Chroniques de Philippe Curval

Joanna Russ : l'Autre moitié de l'Homme

(the Female Man, 1975)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1977

par ailleurs :
Quand les femmes s'en mêlent
Joanna Russ ouvre la Science-Fiction aux revendications féministes

Lorsqu'on est androphobe et philogyne, il est normal qu'on invente un monde d'où les hommes seraient exclus. C'est ce que fait Joanna Russ en esquissant l'histoire et les coutumes d'une utopie, Lointemps, l'un des futurs parallèles possibles de notre planète, où les mâles ont été décimés par une épidémie. Les femmes y gouvernent, s'y marient entre elles, travaillent seulement seize heures par semaine, donnent leurs enfants à la communauté, grâce à des techniques appropriées. Mais cette synthèse de toutes les tendances sexistes dégage le léger ennui inhérent à ce genre de construction idéaliste, à cause d'un manque de substance vitale.

S'il n'était que cela, le livre de Joanna Russ ne présenterait qu'un intérêt anecdotique, prouvant que la Science-Fiction, littérature-réceptacle de toutes les marginalités, pouvait aussi se faire le véhicule des revendications des mouvements de libération féminine. Or, un jour, Lointemps envoie une ambassadrice sur notre Terre, et c'est le prétexte pour Joanna Russ de se déchaîner. L'Autre moitié de l'Homme devient alors une sorte de réquisitoire frénétique contre l'autre moitié de la Femme. Sur notre planète, il suffit de prendre un bottin, n'importe lequel, à la liste des professions : que lit-on ? Untel, détective, professeur, charcutier, transporteur, pétrolier. Alors, où sont passées les femmes ? Quelques instants secrétaires ou ouvrières, après, elles se marient, elles n'ont plus de nom, plus de profession. Elles deviennent la moitié, puis le quart, puis le huitième de l'Homme, se divisent à l'infini et disparaissent derrière leur maternité.

Joanna Russ ne peut le supporter. Elle lance un défi sanglant à cet état de fait. D'abord, la vulve est le symbole même du péché originel que ses égales n'ont pas fini de payer ; sa grande fureur révolutionnaire s'attaque aux lois organiques de la grossesse et de l'enfantement, puis sa haine se dirige contre la mère, responsable suprême de la perpétuation des rapports homme-femme traditionnels. Joanna se multiplie, devient Jeannine, image de son adolescence, et Jael, de son âge mûr. Avec Janet, la Lointemporaine, elles se battent toutes trois pour changer le monde afin « qu'après quarante-cinq ans, la femme ne disparaisse pas comme le sourire du chat de Cheshire de Lewis Carroll ». Et les solutions qu'elles proposent séduiront par leur imagination.

Philippe Curval → le Monde, nº 10018, vendredi 15 avril 1977, p. 16