Chroniques de Philippe Curval

Fabrice Colin : Dreamericana

roman de Science-Fiction, 2002

chronique par Philippe Curval, 2003

par ailleurs :
Fiction virtuelle

Face à la difficulté d'inventer de nouveaux thèmes, tant les territoires de la SF ont été explorés depuis un bon siècle, un grand nombre d'écrivains contemporains se résolvent à revisiter les fictions passées, les mêler au réel, mêler le réel à l'uchronie, l'uchronie à la technologie décalée, au déjanté, à la spéculation distanciée.

Mais pour concevoir des romans à tiroirs aussi sophistiqués, il est nécessaire d'utiliser des stock-shots et de travailler sur les signes de la représentation, avant de puiser dans le trésor de naïveté, part d'illusion autoproclamée du soi qu'implique l'écriture. À partir de cette contradiction, Fabrice Colin, qui dispose d'un style personnel joint à une belle maîtrise conceptuelle, élabore la matière de son roman. S'emparant de l'Univers en folie de Fredric Brown, qui m'avait inspiré un Soupçon de néant, il multiplie les variations sur le thème du héros duplice construisant, parfois à son insu, parfois à son choix, son roman-binaire (1 pour l'humain, 0 pour le créateur) livré par fragments choisis. Dreamericana résulte de cette élaboration complexe dont l'auteur doit triompher par K.O. sous peine de voir s'effondrer son château de cartes truquées.

En prémisse, les tourments d'Hades Shufflin, écrivain de Science-Fiction à succès — déjà un paradoxe ! —, confronté au vide de la page blanche. De points de vue rétrospectifs sur son œuvre, sa biographie, interviews, critiques et résumés de ses ouvrages précédents, en séquences sur sa paranoïa montante, Fabrice Colin bat en neige un subtil soufflé composite. Shufflin pressent qu'il est poursuivi par un personnage échappé de ses propres textes, ou purement génétique — son fils ? Personnage qui lui est plus familier que ceux de la vie réelle. D'ailleurs, la vie réelle résisterait-elle à l'épreuve du temps s'il continuait à écrire et des centaines de milliers de lecteurs à le lire ? Son œuvre 97 % de vérité, 3 % de vraisemblance. Oui, mais pourquoi écrit-il ? Parce qu'Anaïs Dream l'a abandonné. Or voilà que le charme cesse, qu'il se trouve sec et vidé. Le Tao le sauvera-t-il ? Abolir le désir, rejeter le savoir pour retrouver l'état originel.

Cela ne suffit pas. Impérieusement, il doit livrer le volume suivant du Cycle d'Antiterra que Stanley Kubrick attend pour tourner son dernier film. Stanley s'impatiente, s'embarque avec son équipe de tournage au grand complet vers une réalité alternative, celle des fictions de Shufflin. Shufflin y devient — ou n'y devient pas exactement — Eric Suncliff, héros de ses romans. Nous pénétrons dans le scénario en train de se tourner, Dreamericana, en compagnie de Takoda, Sioux converti au catholicisme par Script, le chien qui parle et connaît Dieu.

S'ensuivent de rocambolesques développements dans un monde à la Robida. La bombe temporelle des Voyageurs sera-t-elle neutralisée par le Psychonium des Gardiens ou vice versa ? Les Prussiens et les Français déclareront-ils la guerre contre Américana, fusion de la Russie avec les USA ? La tour Eiffel part en balade. C'est une folle ! Nous la suivons allègrement. Car Fabrice Colin ne manque ni de ressort ni de talent.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 417, février 2003

François Rouiller : Stups & fiction

essai, 2002

chronique par Philippe Curval, 2003

par ailleurs :

Parmi les entreprises les plus ardues à surmonter, l'essai thématique en Science-Fiction arrive en tête. Car, sans boussole dans un domaine aussi vaste, il faut joindre le discernement à la connaissance exhaustive, distinguer la novation de la redite, préférer l'exception à la règle. Sachant que, quel que soit le résultat d'un travail de recherche ahurissant, d'autres hurluberlus viendront vous chercher des errata dans la tonsure. François Rouiller, lui, a sniffé un sujet original. Essentiel quand on admet que la drogue est aussi nécessaire à la spéculation que le vin à l'alacrité du vieillard. En SF, la toxicomanie adopte des modes surprenants. Des substances inédites produisent des effets détonants. Ou créent tout simplement une civilisation. À lire sans modération.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 417, février 2003

Francis Berthelot : Nuit de colère (le Rêve du démiurge – 5)

roman transfictif, 2003

chronique par Philippe Curval, 2003

par ailleurs :

Après un détour chaleureux par la Nouvelle Fiction, voici que Francis Berthelot revient à la littérature de l'imaginaire. Roman freudien, Nuit de colère décrit jusqu'à l'exaspération rimbaldienne la fatalité qui lie Kantor à son géniteur, péri dans l'holocauste de la secte de l'Ordre du fer divin. Fureur destructrice, associée par les mystères de l'amitié au gel catatonique qui pèsera sur Octave, paralysé par le souvenir monumental de son père, l'un des plus grands penseurs du moment. Par ce texte sous tension, Berthelot s'essaye à mettre en équation poétique les rapports existentiels entre hérédité et identité.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 417, février 2003