Chroniques de Philippe Curval

Ursula K. Le Guin : l'Anniversaire du monde

(the Birthday of the world, 2002)

nouvelles de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2006

par ailleurs :
Sexualité débridée

Dans une fort belle préface écrite à l'américaine, c'est-à-dire faisant fi d'inutiles contorsions intellectuelles, Ursula K. Le Guin nous raconte comment lui est venue l'idée de réunir un certain nombre de nouvelles autour de son monde familier, l'Ekumen. Cet empire galactique et lointain où elle a situé certains de ses plus subtils romans. « Son fil chronologique ressemble à ce qu'un chaton retire d'un panier à tricot, et son histoire est surtout constituée de trous. » confie-t-elle.

Comment dire avec plus de simplicité que la construction d'un univers plausible par un auteur de Science-Fiction s'apparente à une suite de rêveries récurrentes caractérisées par une succession d'épisodes fébriles entrecoupée de périodes sans fièvres. Ce sont souvent ces dernières qui nous hantent et dont on aimerait traduire l'intimité, la chaleur, l'étrangeté. Elles manquent souvent dans bien des œuvres. Des écrivains de SF croient impératif d'aller droit à l'essentiel d'une réalité divergente pour convaincre le lecteur de sa véracité. Du contraire surgit aussi le meilleur.

C'est pour cette liberté d'improvisation, cet exquis négligé de l'imagination que l'Anniversaire du monde se situe parmi les textes les plus intrigants d'Ursula K. Le Guin. D'autant qu'elle y aborde avec bonheur l'un de thèmes les plus rares en SF, celui de la sexualité. Sexualités de mondes très stricts et enfermés dans leurs tabous millénaires où les usages obligent de passer par des processus contraignants pour qu'un homme, une femme assouvisse son désir.

Que ce soit dans "Puberté en Karhaïde" où la/le jeune Sov s'angoisse lors du Kemma, de savoir au moment de l'union si elle sera mâle ou femelle ou ni l'un ni l'autre. Pour comprendre au terme de son expérience qu'une seule chose importe à cet instant, l'amour.

Ou bien la société que l'on explore sur Seggri. Ici, les hommes, divins étalons, se livrent à des combats sans fin dans de vastes châteaux, tandis que les femmes semblent attendre la fornique avec résignation dans leurs villages. L'extraordinaire retournement de situation permet de découvrir jusqu'à quelles extrémités peut conduire la complicité de l'ignorance et du mensonge.

Sur O, la complexité des rapports sexuels entre hommes et femmes du matin et du soir confine à la géométrie dans les spasmes.

Mais plutôt qu'énumérer les thèmes de ces nouvelles dont la plus longue s'écoule dans un “navire étoile”, j'aimerais souligner combien l'art de Le Guin sait montrer dans le miroir inversé d'ailleurs et demain les embarras de la passion qui brouillent la vision de notre vie au quotidien.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº 453, mai 2006