconsciemment ses propres idées reçues. Une solution pourtant, la révolution permanente ; Philip José Farmer en propose une formule triple. Texte remarquable d'où le confusionnisme politique et l'aspect sournoisement réactionnaire de certaines idées ne sont pas exclus. Mais il donne à penser à ce que pourrait être la Science-Fiction si elle n'était pas publiée à l'usage des fans.

De speculative, il n'est pas question dans la nouvelle de Robert Bloch, "un Jouet pour Juliette". Elle ressemble à du Robert Bloch, comme toutes les nouvelles de Robert Bloch. Quel délicieux parfum d'inceste et de sang, avec plein d'idées, passées au crible d'un style sans emphase, précis, tranchant comme un scalpel.

Harlan Ellison, lui-même, se révèle « Aussi suffisant qu'insuffisant », aurait dit mon professeur de lettres en parlant de mes premiers écrits. Avec "le Rôdeur dans la ville au bord du monde", nouvelle compliquée à l'extrême, filandreuse. Écoutez-le s'expliquer : « …Je n'avais toujours pas d'intrigue. Malgré tout, je m'efforçai d'écrire. Je commençai ma nouvelle plus de vingt fois… et je tombais en panne au bout d'une page ou deux, écœuré de ma propre emphase. ».

Harlan essaie d'expliquer ensuite qu'il a transformé l'essai en texte universel. Je demeure intimement persuadé qu'il vaut mieux ne pas écrire quand on n'a pas d'idée.

Brian Aldiss, maintenant. Avec son élégance, son humour sa britannité, il tranche nettement dans cette première partie de Dangereuses visions. Sa nouvelle semble toute bizarre au milieu de celles de ses confrères américains. C'est vraiment l'extraterrestre du recueil. Peut-être frôle-t-on ici la notion de ce que peut être la speculative fiction, si elle existe, celle d'une réalité écrite différente.

Et voici l'alibi numéro un de l'anthologie. H.E. dans sa préface explique qu'il avait demandé à un grand nombre d'écrivains de littérature tout court de lui écrire une nouvelle pour son livre. Tous ont refusé pour des raisons diverses, parce que, sous aucun prétexte, ils ne voulaient lui donner leur caution, de peur d'être rattachés au genre. Seul un nommé Rodman, célèbre auteur de télévision, probablement en chômage à cette époque, lui a envoyé un texte. Il s'agit d'un conte philosophique pas plus mauvais qu'un autre. Pourtant, Rodman y met de la distance : je veux bien écrire de la speculative, mais j'y place des intentions. Le plus médiocre récit de ce recueil vaut mieux que le sien parce que son auteur s'est attaché à structurer d'une manière logique un thème imaginaire, tandis que Rodman s'est contenté de délayer un peu d'imaginaire dans l'univers pesudo-logique où se développent nos sociétés.

Philip K. Dick, quant à lui, ridiculise toutes ces dangereuses visions. Car sa nouvelle, "la Foi de nos pères", est le danger même, la subversion totale ; ses implications sont si insondables, si complexes que cela me donne envie de bâcler rapidement la fin de cet article pour relire le texte. Même quand Dick se met à parler de Dieu, qui est un des sujets qui m'intéressent le moins (bien que je le traite souvent) il sait y mettre tant d'inventions qu'on se plairait presque à y croire. Car, dit Dick : « Je n'ai moi-même aucune croyance en ce qui concerne Dieu, seule mon expérience me dit qu'il est présent… subjectivement bien sûr, mais le royaume intérieur est réel aussi. ». Et ce réel intérieur, potentialisé par l'expérience des drogues psychédéliques, prend l'aspect d'un cauchemar si terriblement présent qu'on se prend à redouter de s'endormir et de rêver au Việt Nam. Car, à côté du Việt Nam de Philip K. Dick, la guerre fait figure d'armistice.

Autre aspect inattendu des Dangereuses visions d'Ellison sur la speculative fiction, l'intrusion de Larry Niven et la hard-science dans son anthologie ; ainsi la hard… ah bon ! Je n'avais pas l'honneur de connaître Niven, hasard sans intention ; ce premier contact a été très bon ; son idée des organapeurs, c'est-à-dire des ravisseurs d'organes est réellement excellente et très bien exploitée. À suivre donc.

Et, pour terminer ce premier volume, "En poussant des osselets", de Fritz Leiber. Sa nouvelle appartient au genre “sorcellerie-fiction” que je n'apprécie guère d'habitude. Pourtant, utilisée par un grand maître, comme sait l'être Leiber, il s'en dégage une impression cosmique, merveilleusement servie par un sens superbe de l'écriture, une parfaite mise en place de l'action, une description toute “en pâte” des personnages.

Évidemment, je n'ai pas encore lu le second tome, et ma conclusion risque donc de souffrir d'un manque de pragmatisme. Croyez-vous que ce bric-à-brac de pensées contradictoires, cette réunion d'auteurs aux idées, aux styles absolument divergents, cet entassement de préfaces et de postfaces puissent servir de manifeste à la speculative fiction ? Certainement pas ! Cette anthologie ne fait que révéler le splendide éventail littéraire qu'offre la Science-Fiction. Car, au niveau de la qualité cette anthologie est plutôt meilleure qu'une autre. Elle a permis à la majorité des auteurs de sortir des sentiers battus, de croire un instant qu'ils n'étaient pas guettés par le gros monstre conservateur de la “fanzinerie” made in U.S.A. Ce qui est une illusion, car le plus monstrueux des fans, c'est le manipulateur de cette anthologie, Harlan Ellison lui-même. Il croit tenir entre ses mains une bombe ? Une bombe de vent. Elle va lui péter au nez.

Petit intermède musical avant de passer aux Dépossédés d'Ursula Le Guin. Ce n'est un secret pour personne, j'ai le mauvais goût d'aimer la cosmische music, surtout quand elle est bonne. Et il y en a ! Je sais tout ce que comporte d'idées reçues le fait de considérer qu'un rythme très lent, des sons bizarres, l'emploi du synthétiseur et autres instruments électroniques, puissent évoquer l'espace. C'est un pur réflexe pavlovien. Cela n'empêche pas qu'un chien salive quand on lui présente un os. Alors, pourquoi ne baverions-nous pas en nous gavant d'espace à bon marché ? Un disque de cosmische est moins cher qu'une fusée spatiale ou qu'une petite dose de quelque chose ; et il peut faire planer autant.

Malgré tout, il faut quelques abus ; le groupe Hawkind, en particulier. J'avais quelque réticence à son sujet dès les premiers albums, mais la jeune fureur qui l'animait pouvait passer pour du talent. Aujourd'hui, avec la parution successive d'Autobahn et de Radio activity, la preuve est faite. Non seulement ces musiciens n'ont aucun talent, pillent en vrac tous ceux qui en ont sans rien apporter de personnel, mais encore ce sont d'abominables faux jetons. En réalité, ils exécutent de la musique tyrolienne déguisée en cosmische ; écoutez bien, rapidement vous verrez poindre le chapeau à plume sous la médiocrité de l'inspiration et la culotte de peau sous le rythme fadasse. [Voir le rectificatif]

Quand on prononce Ursula Le Guin, on pense « la grande dame de la Science-Fiction ». Tout le monde a lu la Main gauche de la nuit et l'Autre côté du rêve. J'ai une grande admiration pour l'auteur de ces deux romans. Alors, je me disais les Dépossédés, qu'est-ce que ça va être ! Eh bien, je l'écris tout net, ce n'est pas un chef-d'œuvre ; à moins que, pour vous, la notion du chef-d'œuvre soit relative à l'ampleur du roman, à la lenteur du récit, à la pesanteur des idées. Ce livre vient d'être couronné par l'Hugo, c'est la légion d'honneur que les lecteurs de SF se décernent à eux-mêmes ; ils acquièrent ainsi l'Honorabilité.

Ne vous hâtez pas cependant de ranger vos sous dans votre portefeuille, je vous conseille quand même de payer l'entrée pour visiter le monument.

De quoi s'agit-il en fait ? de deux planètes séparées par l'oubli, les traditions, la politique. Sur la première, Urras, une civilisation capitaliste traditionnelle ; sur la seconde, Anarrès, les proscrits d'Urras ont édifié une utopie — là, je cite le dos de couverture. Une utopie que je qualifierais d'anarchisme monacal. « Ce qu'il y a de bien, quand on travaille avec le temps, et non pas contre lui, c'est qu'il n'est pas perdu. Même la souffrance compte, » pense Shevek, le héros principal, à propos de la vie qu'il mène sur Anarrès. Mais cette anarchie triste, cette anarchie de la douleur et du renoncement qu'adoptent les habitants de la planète pauvre en ressources aboutit aux mêmes travers que n'importe quelle autre société. Cela tient de la couardise innée de l'esprit moyen, de l'opinion publique. Son gouvernement inavoué règle la société en étouffant l'esprit individuel.

Et Shevek, le jeune et génial physicien sur le point d'inventer la "Théorie de la Simultanéité", en fait l'apprentissage.

Sa révolte le conduira sur Urras.

Ainsi, à travers la lente évocation de son enfance, puis de son adolescence, par la description minutieuse, en parallèle, de ses rapports avec les Urrastis, verrons-nous peu à peu apparaître les lignes de force du roman.

« Sur Anarrès, rien n'est beau, rien, sauf les visages. Nous n'avons que cela nous autres. Ici (sur Urras) on regarde les bijoux, là-haut, on regarde les yeux. Et dans les yeux, on voit la splendeur, la splendeur de l'esprit humain. Parce que nos hommes et nos femmes sont libres… ne possédant rien, ils sont libres. Et vous, les possédants, vous êtes possédés. Vous êtes tous en prison. » déclare Shevel à ses hôtes un soir d'ivresse. Est-il réellement sincère avec lui-même ? C'est le thème de sa recherche. Idéaliste, il voit Anarrès avec les yeux de l'amour, individu il juge l'utopie avec le regard de l'être brimé par une société. Il n'y a pas d'alternative. Si Urras, avec ses monopoles, ses riches abusifs, ses pauvres exploités représente l'enfer, Anarrès n'est absolument pas le paradis. Comme dans toutes les sociétés, l'âpre agressivité de l'homme se développe quand les circonstances deviennent difficiles, la jalousie tribale s'oppose à tout itinéraire personnel quand celui-ci se singularise par son originalité.

C'est pourquoi Shevek fera faire un bond à la physique aussi important que celui d'Ainsetain, jadis, avec sa "Théorie de la Simultanéité" qui présuppose que le temps est à la fois linéaire et cyclique, infini et composé d'une succession d'instants finis qui existent simultanément. Il en fera don au monde pour amener sur Anarrès la révolution culturelle nécessaire à son recyclage.

Le sujet est vaste, Ursula Le Guin a les moyens littéraires de le traiter. Pourtant, qu'apporte-t-elle de nouveau dans l'éternel débat entre l'Anarchie et l'État ? Rien, pas l'ombre d'une solution. À l'image de tant d'œuvres sur le même sujet, elle conclut à la nécessaire autodiscipline de l'homme s'il veut conquérir sa liberté ; le jouisseur, quant à lui, est encore une fois réduit au rôle abject de bourreau. Pourquoi cette utopie destinée sans ambiguïté aux quakers ne débouche-t-elle pas sur une conception plus ludique de la société ?

Le thème des Dépossédés est traité sans beaucoup d'imagination. Pourtant, il y a dans ce roman tout un travail souterrain de l'écriture qui est l'apanage d'Ursula Le Guin : il ne peut laisser indifférent. Tout ce qui s'attache aux rapports humains directs est d'une grande beauté. Tout ce que l'écrivain a vécu et qu'il transmet à travers l'utopie, l'expérience de son “Œdipe” avec sa mère, sa misogynie paradoxale, son expérience de l'enfantement, de l'éducation, confère aux Dépossédés une trajectoire sensible qui en fait son charme principal.

Ce qui est dommage pour Ursula Le Guin, c'est qu'elle se prend trop au sérieux.