Chroniques de Philippe Curval

Michael Moorcock : Mother London

(Mother London, 1988)

roman de Science-Fiction littéraire

chronique par Philippe Curval, 2002

par ailleurs :
Destruction de mémoire

Voilà des années que je voulais lire un nouveau Moorcock, écrivain mythique des années soixante-dix — père littéraire du célèbre Jerry Cornelius en phase avec le temps, négligé depuis par les éditeurs français. Sans doute à cause d'un remords, celui de l'avoir traité de pisse-copie délirant dans un ancien article, sans vraiment approfondir son œuvre. Or voici que la collection "Lunes d'encre" fait paraître Mother London, souvent cité (?) comme son chef-d'œuvre.

Depuis Cristal qui songe de Sturgeon ou l'Homme démoli d'Alfred Bester, tous les auteurs de Science-Fiction ambitieux rêvent d'écrire un roman à propos des télépathes. Sujet riche en spéculations innombrables sur les nouvelles formes de rapports qui pourraient s'établir entre les Hommes, entre l'homme et la femme, les animaux et l'Homme. Thème idéal pour traiter des persécutions qui menacent les mutants. Sans oublier l'aspect ludique que favorisent les chassés-croisés de pensées, leur utilisation en calligrammes, en expériences littéraires.

Si l'on veut commencer par le meilleur, nul doute que Michael Moorcock est un superbe styliste. Une sorte de Dickens shooté, caractériel, plein de perplexité et de compassion pour ses personnages, dont le sens de l'image et la verve métaphorique font merveille dans les descriptions, les digressions. Son sens inné du dialogue lui permet de s'étendre au fil de la plume sur des dizaines de pages sans qu'on sache exactement de quoi il s'agit, mais la parole est belle. C'est un “épique”, genre où tout est permis à l'écrivain pour raconter à sa guise les aventures de ceux dont il parle.

Et Moorcock ne s'en prive pas. Pour résumer l'histoire, il s'agit d'un groupe de télépathes, composé pour l'essentiel par Josef Kiss, acteur pachydermique et sentimental dont la femme s'est enfuie avec un policier hollandais et la sœur deviendra ministre de la Culture ; de Mary Gasalee, gracieuse veuve enfant à l'accent étrange dont la mémoire s'est effondrée durant le Blitz, sa fille lui a été retirée ; de David Mummery, écrivain, journaliste au physique à la Charles Boyer, passionné du Londres souterrain et des lignes de métro “perdues” dont on ne peut trouver les traces que dans les livres maçonniques. Tous vont passer pour aliénés, être internés, persécutés sans qu'on sache exactement s'ils sont fous ou s'ils sont télépathes, ou s'ils servent simplement à Moorcock pour exprimer son supplément d'âme à propos de Londres sous les bombes, et même en amoureux de la vieille Angleterre, après la guerre, durant les années rock, pop et jusqu'à aujourd'hui, puisqu'un chapitre se nomme "Princesse Diana" sans raison apparente.

Pour raconter leurs aventures, Moorcock utilise les méthodes les mieux connues pour faire perdre la mémoire au lecteur : chapitres où l'on glisse d'un personnage à l'autre sans remarquer le moment où le fait s'est produit ; chapitre où l'on passe d'un temps à l'autre, passé, présent, futur mélangés (dito), introduction de flashes télépathiques qui traduisent au choix la pensée du personnage, d'un tiers, ou de l'écrivain, longues généalogies d'inconnus, parenthèses interminables.

Ces tonnes de pages inutiles n'empêchent pas des instants de grâce et de charme, des éclairs de subtilité, des merveilles d'improvisation. On se prend alors à rêver d'un Moorcock télépathe allongé dans le fauteuil du salon. Il saurait nous transmettre ses fantasmes sans qu'on ait besoin de les lire.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 409, mai 2002

Robert Silverberg : le Chemin de la nuit

nouvelles de Science-Fiction au fil du temps, 2002 (1953-1970)

chronique par Philippe Curval, 2002

par ailleurs :

Écrire un bon millier de nouvelles entre dix-huit et soixante-sept ans n'est pas à la portée du premier venu. Pourtant, en SF, surtout aux USA, il existe un certain nombre d'auteurs qui ont accompli cette performance silencieuse, sous des dizaines de pseudonymes. Leurs œuvres nutritives sont mortes dans les magazines défunts ; même les plus fanatiques des fans qui les collectionnent ne les lisent plus. C'est pourquoi Robert Silverberg s'est replongé à l'époque où il vendait deux textes par semaine pour vivre — fatigué mais aisé —, afin d'en extraire ce qui pouvait être sauvé. Soit une quarantaine de nouvelles qui n'avaient pas été perdues pour tout le monde, puisque les trois quarts en avaient déjà été traduits en français.

Il en résulte un pavé de 700 pages sous une sinistre couverture noire où ceux qui aiment Silverberg le découvriront sous son aspect le plus juvénile, déjà bourré d'idées et de talent. Peu à peu l'écrivain se construit sous nos yeux. C'est émouvant. Ceux qui ne connaissent pas Silverberg trouveront en abondance de quoi se distraire. Ceux qui pensent que la SF est une littérature devront attendre le volume suivant.

Stanislas Lem : Solaris

(Solaris, 1961)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2002

par ailleurs :

Depuis quarante ans, ce livre nous enchante. Il faut saluer ses rééditions. Le sentiment d'une pensée étrangère, radicalement autre, n'est pas aisé à transmettre. Stanisław Lem y parvient par les moyens les plus simples. Qui peut comprendre l'océan ? Mais chacun sait de quoi il parle. Si vous ne l'avez pas déjà lu, ni vu le film qui en a été tiré par Tarkovski, lisez-le, où relisez-le en attendant le prochain remake.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 409, mai 2002