Chroniques de Philippe Curval

M. John Harrison : l'Ombre du Shrander

(Light, 2002)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2004

par ailleurs :
le Rire des particules

Créature à tête de cheval, portant un manteau à l'odeur de laine mouillée, le Shrander existe-t-il réellement ? N'est-il qu'une matérialisation de l'inconscient dans l'esprit de Michel Kearney, physicien de génie sur la piste de l'ordinateur quantique, qui apprit les mathématiques par la masturbation ? Ou bien une sorte d'interface entre le passé et le futur ? La substance de l'information ? Une émanation du secteur Kefahuchi, cette singularité de l'espace où les hommes ont choisi de vivre dans l'avenir ? Un extraterrestre omnipotent ? Toujours est-il que Kearney, qui lui a fauché ses dés à l'âge de huit ans, reporte les terreurs et les hantises que suscite sa traque sur des femmes qu'il tue sans plaisir.

Mais ne vous fiez pas à ces premières interrogations. L'auteur de l'Ombre du Shrander, “speedy Harrison”, toujours à l'affût d'un retournement de situation vous en posera bien d'autres tout au long de ce roman protéiforme. Ce diable d'écrivain s'adapte selon les chapitres, roman psychologique, space opera visionnaire, serial killer, sociologie du futur, en procédant par “raccords image”. Tout passe à la moulinette de son style éblouissant, nourri, inventif, tour à tour poétique et gorgé d'humour, lyrique ou violent, superbement rendu par ce magnifique traducteur qu'est Bernard Sigaud. Car, dès les premières pages, on devine que Harrison a choisi le parti pris de ne rien expliquer, mais de tout suggérer par la grâce de l'écriture. Dont je dirais volontiers qu'elle évoque un Bradbury [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ] high-tech. Par de subtiles allusions à des concepts inconnus, des lieux dont on ne sait rien — matérialisés par des mots magiques ou nostalgiques, le Halo, Motel Splendido, Radio Bay —, des situations énigmatiques, elle exige du lecteur une intuition vigilante s'il ne veut se perdre au fil des pages dans un dédale à cinq dimensions.

Soit cinq personnages : Kearney, Seria Mau, Ed Chirnois, Billy Anker et le Shrander. Plus des héros secondaires tous aussi tordus qu'inquiétants. Sans compter les clones, les cultivars, les sims, les hommes nouveaux et les mathématiques. Seria Mau est un vaisseau classe K. Parce qu'enfant elle s'est exclamée en voyant un engin de ce type atterrir sur l'astroport : « Je ne veux pas en avoir un comme ça, je veux en être un. ». Ed Chirnois est un bulleur de caisson, accro du sexe virtuel. Quant à Billy Anker, seul être vivant qui a survécu à la traversée d'un trou noir, il détient peut-être la clef du mystère.

Sauf qu'il existe de multiples serrures. À mesure qu'on avance dans l'Ombre du Shrander, ce mystère se nourrit des quatre siècles d'incertitude que l'Humanité a parcourus entre le début et la fin du roman. Si bien qu'à force de jouer à cache-cache avec notre perspicacité, Harrison dévoile peu à peu les arcanes de sa géniale entreprise de mystification pataphysique : le divin secret de ce qui nous constitue et qui construit notre histoire, les particules élémentaires. Leur rire énorme recouvre tout l'univers.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 433, juillet-août 2004

Michel Pagel : l'Équilibre des paradoxes

roman de Science-Fiction, 1999 & 2004

chronique par Philippe Curval, 2004

par ailleurs :

Voici réédité le roman qui fit de Michel Pagel la révélation de l'an 2000. Quelle excellente idée de nous offrir la version intégrale de cette œuvre touffue et jubilatoire où s'exerce avec une belle maestria un art du paradoxe temporel que n'eut pas renié René Barjavel. Sauf qu'au lieu d'aborder le genre sous l'angle du roman d'anticipation philosophique, l'auteur situe ses travaux au début du siècle précédent, jouant avec l'uchronie. Cela commence comme du Maurice Leblanc, se teinte de Paul Féval jusqu'à devenir du Michel Pagel. C'est-à-dire un mélange de rythme et d'agilité intellectuelle, d'humour et de joyeuse duplicité qui vire par instants à la cabine des Marx Brothers spatio-temporelle. L'enjeu est grand, puisqu'il s'agit de savoir si la guerre de 14-18 aura lieu ou si l'assassinat prématuré de Guillaume II fera de l'Europe un Empire germanique. C'est intrigant, agréable à lire ; on y ressent le passé comme notre propre avenir.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 433, juillet-août 2004

Dan Simmons : Ilium

(Ilium, 2003)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2004

par ailleurs :

Quel auteur de SF n'a pas rêvé d'adapter un récit mythologique ? Dan Simmons l'a fait. En évitant le piège de la transposition pour verser dans la spéculation haut de gamme autour de la guerre de Troie. Car Simmons est intelligent, inventif, brillant, trop brillant même et son roman, tout passionnant qu'il soit, tourne parfois à la démonstration. Mais pourquoi se plaindre ? Il y a tant d'idées dans Ilium qu'elles pourraient servir à une génération d'écrivains.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 433, juillet-août 2004