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Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Philippe Curval Petite chronique de nuit 26

La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 156, juin 1977

Albert Higon & Pierre Marlson : l'Empire du peuple

Joanna Russ : l'Autre moitié de l'homme

Christopher Priest : Futur intérieur

Theodore Sturgeon : le Cœur désintégré

Gabriel García Márquez : l'Automne du patriarche

À Bologne qu'éclairait un soleil printanier, des trouvères et des ménestrels accompagnaient les baladins qui jouaient avec des bannières et des oriflammes. Sur le ténébreux décor de brique de la Piazza Maggiore et del Nettuno, les gonfalons bariolés aux armoiries d'or, lancés d'une main habile par des prestidigitateurs du bâton et de la toile, vêtus en costumes du quattrocento, scintillaient un instant dans le soleil, puis retombaient dans d'autres mains à la suite de chassés-croisés soigneusement mis au point. Les promeneurs s'attroupaient autour du spectacle : vieux italiens en borsalino gris perle et costumes sombres à rayures, mères de famille poussant un landau devant leur ventre déjà gonflé par une nouvelle maternité, jeunes motards à pied, désarmés par l'absence de leur moto Guzzi et de leurs pétarades, bambini, ragazzine et ragazze dans leurs tenues du dimanche. Une brume diffuse surgissait au ras des toits, née de la dernière ondée que chauffait le soleil de mezzogiorno. La rumeur était douce, compacte, chaleureuse. Sous la galerie du Palazzo communale, les chalands se pressaient autour des boutiques sommairement dressées pour la fête dominicale : souvenirs, livres, bimbeloterie. Je flânais sous ces colonnades, un peu brumeux moi aussi, dilaté cependant par cette ambiance, ce soleil, Bologne que je redécouvrais, quand mon œil exercé par un tropisme particulier fut capté par l'éventaire d'un libraire où s'étalait, débordait, s'expansait l'univers de la fantascienza. Oui, la FS, enfin la SF comme on la nomme en Italie. J'en étais resté à l'époque où paraissaient à grand-peine chaque mois les "Romanzi di Urania", où Lino Aldani publiait ses premières nouvelles bientôt traduites dans Fiction, enfin au temps où le proverbe « bien Malaguti ne profite jamais » avait acquis tout son sens.

Tout cela a bien évolué : en feuilletant hâtivement parmi les livres réunis là, j'ai pu dénombrer douze collections différentes, "Classici della FS", gros bouquins reliés pour 25 francs où l'on trouve pêle-mêle Dune et la Guerre contre le Rull, "Collana del FS", chez le même éditeur avec, par exemple, des œuvres de Brunner et Pangborn, "Slan FS", plus modeme, relié aussi pour 28 francs, avec Farmer, Christopher, Sladek, Leiber. "Fannucci FS", 18 francs, avec Silverberg, Vance, Ballard ; puis des collections de livres de poche, entre 8 et 10 francs avec, aussi, un mélange d'auteurs anciens et modernes. Enfin, chez Mondadori, toujours lui, deux collections, "Oscar FS", d'une part, qui comporte plusieurs centaines de titres et, d'autre part, de forts volumes reliés où sont publiées des anthologies d'auteurs classiques. À tout cela, il faut ajouter des tas de bandes dessinées spécialisées, plus Robot, une revue mensuelle qui semble fort bien faite, dans le genre de celles que nous connaissons ici depuis l'aube des temps. Ça vous excite ? Oui ! bien sûr, il est toujours agréable de voir la nébuleuse spirale de la SF se développer à l'infini. Mais je trouve qu'il manque quelque chose. Pas un auteur français ? Ce n'est pas grave, avec l'extraordinaire effervescence qui se produit ici, les traductions ne tarderont pas à venir. Pas un auteur italien, non plus ! C'est peut-être un hasard car mon enquête fut après tout sommaire, mais enfin, sur près de quatre cents volumes réunis chez divers éditeurs, je n'ai pas pu déceler un seul écrivain du cru. Bien louche ! À suivre.

Pour nous remettre, prenons l'Empire du peuple de Pierre Marlson et Albert Higon. Un passionnant politic-opéra dit le dos de couverture. Ça commence vite, très vite, un peu trop vite, mais ça ne manque pas d'idées : un piège psychique qui vous conduit à devenir votre propre adversaire, treize millions de soldats stockés dans le sommeil, voilà des inventions qui titillent la mémoire. Puis, peu à peu, passant du Van Vogt le plus abscons à des épisodes qui pourraient figurer dans Signé Furax, à la vitesse d'un astronef emballé, la situation s'éclaircit pour ceux qui cherchent avant tout à s'enivrer d'action. Pour les autres, ceux qui tentent de comprendre les motivations des personnages, elle s'enlise. Car, malheureusement, ces pantins qui s'agitent en tous sens au milieu d'imbroglios en cascade ont si peu de réalité que lorsque l'un d'entre eux déclare : « allons dormir, » le lecteur est tellement étonné par cette phrase à consonance humaine qu'il est obligé de se coucher.

Pour résumer, je dirais que l'Empire du peuple raconte l'histoire de la Belle au bois dormant, ou plutôt (puisque le héros est un homme) du Beau au Soi dormant qui vit replié sur lui-même avec un idéal anarchiste. Ce Tesevik Tcherdine s'aperçoit qu'il est inutile de se réveiller puisque les choses s'arrangent d'elles-mêmes sans manifester la moindre velléité. C'est pour recouvrir la tarte à la crème de la Technologie d'une épaisse confiture d'Écologie que cette parabole en forme de légende a été écrite. La Technologie étant représentée par un ministère impérial aux visées totalitaires qui emballe des soldats sous hypnose pour mater toute rébellion et noyaute les mouvements subversifs afin de les étrangler dans l'œuf. L'Écologie s'incarne métaphoriquement sous l'apparence d'abeilles géantes et tueuses d'hommes que l'on parvient à manipuler grâce à deux produits chimiques, soit pour les éloigner, soit pour les attirer. Le naturel ne se déplace pas au galop. Le but à atteindre enfin est une utopie anarchisante disparue dont le roi mendiant était un gourou. Si vous conseillez jamais à un anar de prendre un gourou, il vous flanquera une bombe sous les fesses pour vous apprendre qu'un homme libre n'a pas besoin de meneur d'âmes, même s'il s'avère souverainement bon.

Peut-être allez-vous me trouver un peu dur avec ce malheureux roman. C'est que, voyez-vous, il me paraît évident que Marlson et Higon se sont payé une bonne pinte de plaisir en l'écrivant ensemble. Pourquoi ne pas s'offrir à la va-vite un bon récit d'aventure ? Par contre, il me semble réellement inutile d'y mêler des messages sans les traiter avec un minimum d'égard ou une bonne dose d'humour. L'emploi de la technologie à des fins impérialistes et la destruction systématique des chaînes écologiques sont des sujets qui méritent une autre envergure que l'Empire du peuple. Lisez ou relisez plutôt les anciens Jeury ou attendez son prochain bouquin pour en avoir la démonstration.

Ou bien encore attaquez-vous à l'Autre moitié de l'homme, de Joanna Russ. Un roman qui ne traite pas du tout de problèmes similaires, mais un livre de combat.

Quand elle était jeune fille, Joanna a eu envie d'être Humphrey Bogart ; elle s'est vite aperçu qu'elle n'y parviendrait pas. D'abord, elle a cru qu'elle n'en avait pas les moyens, puis, à mesure qu'elle a pris de l'âge, elle s'est rendu compte que cette impression n'était que l'effet d'une sujétion. Sujétion séculaire que le système phallocratique en place n'a pas de mal à faire passer pour des lois organiques. Alors Joanna a réfléchi, puis elle s'est révoltée, enfin elle a écrit l'Autre moitié de l'homme pour faire justice de préjugés qui l'indignaient.

Dans ce but, elle a choisi comme ustensile de guerre la Science-Fiction. N'y a-t-il pas de réalité plus insidieuse que les extrapolations proposées sous ce sigle ? Alors, elle a inventé un monde : Lointemps et ses habitantes, les Lointemporaines, qui se fichent des hommes du tiers comme du quart, pour la bonne raison qu'ils n'existent plus sur ce lendemain de la Terre possible, en divergence à partir des hypothèses historiques, philosophiques et sociales contenues dans une époque abominable : la nôtre. Dans une première partie, Joanna Russ s'en donne à cœur joie, démontrant comment la femme à part entière sait organiser sa société future. Paix, douceur, égalité, sororité, voilà ce qui attend les citoyennes d'une utopie monosexuée où l'on retrouve toutes les règles d'une société tribale basée sur la famille, sans qu'interviennent les rapports dominé-dominateur qui furent le lot du sexe dit faible. Il s'en faut de beaucoup pour que ce monde de femme prenne à nos yeux une existence réelle. Sans doute parce que Joanna Russ travaille dans l'esquisse, dans la suggestion, qu'elle évoque son utopie à petites touches plutôt que d'en construire les bases.

Un jour, Lointemps envoie une ambassadrice dans le passé et dans l'espace sous la forme de Janet, la Lointemporaine qui atterrira chez nous, un peu comme le Messie.

Il est loin le temps où Joanna rêvait d'être Humphrey Bogart ; maintenant, elle n'aspire plus qu'à assumer sa propre personnalité afin d'effacer jusqu'à la mémoire de cette civilisation contraignante où la femme n'a obtenu que la seconde place. Finie, l'époque où elle se contentait d'un rôle discret, celui de l'icône sexuelle qui apparaît et disparaît selon le bon désir de l'homme. Abandonnant l'extrapolation, elle travaille à vif dans le réel et découpe avec la mitraillette des mots de grandes brèches dans la fatuité masculine, démolissant avec rage tous ses privilèges, ridiculisant ses tics, ses mœurs phallocratiques, démystifiant son sexe jusqu'à le réduire à néant. Sous ces coups, bientôt ce pauvre pénis pend lamentablement entre les cuisses de l'homo sapiens, il se chiffonne, il disparaît.

Voilà qui est fait : désormais les bébés ne s'attrapent plus par la queue, le temps de Lesbos arrive. Joanna ne revendique pas une place plus grande pour la femme dans la société, elle veut l'occuper tout entière.

Dans ce récit confus, dispersé, fait de petits chapitres sans liaison, de retours en arrière, d'évocations idylliques, puis de douloureuses visions de la condition féminine actuelle, de cris de fureur, de coups de Jarnac, de roucoulements, de soupirs, de frustrations, ce qui s'exprime, sous la plume de Joanna Russ, c'est l'affirmation sans condition d'une minorité revancharde. Reste à savoir si l'Autre moitié de l'homme est un livre de SF au sens étymologique du terme. Disons plutôt qu'il s'agit d'une castra-fiction.

J'en ai fini, pour cette chronique, avec le métal ; je veux dire avec les produits littéraires manufacturés sous couverture métallique qui singularisent les collections "Super-fiction" et "Ailleurs et demain". Faisons donc un tour dans le broché plastifié. Futur Intérieur, d'abord, de Christopher Priest, dont je ne peux que recommander la lecture immédiate à tout véritable amateur de Science-Fiction, quelles que soient ses tendances. Son premier roman, le Rat blanc, ne manquait pas d'intérêt ; la Machine à explorer l'espace , son troisième, m'avait assez déçu malgré l'excellente idée de base (l'exploration de l'univers de Wells à travers un roman de SF), mais ses développements restaient fort inférieurs à l'œuvre originale. Le Monde inverti s'avère, à mon orgueilleux avis, un des chefs-d'œuvre du genre ; Futur intérieur n'en est pas loin.

Ce qui caractérise Priest, c'est, avant tout, une rigueur de clinicien. Observateur froid et précis de notre société, de ses illusions, de ses idéaux, il poursuit et traque jusque dans le délire ses fantasmes profonds. Mais Priest ne procède pas à la manière des romanciers ordinaires qui dissimulent leurs implications sous des alibis psychologiques. Il leur donne, au contraire, le relief et l'intensité qu'ils méritent, les traite en ressorts essentiels de notre comportement.

Si l'on admet que chacun de nous reflète une partie du monde extérieur, son futur en gésine, il devrait être possible de conjuguer ces univers anamorphosés afin d'obtenir une image cohérente de l'évolution probable de notre civilisation. Pour connaître l'avenir de l'humanité, un groupe expérimental, choisi dans un panel de personnalités représentatives — quel jargon ! — réalise une machine à explorer le futur. Dans le cadre d'un rêve collectif, trente-neuf cobayes s'efforcent de construire une vision oniroclinique de l'Angleterre du vingt et unième siècle. Ce rêve prospectif se charge des pulsions intimes de chacun des partenaires. L'histoire s'infléchit dans un sens libidinal et produit une image de l'avenir plus fiable que celle des sondages d'opinion. Parce que les rêveurs ne sont pas acteurs, la réalité, aussi intensément vécue qu'elle peut l'être au niveau des sensations, ne possède pourtant pas cette fatalité inéluctable que lui confère la vraie vie.

Avec une minutie extraordinaire, Priest rend sensible cette différence et démontre comment ce “futur intérieur” s'associe à l'angoisse qui saisit actuellement nos civilisations occidentales devant l'alternative entre capitalisme et communisme. Incapable de se dépasser lui-même, l'Européen de cette fin du vingtième siècle ne peut choisir. Les citoyens de nos nations exténuées temporisent au niveau individuel, préférant conserver, avec toutes ses injustices, ses inégalités, le vieux statut des démocraties libérales plutôt que de risquer l'aventure. À travers l'itinéraire mental de son héroïne, Julia, que Priest a voulue vulnérable et volontaire, à l'instar des femmes opprimées par notre société, se dégage peu à peu l'idée force du livre. L'une et l'autre forme de gouvernement ont fait leur temps ; elles sont toutes deux issues du dix-neuvième siècle bourgeois et ne sauraient convenir à l'homme du vingt et unième siècle qui se profile au hasard des conflits, des révoltes et des mouvements d'opinion.

Rêve d'avenir auquel devrait aspirer tout être lucide. S'il vient au jour, accouché par les milliards d'êtres humains qui vivent sur la planète, il ressemblera si peu à ce que nous imaginons qu'il fera douter nos descendants de la pertinence de nos actions passées. Aléatoire et alternatif, Futur intérieur apparaît comme l'expression la plus subtile du roman possibiliste.

Saluons maintenant la parution du premier des nombreux recueils de nouvelles de Theodore Sturgeon qui se préparent un peu partout : le Cœur désintégré, à "Présence du Futur". Il était en effet profondément injuste qu'un des tout premiers écrivains américains de SF ne fût représenté en France que par deux extraordinaires romans et demi. Si les autres anthologies sont de la valeur de celle-là, il est probable que l'année 77 sera l'année Sturgeon.

Pour les rares lecteurs qui ne le connaîtraient pas, précisons que ce dernier appartient à la génération d'écrivains qui donnèrent par l'écriture ses lettres de noblesse à la SF dans les années 50, sans jamais renier la vocation spéculative du genre. Ceci s'avère particulièrement évident dans le Cœur désintégré. Toutes les nouvelles partent d'une idée scientifique ou parascientifique poussée jusque dans ses conséquences extrêmes avec une indéniable rigueur logique. En cela, Sturgeon reste tout à fait fidèle aux préceptes établis par Gernsback, remis en forme par Campbell (l'un et l'autre rédacteurs en chef des magazines les plus importants de leur époque, Amazing et Astounding), destinés à créer une littérature nouvelle axée sur la science et sur les conséquences de la technologie sur le comportement humain.

Cette orthodoxie fondamentale, associée à une extrême sensibilité littéraire, fondent les qualités exceptionnelles du recueil. À force d'évoluer en optant pour des règles conceptuelles moins rigoureuses, une fraction importante de la Science-Fiction contemporaine tend à se dégager de ce qui en faisait une littérature différente. Les apôtres de cette tendance rejoignent progressivement le courant dominant de la production romanesque. Abandon fatal ! Certains pourraient prétendre que je récuse ici toute idée de modernité. Il suffit de relire les cinq nouvelles du Cœur désintégré pour s'apercevoir du contraire.

Dans "Extrapolation", Sturgeon illustre l'une de ses idées-force : « On peut s'aimer soi-même, on peut aimer l'amour, cela ne donne pas la patience d'aimer les autres. » Pour y parvenir, il faut abdiquer toute volonté de montrer qu'on aime, même si l'on devient l'individu le plus haï de la Terre. C'est à quoi se résigne Wolf Reger, qui passe pour collaborer avec les extraterrestres, prêts à envahir notre planète. Ici, se manifeste le talent si personnel de Theodore Sturgeon pour les dialogues qui confèrent à ses écrits une qualité intuitive inimitable. Ceux-ci ressemblent aux conversations d'ivrognes où les mots, les phrases, décalés de leur sens, prononcés par l'un des interlocuteurs, sont interprétés sous un autre angle par celui qui les entend. À travers ces rapports confus se révèle l'étrangeté intérieure des personnages, leur spécificité. Dépouillés de leur apparence sociale, les êtres apparaissent comme sur un écorché, avec leurs viscères, leur squelette, leur sang, leur chair, et leurs circuits inconscients.

Dans "le Prix de la synergie", ce travail si particulier sur le dialogue s'affirme avec éclat. Killilea a inventé une substance chimique qui tue les hommes au moment du coït lorsqu'elle est ingérée préalablement. Le jeu si attractif de la recherche l'a poussé à synthétiser le produit. Maintenant, il craint qu'on s'empare de la formule pour l'utiliser à des fins criminelles. Avec Prue, sa bizarre compagne, ils vont mener une enquête pour retrouver la filière et découvrir le meurtrier par hypothèse. Pour Killilea, il faut craindre l'homo sapiens avec compétence ; c'est-à-dire savoir qu'il peut atteindre les sommets de l'ignominie, mais qu'il peut aussi produire d'extraordinaires sujets d'émerveillement. Ses investigations seront basées sur cet axiome. Alors, de bars en bars, de conversations en conversations, d'individus en individus, se déroulera une étonnante réflexion sur l'homme, la science, l'amour qui aboutira à la résolution classique du mystère.

Mais, plus que l'histoire qui nous est proposée, "le Prix de la synergie" est surtout prétexte à développer un certain nombre d'idées personnelles à Sturgeon. Sur la sophistication d'abord : « Qui ne se trouve que dans un comportement orthodoxe exemplaire et pas dans la marginalité puisqu'il est beaucoup plus ardu de se soumettre aux lois sociales que de s'abandonner à ses inclinations naturelles. » ; sur l'anti-science qu'il condamne : « Même les politiciens sont en train de dire que nous devons nous tourner vers des buts spirituels plus élevés à cause de ce que la science a créé. Mais s'ils continuent sur cette pente, la science ne créera plus quoi que ce soit. C'est un peu comme si on accusait l'armurier chaque fois que quelqu'un est descendu. » ; et sur la différence entre éthique et morale qui me semble plus contestable. Elle aboutit en effet à sortir du lot quelques individus élus, seuls capables de comprendre que la morale ne s'applique qu'à des types de sociétés données, tandis que le sens de l'éthique permet de juger ce qui est bon pour l'avenir de l'humanité tout entière. Je suis tellement persuadé que nous sommes tous communs, même si nos convictions égotistes nous incitent à croire le contraire, qu'il me paraît difficile d'accepter cette sélection élitiste.

Toutes ces réflexions et tant d'autres sur les rapports du cristal et de l'énergie, sur le charisme, sur les pouvoirs de la haine se retrouvent avec bonheur dans les trois autres nouvelles qui composent le Cœur désintégré. Elles font de ce recueil un livre foisonnant, complexe, discutable, mais toujours éblouissant.

Pour terminer, je voudrais dire un mot de l'Automne du patriarche, de Gabriel García Márquez qui, s'il ne rentre pas dans cette chronique puisque c'est un roman inclassable, ne peut pas non plus en sortir car j'aimerais vous donner la curiosité de le lire. Il s'agit d'une rêverie réaliste et fantasmatique sur la dernière centaine d'années de vie d'un dictateur d'Amérique du sud. Le Général, avec « ses grandes chaussures de cadavre et ses mains d'adolescent, » erre dans son palais à la recherche de l'éternité. Tour à tour je, tu, il, nous, vous, chacun, les réminiscences de sa vie se mêlent aux souvenirs de la nation, son existence se confond avec celle de ses victimes. Pour lui, un seul moyen d'expression, l'exécution immédiate de ses instincts ; une seule tactique de combat, la ruse. Dans son palais grouillant de lépreux, de concubines, de vaches et de coups d'État, il réagit à l'agression avec la promptitude du tigre et se défait aussitôt de qui l'attaque, quitte à servir son plus fidèle compagnon en rôti à ses invités si celui-ci l'a trahi. Il obéit à ses pulsions les plus primitives, les plus enfantines et brade le patrimoine de la nation, extorque les gagnants des loteries qu'il organise, assassine et déporte le clergé pour le dépouiller jusqu'au moment où, seul, après deux cents années de vie bien remplie, il vend les eaux territoriales pour satisfaire ses séniles et derniers désirs.

De ce personnage historique, grandiose, affligeant, García Márquez fait un portrait lyrique, désespéré. Après son premier chef-d'œuvre, Cent ans de solitude, ces deux cents ans de tyrannie absolue démontrent avec une vérité saisissante comment peuvent s'élever jusqu'au sommet du pouvoir des êtres cupides, jaloux, sanguinaires qui illustrent encore aujourd'hui l'histoire de l'humanité, en s'appuyant sur la pauvreté, l'ignorance et la détresse de leurs peuples.

Si cette petite chronique vous semble légèrement différente des autres, je peux vous en fournir l'explication : comme j'habite dans un endroit assez bruyant, j'ai pris l'habitude de m'enfoncer des boules de cire dans les oreilles pour dormir. Or, jusqu'à présent j'utilisais des boules Quiès. Par mégarde, récemment, j'ai employé des boules Qui-suis-je ?